CPI – Soudan – el-Béchir : La mésaventure d’une justice à deux vitesses
18 juin 2015
CPI – Soudan – el-Béchir :
La mésaventure d’une justice à deux vitesses
par Boniface MUSAVULI
18 juin2015
Le président soudanais Omar el-Béchir est donc rentré dans son pays malgré l’appel pour son arrestation en Afrique du Sud où il participait au 25ème sommet de l’Union africaine. L’Afrique du Sud, ayant ratifié le Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, était, en principe, tenue de l’arrêter. Omar el-Béchir est en effet sous le coup de deux mandats d’arrêts, entre autres pour crime de génocide, en raison de son rôle dans la crise du Darfour. Son arrestation était toutefois peu probable. Depuis des mois, les présidents africains se plaignent du fait que la CPI ne poursuive que des Africains, comme s’il ne se commettait pas de crimes internationaux dans d’autres régions du monde. Par ailleurs, même en Afrique, il s’est avéré assez tôt que la CPI ne s’en prenait qu’à une catégorie des dirigeants et épargnait soigneusement d’autres.
Ainsi, aux yeux de la CPI, il y aurait des « bons Africains », dont les innombrables crimes, même avérés, doivent passer inaperçus, et des « mauvais Africains » pour qui il suffit du moindre soupçon pour que la machine judiciaire s’emballe et les « broie », sans qu’ils n’aient la possibilité de se défendre. Cette justice à deux vitesses a fini par ruiner la crédibilité de l’institution.
Omar el-Béchir ou « le mauvais Africain »
Les crimes qui sont reprochés au président soudanais sont bien réels et ses ennuis judiciaires sont, au premier abord, justifiés. Il y a eu des massacres contre les populations du Darfour par les Janjawids, des miliciens aux ordres du régime de Khartoum[1]. Les crimes ont été assez graves pour que le Procureur Luis-Moreno Ocampo retienne le chef d’accusation de « génocide », même si des voix ont ensuite appelé à le relativiser[2]. Bref des crimes graves ont été commis au Darfour par l’Etat soudanais mais cela ne justifie pas un tel niveau de mobilisation de la CPI contre le président soudanais.
En réalité, la grande publicité autour du dossier soudanais fait partie de ces affaires du monde qu’on ne comprend pas si on ne prend pas en considération la logique manichéenne des relations entre l’Occident et le reste du monde. Selon Pierre Péan, la diabolisation du président soudanais et l’émission des mandats d’arrêts à son encontre s’inscrivent dans la poursuite d’un acharnement dont le Soudan est l’objet depuis une vingtaine d’années de la part d’au moins quatre puissances occidentales : les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, Israël et, dans une moindre mesure, la France[3]. Sur le terrain, les attaques contre le Soudan sont menées par le principal allié de l’Occident dans la région en la personne de Yoweri Museveni, le président ougandais, derrière des groupes armés dont le plus connu est la SPLA, que dirigeait John Garang. Toujours selon Pierre Péan, l’objectif de l’Occident, depuis le début, était de réaliser le démantèlement du Soudan, un pays grand et riche en pétrole qui apparaissait, aux yeux d’Israël, comme une menace. Des craintes qui se sont amplifiées après l’arrivé au pouvoir d’Omar el-Béchir en 1989 sous l’influence du chef religieux Hassan al-Tourabi et le soutien du nouveau régime à la cause du peuple palestinien. Le Soudan est donc devenu une bête noire pour les puissances occidentales, un Etat à combattre inlassablement jusqu’à son démantèlement.
Ainsi, une longue guerre dans le Sud aboutira à la partition du pays avec la naissance de la République du Soudan du Sud en juillet 2011. L’évènement sera, naturellement, salué comme une victoire par les Américains et leurs alliés. Pendant ce temps sera relancé la crise du Darfour provoquée par les mêmes puissances occidentales et auxquelles Khartoum tentait de résister. Aujourd’hui, le Soudan a pratiquement perdu cette autre région, frontalière avec le Tchad, où se trouvent stationnés près de 20 mille casques bleus de la Minuad.
En gros, le Soudan est un pays qui subit des attaques contre sa souveraineté et un acharnement permanent qui devraient le mener à la dislocation sur l’exemple de l’ex-Yougoslavie. Et tous les coups sont permis y compris l’instrumentalisation de la CPI qui, même si elle continue d’incarner l’espoir de justice pour de nombreuses victimes des régimes répressifs en Afrique a, en réalité, perdu l’essentiel de la confiance qu’elle avait suscitée lors de sa création en 1998.
En effet, les Etats ont rapidement su transformer la CPI en un outil qu’ils utilisent ou délaissent selon leurs intérêts. Même en Afrique, les présidents ne s’embarrassent pas de livrer leurs opposants à la CPI quand cela les arrange tout en épargnant des alliés politiques en dépit des crimes qu’ils ont pu commettre. Ainsi, au Congo-Kinshasa, par exemple, le président Kabila s’est-il servi de la CPI pour éloigner son principal adversaire, Jean-Pierre Bemba, alors que des criminels comme Bosco Ntaganda bénéficiaient toujours de la protection du chef de l’Etat[4]. En Côte d’Ivoire, le président Ouattara n’a pas hésité à livrer à la CPI son adversaire, Laurent Gbagbo, alors que les chefs militaires des « Forces nouvelles », responsables de graves exactions, restent à l’abri de la moindre action judiciaire. Et la CPI, qui a pourtant le pouvoir d’initier d’elle-même des poursuites, se laisse cantonner à ce rôle d’outil de répression dont se servent « les puissants » (du Nord comme du Sud) contre leurs adversaires ou ennemis qu’ils désignent comme tels. Ils ne s’en privent pas comme l’illustrent l’acharnement de l’Occident contre le président soudanais, et la rapidité avec laquelle il a fait passer les dossiers contre les dirigeants libyens, un pays qui n’était même pas partie au Statut de Rome.
Bien entendu, pendant ce temps « les bons Africains » restent libres comme l’air en dépit de la gravité de leurs innombrables crimes.
Les « bons Africains » (Kagame, Museveni, Kabila, Ouattara,…)
Longtemps avant la crise du Darfour, et même après, des crimes particulièrement graves ont été commis sur le continent africain. On pense tout de suite à la Région des Grands Lacs où le plus grand massacre du monde se poursuit depuis 1996. Dans son dernier ouvrage, Noam Chomsky parle du Congo comme d’un « supergénocide »[5] avec entre 5 et 10 millions de morts. Or, qui est derrière ce supergénocide ? Des tueurs sans foi ni loi formés comme tel dans des bases militaires du Rwanda et de l’Ouganda, et envoyés au Congo par deux hommes : le président rwandais Paul Kagame et son homologue ougandais Yoweri Museveni. Derrière les deux dictateurs opèrent les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, Israël et une kyrielle de multinationales impliquées dans le pillage des ressources minières du Congo, des multinationales toujours citées dans les rapports de l’ONU mais jamais sanctionnées. Leurs tueurs, décrits par l’ONU elle-même comme étant parmi les pires au monde[6], vont donc tuer au Congo à tour de bras, violer, piller des régions entières et chasser des milliers de famille de leurs terres. Un spectacle de désolation s’étale dans cette partie du monde depuis 1996. Mais la Cour pénale internationale fait semblant de ne rien voir des agissements de ces deux messieurs et de leurs parrains. Pourquoi ? Parce qu’ils sont du bon côté de l’histoire. Les deux alliés des Américains et des Britanniques dans la région. Les crimes auxquels ils se livrent sont dans l’intérêt de l’Occident, le même Occident qui a créé la CPI et qui s’en sert, non pas contre tous les criminels du monde, mais uniquement contre des « criminels » qu’il désigne comme tels.
Le conflit du Darfour a éclaté en 2003, c’est-à-dire sept ans après la Première Guerre du Congo au cours de laquelle plusieurs centaines de milliers de réfugiés rwandais, pourtant sous la protection du Haut-Commissariat de l’ONU aux réfugiés, ont été exterminés par l’armée de Kagame dans les forêts du Congo. Des crimes qui, jusqu’à ce jour, restent impunis[7]. En 2003, lorsqu’éclate le conflit du Darfour, on est cinq ans après le déclenchement de la Deuxième Guerre du Congo qui est, depuis, considérée comme le conflit le plus meurtrier au monde depuis la Seconde Guerre mondiale. Les généraux rwandais et ougandais qui ont organisé les massacres sont toujours libres comme l’air. On objectera du fait que la CPI, compétente pour connaître des crimes commis depuis le 1er juillet 2002, ne peut rien contre eux, mais l’histoire ne s’est pas arrêtée puisque les attaques se sont poursuivies jusqu’à l’aventure du M23, un mouvement, dont le numéro 1 n’était rien d’autre que le général James Kabarebe, le ministre rwandais de la Défense, selon un organigramme publié par les experts de l’ONU[8]. Pourquoi n’est-il pas poursuivi ? Pourquoi Kagame et Museveni ne sont-ils pas, comme el-Béchir, sous le coup d’un mandat d’arrêt de la CPI pour les crimes qu’ils ont commis au Congo ? La CPI n’osera pas expliquer les raisons de cette garantie d’impunité tout simplement, parce que les crimes des deux présidents sont commis dans l’intérêt des créateurs de la Cour pénale internationale, et dans le cadre de leurs objectifs stratégiques[9]. Et ces crimes sont infiniment plus effroyables que ce qui se passe au Darfour.
Au-delà de la région des Grands Lacs, arrêtons-nous en Côte d’Ivoire. Ici, en mars 2011 s’est produit un effroyable massacre dans le cadre des rivalités entre le président Laurent Gbagbo et l’opposant Alassane Ouattara. Les massacres de Duékoué dans l’Ouest du pays, dont les images macabres ont fait le tour du monde. A ce jour, leurs auteurs n’ont toujours pas été inquiétés. C’était les forces d’Alassane Ouattara, l’homme que la France et les Etats-Unis tenaient à placer à la tête du pays. C’est fait, depuis. Son adversaire, Laurent Gbagbo et son ministre de la jeunesse Charles Blé Goudé ont été envoyés à la Haye où l’accusation peine toujours à bâtir un dossier solide à leur charge. Mais ce n’est pas ce qui compte. C’est qui compte c’était qu’ils subissent l’action de la CPI, eux, mais pas leurs adversaires, pourtant responsables de crimes bien plus documentés. Laurent Gbagbo tout comme Kadhafi et Omar el-Béchir ne sont pas, ou n’ont pas été les cibles de la CPI parce qu’ils auraient été des monstres, ni parce qu’ils auraient été pires que les autres dirigeants africains. Ils ont juste fait les frais d’une justice à deux vitesses.
Deux poids deux mesures
Pour revenir à l’affaire Omar el-Béchir, il faut bien reconnaître qu’elle continue de diviser. Pour les uns, le refus de le livrer est une victoire d’une Afrique insoumise au dictat de l’Occident, pour les autres, il fallait qu’il soit arrêté et envoyé à la CPI. Ça aurait servi d’exemple aux autres tyrans du Continent. Si on punit el-Béchir, les autres dictateurs africains prendront peur.
Comme nous venons de l’expliquer, ce raisonnement traduit une profonde méconnaissance du mode de fonctionnement de l’Occident dans les relations internationales. En réalité, c’est plutôt parce qu’on n’a pas puni les autres, notamment les puissances qui agressaient le Soudan, que el-Béchir a pu commettre les crimes qui lui sont reprochés. Et comme nous l’avons indiqué, avant l’affaire du Darfour, il y a eu énormément de crimes impunis en Afrique : massacre de Luwero (Ouganda par les hommes de Museveni), massacres dans le Nord du Rwanda par les hommes de Kagame, massacre de Kibeho, massacre des réfugiés hutu au Congo, massacre des Congolais (qui se poursuit). Au Congo, des hommes comme le président Kabila règnent par la répression en permanence. En avril dernier, le gouvernement de Kinshasa a, le plus naturellement du monde, avoué publiquement qu’il y avait plusieurs fosses communes sur toute l’étendue du pays[10]. Inutile de préciser que dans ces fosses communes, gisent des gens tués de façon « habituelle », et depuis des années par les forces de sécurité. La différence avec el-Béchir c’est que ces massacres-là sont commis par des présidents qui servent les intérêts stratégiques et économiques de l’Occident. Autrement dit, même si le président soudanais était arrêté, les crimes commis par les « présidents amis de l’Occident » ne devraient pas s’arrêter.
Par conséquent, lorsque de nombreux Africains se félicitent de la non-arrestation d’Omar el-Béchir, il ne s’agit pas de cautionner l’impunité. Il s’agit de saisir l’occasion pour rappeler que la justice doit être la même pour tout le monde. Il s’agit surtout de rappeler qu’en Afrique, contrairement aux apparences, les crimes internationaux que commettent les « amis de l’Occident » sont les plus nombreux, les plus récurrents et les plus effroyables. Et leurs victimes sont celles qui ont le moins d’espoir d’obtenir justice un jour. Et non seulement en Afrique. La destruction de l’Irak en 2003, à l’initiative du président américain George Bush n’a donné lieu à aucune action au niveau de la CPI[11]. De même que la destruction de la Libye en 2011 par une coalition formée par Washington, Paris et Londres. C’est à ce genre de crimes que devait s’atteler la CPI en priorité. Car c’est en agissant contre « les puissants » qu’une justice conforte sa crédibilité et inspire une légitime dissuasion dans l’esprit des « moins puissants ». C’est en poursuivant les « gens de nations puissantes », pour reprendre la formule de Miguel d’Escoto Brockmann[12], que la CPI aurait mérité ses lettres de noblesse et conforter les espoirs que bien des gens dans le monde avaient placés en elle, dans la marche vers l’idéal d’une justice supranationale indépendante. Espoirs déçus !
[1] Les Etats-Unis estiment à 300 mille morts le nombre des victimes du Darfour. Le gouvernement soudanais avance le bilan de 10 mille morts.
[2] L’ancien avocat de la CPI chargé d’enquêter sur les violations des droits humains au Darfour, le Britannique Andrew Cayley a fait remarquer qu’il est « difficile de dénoncer un génocide dirigé par le gouvernement et d’expliquer du même souffle pourquoi deux millions de Darfouris ont cherché refuge autour des principales garnisons de l’armée dans leur province ». En outre, le million de Darfouris vivant à Khartoum n’a jamais été inquiétés par le gouvernement. En 2008, un des fondateurs de Médecins sans frontières (MSF), Rony Brauman, avait également contesté l’accusation de génocide, ne serait-ce qu’en raison du nombre d’habitants du Darfour qui se tournent vers le gouvernement et l’Armée pour les protéger. Cf. « Soudan : la propagande de la CPI mise en échec », solidariteetprogres.org, 7 avril 2009.
[3] P. Péan, Carnages – Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique, Éd. Fayard, 2010, pp. 522 svts.
[4] En mars 2013, Bosco Ntaganda s’est rendu tout seul aux mains des agents de la Cour après s’être mis à l’abri à l’ambassade des Etats-Unis à Kigali.
[5] N. Chomsky, A. Vltchek, L’Occident terroriste – D’Hiroshima à la guerre des drones, Ed. Ecosociété, avril 2015, p. 24.
[6] « Les dirigeants du M23 figurent parmi les auteurs des pires violations des droits de l’homme en RDC, et même dans le monde ». Déclaration de Navi Pillay, Haut-Commissaire aux droits de l’homme, Genève, le 19 juin 2012. Cf. ohchr.org.
[7] Ces massacres ont été documentés dans un rapport de l’ONU, le Rapport du Projet Mapping de 2010. Cf. https://www.youtube.com/watch?v=mai1XVCaZ7M
[8] Rapport S/2012/843 du Groupe d’experts sur la République Démocratique du Congo, 15 novembre 2012, p. 109.
[9] L’analyste politique Germain Nzinga Makitu établit un lien entre les manœuvres occidentales ayant abouti au démantèlement du Soudan, à partir de l’Ouganda, et le risque du démantèlement du Congo pour lequel œuvre l’Occident derrière les actions des présidents Kagame et Museveni. D’où l’impunité et le silence international autour des interventions meurtrières des deux présidents au Congo. Cf. « Cinq raisons pour les congolais de s’intéresser au dossier El-Bashir à Johannesburg », desc-wondo.org, 17 juin 2015.
[10] Aveux faits en avril 2015 après la découverte d’une fosse commune à Maluku, près de Kinshasa, contenant 425 corps. Cf. « Kinshasa : des centaines de corps inhumés dans une fosse commune à Maluku », radiookapi.net, 4 avril 2015.
[11] Officiellement parce que ni l’Irak ni les Etats-Unis ne sont signataires du Statut de Rome.
[12] « Pour trouver la paix que nous cherchons, il aurait été important de commencer par inculper des gens de nations puissantes, pas des plus petites », déclaration du diplomate nicaraguayen Miguel d’Escoto Brockmann, alors président en exercice de l’Assemblée générale de l’ONU. Cf. « Darfour : le président de l’Assemblée générale de l’ONU condamne la CPI », solidariteetprogres.org, 06 mars 2009.