ANTIPRESSE
N° 16 | 20.3.2016
Exergue
La Suisse est un pays au cœur de l’Europe. Elle est toute petite, mais elle accueille un nombre considérable d’étrangers. Elle a aussi « inventé », avec Henry Durant et la Croix-Rouge, la tradition humanitaire.
C’est dire si la tragédie des migrants préoccupe et divise les Helvètes, en particulier depuis que les États voisins commencent à boucler leurs frontières.
La Suisse « au-dessus de tout soupçon » sera-t-elle le dernier rempart du système de Schengen ? Ouvrira-t-elle ses bras à toute la misère du monde ? Et si elle les referme un jour, comment se justifiera-t-elle ?
Seule démocratie directe au monde, la Suisse est le reflet, et peut-être le prototype, de l’attitude des peuples face au phénomène migratoire. Cela nous a semblé une bonne raison pour consacrer ce numéro à ce sujet.
NOUVELLEAKS par Slobodan Despot
La fête à Satan
Le 16 mars dernier, j’ai participé à un débat télévisé sur l’attitude de la Suisse face à l’afflux des migrants. On m’avait prévenu avant l’émission que je serais un peu isolé dans mon « camp ». J’aurais eu de la peine à définir précisément ce qu’était mon « camp », mais on se comprenait. D’une manière générale, c’était le parti de ceux qui s’opposaient à la migration de masse. Il est difficile, m’avait-on dit, de trouver des voix défendant cette option. « Pas dans la population, en tout cas », ai-je fait observer. N’empêche : de fait, je me suis retrouvé seul face à une tablée comprenant des ministres, des administrateurs et des humanitaires.
La position du « un contre tous » en débat ne m’effraie pas, elle me convient même. On profite de l’avantage psychologique du minority report et l’on s’épargne le boulet des « alliés » compromettants qu’on aimerait faire taire. D’autre part, étant moi-même un produit des migrations, et ayant publié des livres chaleureux et ouverts sur la question, je n’avais aucune hypothèque morale.
Le problème, c’est que la bataille n’a pas eu lieu. Les deux armées se sont croisées et saluées courtoisement, de loin, avant de poursuivre chacune dans sa direction.
Il y a de nombreuses raisons, sur un plan rationnel et concret, de réfléchir sur les causes et les effets du phénomène migratoire. C’est la seule chose que, dans ma position, je crois pouvoir faire. Ce devrait être aussi le devoir de toute la chaîne des décideurs et des administrateurs faisant face à ce problème afin de pouvoir l’anticiper, le comprendre et éventuellement l’enrayer. Pour peu qu’on s’entende sur une hypothèse de base : que de déraciner un nombre indéfini de millions de musulmans au Moyen-Orient pour les disperser parmi des populations européennes agnostiques et réticentes dans des climats hostiles jusqu’en Scandinavie est une tragédie pour ceux qui migrent comme pour ceux qui les voient venir.
Mais c’est ce plus petit dénominateur commun qui pose problème, et qui a donc fait capoter le débat. Une confrontation suppose un point de contact, même infime.
La « chance » des nantis
Plus vous montez dans la hiérarchie sociale, en Suisse comme dans d’autres pays développés, et plus votre acceptation du phénomène migratoire croît. Du working poor au haut fonctionnaire, la réaction passe du rejet égoïste, mais sincère, à l’« ouverture » plus ou moins spontanée. A trois mille francs suisses de revenu mensuel, c’est une calamité. A dix-huit mille, c’est une « chance » ! En plus de tous les avantages qu’ils offrent, les hauts revenus (ou l’appartenance aux structures de pouvoir) vous octroient le luxe de pouvoir afficher votre générosité. Il faut dire que le haut fonctionnaire risque beaucoup moins que le working poor de se voir menacé dans son emploi, ou simplement troublé dans son sommeil, par le voisinage de ces nouveaux arrivants.
Certes, il y a des exceptions, d’un côté comme de l’autre, et les médias s’emploient à monter en épingle les unes et à discréditer les autres. Mais le plan général, à l’heure où j’écris et au lieu d’où j’écris, est clair. Toute prise de position autre que celle prônant l’accueil sans conditions passe pour excentrique et moralement vile. Sans quoi je ne me serais pas retrouvé seul contre six, en tant qu’alibi de pluralité, dans un débat d’audience nationale.
On nous retire le droit d’être contre, clame Botho Strauss. Mais il pourrait aller plus loin : on nous retire aussi le droit de penser. L’interdit ne porte pas seulement sur l’opinion, il s’étend aux facultés cognitives et logiques. La seule pensée admise est d’ordre pratique et logistique. Elle se borne à gérer le désastre. L’examen des causes et des conséquences est a priori écarté.
La nef des fous
Voyant rapidement que le débat n’aurait pas lieu, j’ai observé et j’ai réfléchi. Nos Suisses, toujours zélés, toujours premiers de classe, repoussent tant qu’ils peuvent la perspective d’une fermeture des frontières. Ils déplorent que les États voisins ferment les leurs, au risque de créer un entonnoir à migrants dont l’aboutissement, en cul-de-sac, serait la Suisse. L’évocation d’un recours à l’armée leur fait dresser l’échine. En même temps, certains exécutifs présents se plaignent, non du déferlement, mais de la clef de répartition dudit déferlement, espérant la corriger au détriment d’autres cantons. Sans s’apercevoir qu’ils adoptent par là même l’attitude « j’aime-les-migrants-mais-plutôt-chez-mon-voisin » qu’ils reprochent aux pays environnants. Puis, en duplex de Berne, on fait parler un apparatchik de l’humanitarisme d’État.
A l’écran paraît un visage presque comiquement défait sur fond de palais fédéral désert, filmé de nuit. L’ambiance évoque la chute de Saïgon ou les derniers jours des Ceausescu. L’apparatchik admet avec embarras que les mesures prises en collaboration avec l’UE n’ont donné aucun résultat, sinon symbolique, qu’aucune solution n’est en vue côté européen, mais que son gouvernement y croit. Qu’il restera solidaire de l’UE, dont il n’est pas membre, même lorsque tous les rats auront quitté le navire. En même temps, on voit bien qu’il n’y croit pas, qu’il aimerait crier aux fous, mais que sa fonction, son confort et toute son éducation le lui interdisent.
Il sait, lui — tout comme moi et comme les exécutifs — que la Suisse n’est pas le Liban. La population du Liban est certes faite d’un tiers de réfugiés, fais-je observer, mais c’est un vivier pour l’Hezbollah. Et ce sont pour la plupart des gens de même religion, victimes de conflits de proximité, en Syrie ou en Israël. Voudriez-vous donc libaniser la Suisse ? Pourquoi pas, laissent entendre les humanitaires. Il n’y a, disent-ils, qu’à étendre le concept de proximité. Insécurité ? Rumeurs. Terrorisme ? Exagérations. Conflit culturel ? On n’en parle même pas. Des esprits capables de mettre sur un même pied le capharnaüm libanais et la société suisse, régentée par le principe de précaution, les assurances et la prévoyance, peuvent bien réduire la terre entière à un camp de réfugiés.
Une image m’est venue à l’esprit. Mes interlocuteurs sont dans un canot troué. Ils écopent tant qu’ils peuvent, mais l’eau monte sans répit. Ils écopent encore plus, mais personne ne songe à boucher le trou au fond de la cale. On n’ose même pas le constater. Si l’eau se répand, ce n’est pas à cause du trou, c’est parce qu’il y a encore de l’air au fond du canot, sous la ligne de flottaison. Qui sommes-nous pour empêcher l’eau d’occuper toute la place disponible ? Cette hypnose, composée à parts égales de peur et de conviction, porte un nom : l’aveuglement idéologique.
Idéocratie
Les humanitaires, de conviction ou de profession, ont la haute main sur le processus. Leur position est la seule qui ne puisse être réfutée : il y a là-bas des gens qui souffrent, nous crient-ils, et nous ne les aidons pas assez. C’est évident. On n’en fait jamais assez pour panser la douleur du monde. Quoi que nous fassions, nous serons pleutres et égoïstes. L’argument humanitaire, émotif, a toujours existé. Mais il a toujours eu en face de lui l’argument politique, rationnel. Sauf que plus personne aujourd’hui n’ose se « salir les mains » en invoquant la raison d’État ou l’intérêt national. Les politiques ne sont tout simplement plus là. Ils ont décampé. L’humanitarisme est donc devenu raisonnable et la réflexion politique irrationnelle.
Dans une société réelle, fût-elle gouvernée par les plus hautes exigences morales, le devoir d’entraide s’arrête à la mise en péril de l’existence de ceux qui aident et, par là même, de leur capacité d’aider. On l’apprend à chaque décollage d’avion : quand tombe le masque à oxygène, vous êtes prié de l’appliquer d’abord à votre bouche avant d’aider votre enfant ou votre voisin. Aller au sacrifice ne peut être qu’une affaire personnelle. On ne l’exige pas d’une communauté à moins de vouloir sa disparition.
Mais pourquoi pas, en fin de compte ? Car nous ne vivons pas en Europe dans une société réelle. Nous sommes immergés dans une société idéologique, plus exactement idéocratique : le pouvoir public est tout entier fusionné avec l’idéologie, une idéologie de glorification de l’Autre (et donc d’abaissement du Même). Il ne lui est pas permis d’agir en dehors d’elle. S’il le fait — par remords ou par irruption de bon sens — ce sera en sous-main. Par exemple en assimilant la migration au terrorisme et attendant que la population elle-même en tire les conséquences. C’est ce que fit le pouvoir français en brandissant un passeport syrien retrouvé à côté d’un kamikaze du 13 novembre — passeport dont le détenteur fut ultérieurement retrouvé bien vivant en Serbie. C’est ce qu’a fait le commandant de l’OTAN en Europe, le général Breedlove, en déclarant le 2 mars que l’État islamique se répandait « comme un cancer » dans le milieu réfugié. C’est ce que font les ministres en lâchant des chiffres alarmants sur la criminalité des migrants, quitte à se rétracter le lendemain (comme le fit le ministre allemand de Maizière en octobre 2015).
Afin de garder la main sur l’ensemble du processus (action et réaction), le pouvoir préfère monter des menaces fantasmatiques ou exagérées et occulter les actes réels. On livre ainsi une lutte féroce au terrorisme ponctuel — qu’on se rappelle les 5000 cartouches tirées contre les djihadistes de Saint-Denis ! —, mais on s’efforce d’atténuer et d’excuser les actes de terreur collectifs qui mettent concrètement en péril la paix et la sécurité de tous, comme les agressions de Cologne et d’ailleurs.
Sanctifier l’Autre, dissoudre le Même
De cette manière, l’on a découplé le terrorisme médiatique de ce qui devrait être l’un de ses foyers logiques naturels (et du reste revendiqué comme tel par l’État islamique lui-même) : le milieu migrant. La paranoïa publique traduite par l’état d’exception et les lois de surveillance s’arrête au seuil de la galaxie migratoire. Un pays comme la Suisse, qui fut tout entier mis en alerte cet hiver à cause de deux suspects syriens repérés à Genève (et discrètement relâchés début 2016), ne veut rien savoir des taux de criminalité ni du pourcentage de fausses identités parmi les migrants qu’il accueille.
De la même façon, il est interdit de s’interroger sur la démographie pour le moins étonnante de la vague migratoire. La proportion des hommes adultes dépassait les deux tiers à l’été 2015. Les ONG ne martèlent-elles pas que les femmes sont les premières victimes des conflits ? Si tel est le cas, qu’a-t-on fait d’elles ? Mystère.
Enfin, l’on évite également toute évocation des origines du mouvement, un imbroglio de causes qui foncièrement ne nous concernent pas : règlement de comptes historiques entre sunnites et chiites ; politique pétrolière et néocoloniale de l’Occident ; réveil de la Russie, expansion du néo-ottomanisme turc ; hostilité d’Israël aux régimes arabes laïcs. La seule part de responsabilité collective des peuples d’Europe réside dans leur passivité vis-à-vis des interventions de leurs pays pour le compte de l’OTAN au Moyen-Orient, interventions qui ont dévasté cette région et l’ont mise à la merci des fondamentalistes sanguinaires. Ils sont aujourd’hui priés de payer personnellement les dégâts de leurs propres gouvernements, et il n’est pas question qu’ils s’en rendent compte.
Dans un univers totalitaire, il n’est pas impensable de soumettre un corps social à des pressions qui peuvent le faire éclater. C’est même dans l’ordre des choses. Selon Hannah Arendt, le totalitarisme « n’est pas tant un “régime” politique qu’une “dynamique” autodestructive reposant sur une dissolution des structures sociales » (Wikipedia). Le mécanisme de cette dissolution était clairement visible lors de ce non-débat. Les humanitaires culpabilisent les administrateurs, qui à leur tour imposent aux exécutifs des missions impossibles. Ceux-ci s’en acquittent tant bien que mal auprès d’une population de plus en plus réticente. Or tout au bout de cette chaîne qui s’initie dans les abstractions géopolitiques, il y a des citoyens qui n’y sont pour rien, qui ne demandent qu’à vivre comme ils l’ont toujours fait et à qui l’on explique qu’il n’en est plus question, que leur normalité n’est plus qu’un égoïsme.
La seule irruption de réalité concrète et locale, dans mon débat, est survenue lorsqu’un exécutif a avoué, face à une citoyenne pétitionnant contre un centre de réfugiés, que les populations n’auront pas le choix. De fait, le système fait passer les intérêts des migrants (et des milieux minoritaires qui les veulent en Europe) avant ceux de ses électeurs et contribuables. Il est même entré dans une course contre la montre : combien de millions réussira-t-il à injecter avant l’explosion — ou l’implosion ? La poursuite de cette politique imposera un lavage de cerveaux massif, une déculturation des populations locales et des mensonges permanents sur la nature des événements. Elle suscitera automatiquement le développement de mouvements identitaires qui serviront d’alibi à la restriction des droits démocratiques. Le bout du chemin n’offre que deux perspectives : la lobotomisation des peuples d’Europe dans leur conscience, leur culture et leur identité ou la guerre civile.
Depuis la médiatisation ignoble du cadavre du petit Aylan, les lamentations qui s’élèvent autour de la tragédie moyen-orientale résonnent de plus en plus comme le rire de Satan, le Diviseur.
Slobodan Despot | 20 MARS 2016
Antipresse – N° 16 | 20.3.2016
CP 429
Sion 1950
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URL: Arretsurinfo.ch