Par Michel Collon et Gégoire Lalieu (entretien avec Mohamed Hassan) – revue de presse – 16/11/16*
A l’occasion de la réimpression de la Stratégie du Chaos, nous vous proposons la lecture d’un extrait du chapitre consacré à l’Arabie saoudite (la suite sur Investig’Action)
Selon la légende, Abdelaziz Ibn Saoud était un visionnaire qui serait parvenu à surmonter les divisions entre des clans nomades de la péninsule arabique pour fonder en 1932 le royaume d’Arabie saoudite. La légende dit-elle vrai ?
Oui et non. Oui, Ibn Saoud a fondé le Royaume d’Arabie saoudite. Mais non, ce n’était pas un visionnaire. Il était un instrument de l’Empire colonial britannique. Et ce n’est qu’avec l’argent et les armes de la Grande-Bretagne qu’il est parvenu à fonder son royaume. En réalité, Ibn Saoud et les Britanniques avaient besoin l’un de l’autre pour combattre un ennemi commun : les Ottomans.
Pourquoi la Grande-Bretagne avait-elle besoin d’Ibn Saoud ?
C’était un empire colonial qui avait besoin d’agents à l’étranger pour défendre ses intérêts. Nous avons évoqué au premier chapitre la rivalité entre la Grande-Bretagne et la France. Londres avait tenté, mais en vain, de briser la Révolution française et l’essor économique de son concurrent. Elle organisa donc une alliance européenne qui déboucha sur la bataille de Waterloo en 1815 où Napoléon fut vaincu. La création d’un Empire français nuisait à la domination britannique sur le monde et notamment sur les colonies.
Mais comme nous l’avons dit, il était trop tard pour arrêter cette révolution et cette expansion françaises. Dès lors, entre les grandes puissances économiques, la compétition devint féroce. Et l’exploitation des colonies prit une dimension nouvelle…
En quoi les colonies étaient-elles si importantes ?
D’une part, elles permettaient de fournir les matières premières nécessaires pour faire tourner la machine industrielle de l’Europe. D’autre part, elles offraient des débouchés pour les produits et les capitaux qu’accumulaient les puissances européennes.
Comment la Grande-Bretagne se retrouva-t-elle en Arabie saoudite et dans toute cette région ?
Comme je l’ai indiqué précédemment, l’Inde était le joyau de l’Empire colonial britannique. Cette colonie lui rapportait énormément. Londres développa donc toute une stratégie pour protéger son joyau des autres puissances impérialistes. Par exemple, alors que les Français s’emparaient de Djibouti sur la côte est de l’Afrique, les Britanniques prenaient le contrôle du Yémen du Sud et de Bahreïn. Dans la même optique, la Grande- Bretagne cherchait à stopper l’expansion de l’Allemagne et de la Russie, et à affaiblir l’Empire ottoman, principale puissance de la région.
En fait, les Britanniques jouaient à un double jeu avec les Ottomans. D’un côté, ils soutenaient l’Empire turc pour éviter que son démantèlement profite aux concurrents européens. Mais d’un autre côté, ils cherchaient à affaiblir les Ottomans pour contrôler les régions stratégiques autour de l’Inde. C’est dans cette optique que la Grande-Bretagne appuya la famille Saoud dans une péninsule arabique largement dominée par les Ottomans.
C’est donc grâce au soutien britannique que le clan des Saoud parvint à créer le Royaume d’Arabie saoudite en 1932. Mais ce n’était pas sa première tentative…
En effet, au milieu du 18ème siècle, la tribu nomade des Saoud voulait étendre son influence dans la péninsule arabique et s’associa aux wahhabites, un clan de fanatiques religieux. Cette alliance déboucha sur la création d’un premier royaume. Mais les deux tribus, connues pour leur sauvagerie, s’adonnèrent à des actes barbares contre des populations de la région. Certains historiens parlent même de profanations de lieux saints. L’Empire ottoman – l’autorité politique qui contrôlait une grande partie de la péninsule arabique et avait la responsabilité de veiller sur les lieux saints de l’islam – ordonna l’envoi de troupes égyptiennes pour stopper les atrocités des Saoud et des wahhabites. Le chef Abdellah Ibn Saoud fut emprisonné à Istanbul avant d’être publiquement exécuté.
Après ce premier échec, les deux familles tentèrent rapidement de fonder à nouveau un royaume. Mais des querelles internes desservaient la légitimité du clan des Saoud et les Ottomans récupérèrent rapidement le contrôle des territoires perdus. Chez les survivants des clans Saoud et wahhabite, ces échecs alimentèrent une haine féroce à l’égard des Ottomans et des Egyptiens. Aussi, lorsque la Grande-Bretagne colonisa le Bahreïn en 1820 et se mit à chercher des opportunités pour poursuivre son expansion, les Saoud découvrirent en elle un allié potentiel. Rapidement, la tribu bédouine déchue et la puissance coloniale passèrent des accords, toutes deux cherchant à contrer l’influence ottomane dans la péninsule arabique.
Quelle était la nature de l’alliance entre les Saoud et la Grande-Bretagne ?
Les Britanniques garantissaient argent et protection aux Saoud tant que ces derniers servaient les intérêts de la puissance coloniale dans la région. En 1901, le chef Abdelaziz Ibn Saoud écrivait au gouverneur britannique du Golfe : « Que les yeux du gouvernement britannique reposent sur nous et que nous soyons considérés comme vos protégés. »
Bien que le chef Ibn Saoud fût gratifié du titre de Sir, la relation entre l’Empire colonial et la tribu bédouine n’était pas respectueuse. Ibn Saoud était en fait un laquais de la Grande-Bretagne, une marionnette armée et financée depuis Londres pour étendre l’influence des Britanniques en Arabie. En 1919, par exemple, Ibn Saoud envoya son fils Fayçal rencontrer le roi Georges V. Le jeune prince apporta une lettre de remerciements de son père, ainsi qu’un magnifique sabre arabe orné de perles et placé dans un fourreau d’or. En retour, Fayçal reçut une photo dédicacée de George V avec la reine ! Cette anecdote symbolise assez bien les rapports entre les Britanniques et le clan des Saoud.
Mais Ibn Saoud y trouva tout de même son compte…
Absolument. Grâce au soutien des Britanniques, Saoud et wahhabites multiplièrent les combats pour étendre leur influence. Au Hedjaz, une bataille décisive fut remportée en 1924. Ce fut également l’un des plus grands massacres de l’histoire du monde arabe.
Situé à l’ouest de la péninsule arabique, le royaume du Hedjaz, où sont situées les villes saintes musulmanes de La Mecque et Médine, était contrôlé par les Ottomans. Mais en 1924, le nouvel Etat turc, devenu laïc, abolit le califat musulman…
C’est-à-dire ?
Le califat était un système de gouvernement régional basé sur l’autorité du calife descendant du prophète Mahomet. A ce moment, Hussein Ben Ali, chérif de La Mecque et descendant direct du prophète Mahomet, se proclama nouveau calife des musulmans à travers le monde. Cette décision provoqua la colère d’Ibn Saoud et inquiéta les Britanniques qui voyaient en Hussein un obstacle sur leur chemin pour contrôler le monde arabo-musulman. La puissance coloniale approuva donc le plan d’invasion du Hedjaz mis sur pied par Ibn Saoud.
En 1924, la féroce armée des wahhabites attaqua le royaume d’Hussein, massacrant les populations, coupant les têtes des vieillards, assassinant des imams dans leurs mosquées et pillant les richesses qu’ils trouvaient sur leur passage. Ils détruisirent également tout ce qui représentait à leurs yeux « l’œuvre du diable », des radios aux cigarettes.
Hussein, sa famille et des milliers d’autres Hedjazis fuirent le royaume pour se rendre en Jordanie, en Egypte ou dans d’autres pays arabes. Ils ne revinrent jamais. Le royaume du Hedjaz, avec sa presse libre, ses partis politiques et sa Constitution relativement progressiste, bascula dans l’obscurantisme sous la direction des Saoud et des wahhabites. La Grande-Bretagne se frottait les mains, car Hussein Ben Ali représentait le danger d’un monde arabe uni et indépendant des puissances coloniales.
Rapidement cependant, Ibn Saoud manifesta son désir de poursuivre son expansion pour contrôler toute la région. La Grande-Bretagne rappela son protégé à l’ordre et traça les frontières de l’Arabie saoudite, de l’Irak, du Koweït et de la Jordanie selon le bon vieil adage : diviser pour mieux régner. Il fallait à tout prix empêcher la formation d’un grand royaume arabe qui aurait été un rival dangereux.
Pour établir sa domination, la Grande-Bretagne n’a donc pas hésité à s’appuyer sur les éléments les plus barbares et cruels de la région, sur les derniers esclavagistes ?
…(…)… la suite du chapitre sur Investig’Action : Arabie saoudite: un pillier essentiel de la politique US mondiale