L’explosion cachée à l’intérieur du rapport de l’ONU sur l’apartheid
29 mars 2017
Jonathan Ofir
Il ne fait aucun doute que le rapport commandé par l’ONU sur l’apartheid israélien et enterré la semaine dernière (deux jours après sa sortie) est explosif. L’idée même qu’Israël soit coupable du crime d’apartheid, l’un des deux crimes les plus graves contre l’humanité (le premier étant le génocide), est en soi une idée qui devrait inciter tout le monde à réfléchir.
Mais il y a une autre explosion, dans ce rapport.
Israël et ses maîtres ont désespérément cherché à enterrer toute discussion à propos du sionisme en tant qu’idéologie raciste. Le rapport sur l’apartheid la ramène au devant de l’actualité.
Le rapport invalide toutes ces « mises en gardes » confuses à propos de l’apartheid qui, depuis des années (par exemple, John Kerry en 2014), font partie de la rhétorique traditionnelle des dirigeants israéliens et américains. Ce qu’implique le rapport, c’est que l’apartheid n’est pas quelque chose qui pourrait arriver bientôt ou qui vient de se produire, mais qu’il s’agit de quelque chose qui a toujours été là, dès la naissance même de l’État – dans le « caractère essentiellement raciste de l’État ».
Le rapport va immanquablement ouvrir un débat sur la fondation de l’État d’Israël, de même que sur l’idéologie qui a façonné cet État dès le début – le sionisme. La discussion ne pourra que renvoyer à un autre document enterré – la Résolution 3379 de l’ONU (1975), qui assimile le sionisme au racisme.
Le rapport affirme que l’apartheid existe, non seulement en Cisjordanie en ce moment même, mais implique également qu’il existe ailleurs et ce, dès le début. En fait, le concept de « séparation avec la Palestine » émanant de la gauche israélienne – qu’il soit intitulé « plan de paix » (comme dans le plan en 10 points et 10 ans d’Isaac Herzog) ou véhiculé par des campagnes de peur un peu plus ouvertement racistes en faveur de la « séparation » et lancées par des généraux « progressistes » – recourent carrément, sans aucun doute, au langage même de l’apartheid. Car « apartheid » est le mot afrikaner pour « séparation », dans le sens de ségrégation raciale et de discrimination raciale institutionnalisée.
L’occupation de 1967 et la « menace démographique » constituée par tous les Palestiniens dans ce territoire occupé ne suppose pas l’imminence de l’apartheid – non, il existe déjà. Ce que l’occupation menace de faire, c’est de compromettre les relations publiques d’Israël : Il va devenir plus malaisé pour Israël de faire passer l’apartheid pour une simple exigence « temporaire », si l’occupation elle-même n’est pas « temporaire ».
Dissimuler l’apartheid israélien sous un voile de « démocratie » a été l’un des tout premiers actes d’Israël, comme le fait remarquer le rapport, dans le chapitre intitulé « L’ingénierie démographique » (p.31) :
« La première politique générale d’Israël a été une politique d’ingénierie démographique, en vue d’établir et de maintenir une forte majorité juive en Israël. Comme dans toute démocratie à caractère racial, une telle majorité autorise les privilèges de la démocratie – des élections démocratiques, une législature forte – sans qu’il y ait de risque de perte d’hégémonie pour le groupe racial dominant. Dans le discours israélien, cette mission est exprimée en termes de ce qu’on appelle »menace démographique », une référence raciste manifeste à la croissance de la population palestinienne ou au retour des réfugiés palestiniens. »
Et quelle est l’idéologie qui a entretenu et rationalisé ces pratiques ? Le sionisme.
Le rapport ne fait pas du sionisme son sujet principal – il traite plutôt d’Israël. Mais il prend soin d’épingler le sionisme comme l’idéologie principale façonnant le « nationalisme juif », dans sa mise en cause d’ « Israël en tant qu’État raciste ». Cette partie, « Les institutions judéo-nationales d’Israël », mérite une citation plus longue :
« Israël a élaboré sa gouvernance interne de façon à assurer que l’État puisse préserver et promouvoir une forte majorité juive en Israël. Dans la pensée politique sioniste, le terme »peuple juif » est utilisé pour revendiquer le droit à l’autodétermination. Le fait qu’un groupe ethnique ou racial se met en quête d’un État qui lui soit propre équivaut à un projet national et c’est ainsi que les institutions israéliennes destinées à préserver Israël en tant qu’État juif sont désignées dans le présent rapport comme des institutions »judéo-nationales ».
En Israël, toute une interaction de lois consolide la suprématie judéo-nationale. Par exemple, à propos de la très importante question de l’utilisation des terres, voici ce que dit la Loi fondamentale : L’Autorité foncière israélienne (ILA) stipule que la propriété réelle aux mains de l’État d’Israël, des pouvoirs responsables du développement ou du Keren Kayemet Le-Israel (FNJ – Fonds national juif) doit servir les intérêts »nationaux » (c’est-à-dire judéo-nationaux) et ne peut être transférée dans d’autres mains. Cette même autorité (ILA) se désigne en outre officiellement comme administratrice de ces terres. L’ILA décrète en outre qu’elle (en tant qu’autorité ayant succédé à l’Administration foncière israélienne) est chargée d’administrer les terres en conformité avec les termes de la Charte du FNJ, qui requiert que les terres aux mains du FNJ soient dévolues à perpétuité au bénéfice exclusif du peuple juif. L’ILA opère également en conformité avec la Loi statutaire de l’Organisation sioniste mondiale et de l’Agence juive (1952), qui insiste sur la responsabilité de ces organisations conjointes, qui sont au service de l’implantation et du développement juifs. Par conséquent, l’Autorité foncière de l’État, qui prend en charge 93 pour 100 des terres se trouvant à l’intérieur des frontières internationalement reconnues du pays, est gérée par le biais de lois interdisant l’utilisation de ces terres par des non-Juifs. » (…)
« L’Agence juive et l’Organisation sioniste mondiale (désignées plus loin comme AJ-OSM) méritent une attention particulière pour leur rôle dans l’instauration du caractère racial du régime israélien. Selon la législation israélienne, elles restent les »agences autorisées » de l’État concernant les affaires judéo-nationales en Israël et dans le territoire palestinien occupé. (…)
Une tâche essentielle de l’AJ-OSM consiste à œuvrer activement à construire et sauvegarder Israël en tant qu’État juif et en partciulier par le biais de la politique d’immigration :
(…)
5. La mission consistant à rapatrier les exilés [juifs] et qui constitue la tâche centrale de l’État d’Israël et du mouvement sioniste de nos jours, requiert des efforts constants de la part du peuple juif de la diaspora ; par conséquent, l’État d’Israël compte sur la coopération de tous les Juifs, tant au niveau individuel qu’en groupe, pour construire l’État et contribuer à l’immigration en Israël des masses du peuple [juif], et il considère que l’unité de toutes les sections du monde juif est nécessaire, dans ce but. (Les caractères gras ont été ajoutés par les auteurs du rapport.)
Un langage aussi explicite de la part des institutions officielles de l’État souligne définitivement le caractère essentiellement raciste de l’État. »
Arrêtons-nous un instant ici et mettons l’accent sur la dernière partie (la mission de l’AJ-OSM), sur laquelle n’insistent ni Falk ni Tilley :
« La mission consistant à rapatrier les exilés [juifs] et qui constitue la tâche centrale de l’État d’Israël et du mouvement sioniste de nos jours, requiert des efforts constants de la part du peuple juif de la diaspora (…) » (Ici, les caractères gras sont de l’auteur du présent article.)
Le mouvement sioniste n’a rien d’une quelconque notion archaïque qui a disparu de tout rôle pratique au cours des premières temps de l’État. Le sionisme est on ne peut plus vivant. Il y a une raison pour laquelle le bloc du centre gauche dirigé par le sioniste travailliste Herzog est appelée « Union sioniste ». L’Organisation sioniste mondiale n’a pas modifié son nom, pas plus que ne l’a fait l’« Organisation sioniste de l’Amérique ». À ce propos, nous ne vivons toujours pas dans une ère « post-sioniste ». Ce ne sont pas que des noms. (« are not » : caractères gras de l’auteur de l’article)
Il est important de rappeler qu’en octobre dernier, une commission parlementaire britannique a interdit l’usage du mot « sioniste » dans « un contexte accusateur ». Ainsi, si on se montre sévèrement critique envers le sionisme, la critique qu’on exprime peut être confondue avec l’antisémitisme. Cette position est maintenue dans la définition de l’antisémitisme récemment adoptée au Royaume-Uni. Ces efforts de censure sont étrangement similaires à la mise au rancart récente du rapport de l’ONU – une tentative de couler tout débat critique à propos de la politique et des actions d’Israël.
La Résolution 3379 de l’ONU (1975), assimilant le sionisme au racisme
Le leitmotiv typique des tentatives d’étouffer les critiques contre la politique et les actions d’Israël est « antisémitisme », comme nous l’avons vu. C’était également le prétexte utilisé par l’ambassadeur d’Israël à l’ONU, Chaim Herzog, quand il a déchiré devant tout le monde la Résolution 3379 de l’ONU, la considérant comme une « autre manifestation de la profonde haine antisémite et anti-juive qui anime la société arabe ».
La résolution, intitulée « Élimination de toutes formes de discrimination raciale », concluait sans équivoque que « le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale ».
Ben Norton fait remarquer :
« Aujourd’hui encore, les partisans d’Israël prétendent que la Résolution 3379 de l’AG de l’ONU était une anomalie produite par l’antisémitisme. En réalité, toutefois, la résolution était le résultat d’une condamnation internationale de l’occupation militaire illégale à laquelle les Palestiniens sont soumis depuis 1967 et des conditions similaires à l’apartheid dans lesquelles la population arabe autochtone vit depuis 1948 en tant que citoyens de second rang d’un État ethnocratique. »
Et d’ajouter :
« En 1991, la Résolution 3379 fut rappelée pour deux raisons majeures : La première était que le bloc soviétique, qui avait contribué à faire adopter la résolution, s’était effondré et la seconde était qu’Israël et les États-Unis avaient exigé qu’elle fût annulée, sans quoi les deux pays auraient refusé de participer à la conférence de Madrid pour la paix. »
Et, en effet, Israël, sous le Premier ministre Yitzhak Shamir, avait obtenu gain de cause, si bien qu’il avait pu s’engager dans le « processus de paix » naissant, où Shamir allait pouvoir pratiquer sa « politique de la petite cuiller » : d’interminables séances de négociations au cours desquelles d’innombrables cuillerées équivalant à des montagnes de sucre allaient être diluées dans des océans de thé et de café, mais sans que le moindre accord fût jamais atteint. (Avec ou sans « processus de paix », c’est toujours la politique poursuivie aujourd’hui encore par Israël.)
La résolution continue à attirer les condamnations à notre époque même, comme ce fut le cas lorsque le secrétaire d’État américain, John Kerry, la qualifia d’« antisémite » et d’« absurde », en faisant lui-même allusion au sionisme en tant qu’« expression d’un mouvement de libération nationale ». L’ambassadrice des États-Unis à l’ONU, Samantha Power, conforta cet argument en faisant référence aux agressions des nazis contre les Juifs lors de la Nuit de cristal, en 1938.
Une phrase de Kerry mérite une attention particulière :
« Les temps peuvent changer, mais il est une chose que nous savons : le soutien de l’Amérique au rêve d’Israël et à la sécurité d’Israël ne changera jamais. »
Arrêtons-nous là. « Le rêve d’Israël ». Vraiment. Voilà ce que les États-Unis vont soutenir éternellement, sans équivoque. Les rêves israéliens signifient bien davantage que tous les cauchemars palestiniens.
Revenons au présent rapport sur l’apartheid israélien. Ce rapport s’appuie sur le même ensemble général de lois internationales qui ont donné naissance à la Résolution 3379 de l’ONU déjà mentionnée. Comme le fait remarquer le résumé du rapport exécutif :
« L’analyse de ce rapport s’appuie sur les mêmes règles et principes de droit international et en matière de Droits de l’Homme que celles qui condamnent l’antisémitisme et les autres idéologies discriminant les races, en particulier la Charte des Nations Unies (1945), la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948) et la Convention Internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (1965). Le rapport repose, pour sa définition de l’apartheid, d’abord sur l’article II de la Convention Internationale sur la suppression et la punition du crime d’apartheid (1973) – ci-après la Convention contre l’Apartheid). »
La prérogative première du rapport n’est pas d’investiguer sur le sionisme ou d’en traiter en tant que tel. Sa mission déclarée est d’enquêter afin de savoir « si Israël a instauré un régime d’apartheid qui opprime et domine le peuple palestinien dans son ensemble » (les caractères gras sont de l’auteur). C’est pourquoi la mention du sionisme est plutôt secondaire. Mais ceci devra revenir sur le tapis au cours d’un autre débat, où la question consistera plus spécifiquement à savoir si le sionisme peut être séparé d’Israël.
Certains prétendent que le sionisme ne peut même être séparé du judaïsme – comme l’a fait le grand rabbin du Royaume-Uni, Ephraim Mirvis, qui écrivait dans The Guardian que « l’on ne peut pas séparer davantage le sionisme du judaïsme qu’on ne peut séparer la Cité de Londres de la Grande-Bretagne ». Mais il nous faut séparer le judaïsme du sionisme. Nous devons séparer la religion de l’État, que le veuillent ou non Israël et les rabbins sionistes. Sionisme et judaïsme ne sont pas une seule et même chose. Mais alors, il faut poser la question : Le sionisme et le régime d’apartheid d’Israël sont-ils une seule et même chose ? Le rapport semble suggérer que les deux sont liés de façon indissociable.
Publié le 21 mars 2017 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal
Jonathan Ofir est un musicien, chef d’orchestre et bloggeur / écrivain israélien vivant au Danemark.