De prime abord, les Qataris sont mal partis. Le petit émirat se retrouvant dans le collimateur de pas mal de monde : administration Trump, ses pairs du CCG1, Arabie Séoudite, etc. Sans parler des partis (dits) populistes qui, à travers l’Europe, demandent qu’on en finisse avec Doha & ses petits arrangements entre amis. Mais, une fois encore, le vrai patron du Bac à sable, reste le faiseur de pluie US ! Alors…
« Donald, lui, s’insurge contre cette dispendieuse et contre-productive tendance américaine à se mêler de tout. Il se soucie comme d’une guigne du ‘regime change’ et de la ‘responsabilité de protéger’. Il ne croit pas dans l’expansion souhaitable des droits de l’Homme qu’il assimile à ‘un prêchi-prêcha’ dangereux et ruineux. C’est un homme d’affaires, qui aime le statu quo et trouve aux régimes autoritaires des vertus, notamment en matière de lutte contre l’islamisme. Il recherche des marchandages globaux et équilibrés avec des interlocuteurs à poigne qui peuvent partager son langage, celui du pur intérêt national. La multipolarité du monde est pour lui une évidence. Il faut s’en accommoder et baser les relations internationales sur des convergences d’intérêt pragmatiques. Ce realpoliticien ne voit dans le messianisme américain qu’une ‘danseuse’ hors de prix trop sujette aux entorses. Son mercantilisme profond rime avec un protectionnisme et un isolationnisme mesurés, l’intervention américaine ne pouvant se concevoir que contre gains sonnants et trébuchants ou réciprocité protectrice ».
Caroline Galactéros2, In Le Point (10 février 2016).
Q. Sur le fond, vous ne semblez qu’assez peu convaincu par les accusations des Séoudiens contre les Qataris ?
Jacques Borde. (Rire) Non, fort peu, vous avez raison. Pour reprendre le titre d’un site sur la Toile, la « guerre des Frères ennemis du wahhabisme » qui est « une guerre de défausse », a fait sa première victime…
Q. Mais ces accusations, vous les croyez infondées ou inventées de toutes pièces ?
Jacques Borde. Non, ça n’est pas ce que je veux dire. Cette affaire, c’est, quelque part, ce que j’appellerai le Syndrome du Bac à sable. Deux acteurs majeurs ne peuvent pas dicter leur loi dans la même aire géostratégique. Indéfiniment, je veux dire. À un moment, il faut que l’un des deux lâche du lest et adopte un profil bas. C’est exactement ce qui est en train de se passer dans le Bac à sable proche-oriental où jouent – au sens du Grand jeu au Levant, évidemment – Doha et Riyad.
Q. Et les accusations séoudiennes à proprement parler ?
Jacques Borde. Comme l’ont dit plusieurs personnes sur Facebook : les accusations de Riyad contre Doha, c’est un peu beaucoup comme si McDo accusait Burger King de vendre de la Junk food. Ou pour reprendre un dicton populaire, c’est l’hôpital qui se fout de la charité.
Q. Bon, alors, vous en pensez quoi des « sérieux abus des autorités de Doha tout au long des dernières années (…) pour inciter à la désobéissance et nuire à sa souveraineté ? » avancés par Riyad ?
Jacques Borde. C’est un peu du cinéma. En fait, Riyad peut, géostratégiquement, reprocher deux choses au Qatar :
1- son soutien à des groupes terroristes takfirî différents de ceux en cour à Riyad. Notamment vis-à-vis de la Syrie ou ces groupes passent une bonne partie de leur temps non plus à combattre Bachar el-Assad, mais à s’étriper joyeusement. C’est comme pour le rigorisme wahhabî, il n’y peut y avoir qu’un gourou ;
2- plus ancien, plus durable – et beaucoup gênant, au demeurant, si on y réfléchit bien – le rôle déstabilisateur joué par Al-Jazeera, seul vecteur médiatique se permettant de critiquer les autres régimes arabes et/ou arabo-golfiques.
Mais, pas d’affolement. Ce qui est demandé à Doha, c’est de rentrer dans le rang. Au pire, on assistera à une révolution de palais. Mais guère plus…
Q. Vous croyez ?
Jacques Borde. Oui. N’oubliez pas que le Qatar, c’est aussi le Bac à sable de l’Oncle Sam. Un Bac à sable qui abrite une des principales bases militaires US dans le Golfe, Al-Udeid Air Base3, qui accueille la bagatelle de 10.000 militaires américains.
Q. Un gros morceau, dites-moi ?
Jacques Borde. Oui. Al-Udeid4, est une des plus grandes base aérienne au monde. L’idée de cette méga-base remonte à 1996, quand l’émir du Qatar a décidé d’accueillir sur son sol du matériel et des équipements militaires américains destinés armer une brigade complète. Elle s’est progressivement agrandie. En contrepartie, le Qatar bénéficie de la protection américaine et de celle de l’OTAN.
Le coût d‘Al-Udeid AB atteint plus de 1 milliard de dollars. Une somme colossale, mais entièrement à la charge du… Qatar. Après son achèvement, cette base est devenue la plus grande base aérienne US en Orient. Comme Ramstein Air Base l’a fait en Allemagne, Al-Udeid fonctionne comme un hub pour toutes les opérations au Proche-Orient et a été utilisée dans les différentes guerres régionales, comme la Guerre d’Afghanistan, avec jusqu’à 120 appareils en 2001. Al-Udeid AB était aussi le QG aérien de la guerre contre l’Irak en 2003.
Actuellement, si mes fiches sont à jour, Al-Udeid accueille :
1- le QG du US Air Forces Central Command ;
2- le 379th Air Expeditionary Wing de l’USAF ;
3- le 83rd Expeditionary Air Group de la RAF.
Q. Elle est menacée ?
Jacques Borde. En l‘Orient compliqué, tout est possible vous savez. Mais pas à court terme, je pense.
À Washington, Spokesperson for the US Department of State, Heather A. Nauert a simplement rappelé que le Qatar devait s’attaquer à la suppression du financement des groupes terroristes qui lui est reproché, soit :
1- la poursuite des financiers suspects, ce qui a déjà commencé ;
2- le gel des avoirs douteux ;
3- l’introduction de contrôles plus stricts dans son système bancaire.
« Cependant, permettez-moi d’être claire, ils ont fait des progrès mais ils ont encore du travail à faire. Plus d’ouvrage doit être réalisé » a poursuivi Nauert, qui a aussi décrit la relation entre les États-Unis et le Qatar comme « forte » et souligné que les USA continuaient à coopérer avec le Qatar dans la lutte contre le terrorisme.
À noter que par le biais de plusieurs messages postés sur son compte Twitter, ce qui est sa manière à lui de tirer ses coups de semonces, Donald J. Trump a laissé planer le doute sur le maintien d’Al-Udeid AB…
Q. Donc, finalement, pas grand-chose de neuf sous les cieux d’Orient ?
Jacques Borde. Si, selon une information rapportée par un media libanais, quatre MiG-29A Fulcrum de l’Al-Qūwāt al-Jawwīyä al-Arabiya as-Sūrī (FAAS)5 auraient récemment intercepté deux F-16 Block 52 turcs au dessus de la province d’Idlib.
La même source précise que l’un des appareils syriens a engagé l’un des F-16 intrus en combat tournoyant, et a failli l’abattre… au canon ! Comme au bon vieux temps de l’aviation de combat d’avant le BVR.
Q. BVR ?
Jacques Borde. Beyond Visual Range6. En visuel7, le bon vieux dog fight des guerres aériennes de 14-18 à la Guerre de Corée. Avant l’arrivée des missiles air/air.
Les Russes auraient ordonné, in extremis, aux appareils syriens de cesser le combat tout en contactant la partie turque, la Türk Hava Kuvvetleri (THK)8, rappelant, de son côté, ses appareils.
Q. L’affaire vous semble crédible ?
Jacques Borde. Assez. Le Fulcrum est un excellent appareil. Les premières rencontres, (des manœuvres) entre des F-16 de l’OTAN et des MiG-29 allemands, hérités de la défunte Luftstreitkräfte der Nationalen Volksarmee (LSK) d’Allemagne de l’Est, avaient beaucoup surpris les pilotes occidentaux.
Pour l’affaire qui nous concerne, il est même surprenant que des appareils de la FAAS et de la THK n’aient pas déjà fait les frais de rencontres de ce type.
Et, encore une fois, comment ne pas noter le peu de réactivité des systèmes de Défense antiaériens russes, type SA-300, SA-400, supposément destinés à empêcher les incursions aériennes au-dessus de la Syrie. Sans parler de la fantasmatique bulle de protection supposément tissée par les Russes, prise à défaut pour la 3ème fois consécutive par les appareils de la coalition pro-US en quelques semaines…
Deux éléments positif à noter quant à cette affaire.
Q. Lesquels ?
Jacques Borde. Primo. La réactivé et la pugnacité des pilotes syriens. Les pilotes de la THK ne sont pas les premiers venus. Du coup, on peut en déduire que les pilote syriens non plus. Ce qui signifie qu’ils ont beaucoup progressé ces dernières années.
Secundo. La ligne directe entre Russes et Turcs fonctionne.
Alors que les choses prennent un tour de plus en plus définitif du côté de Raqqa, c’est heureux pour l’avenir.
Notes
1 Conseil de coopération du Golfe.
2 Docteur en Science politique & colonel au sein de la réserve opérationnelle des Armées, Caroline Galactéros dirige le cabinet d’intelligence stratégique Planeting. Auteur du blog Bouger les Lignes, elle a publié Manières du monde. Manières de guerre (éd.Nuvis, 2013) et Guerre, Technologie & société (éd. Nuvis, 2014).
3 Code IATA : XJD ; code ICAO : OTBH.
4 Aussi connue sous le nom de Abu Nakhlah Airport.
5 Force aérienne arabe syrienne.
6 Stricto sensu : Au-delà de la portée visuelle.
7 À portée visuelle (WVR).
8 Armée de l’air turque.