Julian Assange : l’ingérence impérialiste inouïe des États-Unis
28 avril 2019
Actualité
Philippe ARNAUD
Samedi 27 avril 2019
Le vendredi 12 avril, ni le journal de France 3 de 19 h 30, ni celui de France 2 de 20 h n’ont évoqué ce qui s’était passé (pourtant pas plus tard que la veille) à Londres, à savoir l’arrestation, dans les locaux de l’ambassade de l’Équateur, de Julian Assange, l’homme qui, par Wikileaks, avait révélé une myriade d’informations embarrassantes pour les États-Unis. Cette nouvelle, le lendemain, n’a pas laissé plus de traces qu’un trou dans la mer. Et c’est regrettable, car cette affaire est révélatrice des rapports de force dans le monde – révélatrice aussi des méthodes employées par les États pour éliminer les « gêneurs », les lanceurs d’alerte, et révélatrice, in fine, des mentalités des médias, sur ce qu’ils montrent et sur ce qu’ils taisent.
1. Le premier point est l’inquiétante propension (et, surtout, l’inquiétante capacité) des États à intervenir hors de leurs frontières – y compris en temps de paix, surtout en temps de paix – pour éliminer ceux qu’ils considèrent comme des criminels, des ennemis – ou même, simplement, comme des dangers. Certes, cela au début, est apparu éminemment moral, lorsqu’il s’est agi de traquer des criminels nazis (comme Adolf Eichmann, enlevé par les services secrets israéliens en 1960), ou des mafieux, ou des trafiquants de drogue, ou des meurtriers, etc. Mais, au fil des années, les critères de définition des « ennemis » de l’État n’ont cessé de s’élargir, ainsi que les méthodes et les moyens de ces éliminations.
2. D’abord parce que le sujet à éliminer ne représente plus forcément un danger immédiat, mais parce qu’à travers cette élimination, on cherche à lui faire payer ses actions passées ou à intimider ses sympathisants ou ceux qui seraient tentés de l’imiter. Et la France, à cet égard, a été – ou n’a pas été – exemplaire (selon le point de vue où l’on se place), en enlevant le duc d’Enghien, dans le grand-duché de Bade, en 1804, et en le faisant fusiller cinq jours plus tard. Ou en faisant enlever à Munich, en 1963, le colonel Argoud, ancien de l’OAS, et en le condamnant à la perpétuité (il fut, en fait, libéré en 1968). [Ce qui confirme toutefois que cette action n’était pas considérée comme « normale » au regard des usages internationaux de l’époque, est que, dans les deux cas, elle donna lieu à de vigoureuses protestations diplomatiques.]
3. Ensuite, ce qui aggrave ces éliminations, c’est qu’elles ne mettent pas seulement en œuvre les services secrets du pays concerné (comme ceux d’Israël, qui liquida les Palestiniens responsables de l’assassinat des athlètes israéliens à Munich, en 1972), mais qu’elles recourent à la collaboration (ou à la complicité) d’autres services secrets ou de polices parallèles – ou de gangsters. Par exemple l’enlèvement et l’assassinat de Mehdi ben Barka, en 1965, pour le compte des services secrets marocains, par les services secrets français et des hommes du grand banditisme. Ou l’opération Condor qui, dans les années 1970, vit la collaboration des services secrets de plusieurs dictatures d’Amérique latine (et la bienveillance des États-Unis), pour éliminer des militants ou anciens responsables politiques de gauche. Ou, après les attentats du 11 septembre 2001, les enlèvements d’un certain nombre de sujets (dont le tort, souvent, était d’avoir un nom musulman) par la CIA, et leur remise pour détention et torture, dans des pays d’Europe centrale et orientale ou des dictatures musulmanes.
4. Application à Julian Assange. C’est à ce type de « collaboration » qu’on a assisté dans son cas. Les Etasuniens ont poursuivi Assange (qui n’est même pas étasunien, mais Australien) de leur vindicte, les Équatoriens ont commencé par lui accorder l’asile, puis, ayant changé d’orientation politique, lui ont « pourri » la vie pour l’inciter à se rendre. Enfin, les autres pays, sollicités de lui accorder l’asile, se sont prudemment défilés les uns après les autres (en particulier la France). Comme ceux qui, de 1940 à 1944, fermèrent leur porte à des gens poursuivis, par crainte de la Kommandantur, de la Gestapo ou de la police de Vichy…
5. Mais les États élargissent sans cesse la définition de l’ennemi, en ne se contentant plus seulement du terroriste, de l’espion ou du comploteur. Une extension a eu lieu avec la définition de « l’ennemi » comme celui qui dévoile un secret. C’est effectivement ce dont est accusé Julian Assange. Mais ce fut déjà le cas de Mordechai Vanunu, technicien nucléaire israélien, enlevé à Rome en 1986 par les services secrets israéliens, pour avoir révélé des secrets nucléaires israéliens. Mordechai Vanunu passa pour cela 18 ans en prison, et, à l’issue de sa peine, continua à être en butte à l’hostilité de son pays (notamment en étant interdit de sortie du territoire).
6. Le paradoxe – et même le scandale – de l’affaire Assange est qu’au départ, le fondateur de Wikileaks révèle des faits scandaleux, immoraux, illégaux commis par les Etats-Unis (par exemple la tuerie gratuite de plusieurs personnes, en Irak, par des pilotes d’un hélicoptère). C’est un scandale du même type que celui qui voit le dénonciateur d’une fraude fiscale être poursuivi par les banques ou les officines qui aident à dissimuler cet argent : on ne punit pas le malfaiteur mais celui qui dénonce le méfait ! Cela me rappelle le tableau qui m’avait tant frappé lorsque, adolescent, je l’avais vu pour la première fois : Les porteurs de mauvaises nouvelles, de Lecomte du Nouÿ (1871). On y voit, sous un auvent, un pharaon à l’air sombre, le regard rivé sur l’horizon, et, à ses pieds, trois corps dénudés et inertes, baignant dans leur sang. Le pharaon a châtié les messagers…
7. Mais souvent, les États coupables de ces méfaits ont conscience de l’irrégularité de leur action : ils la nient ou la dissimulent. Toutefois un saut juridique a eu lieu avec le vote, par les États-Unis, de lois extra-territoriales (comme les lois Helms-Burton ou d’Amato-Kennedy, votées en 1996, sous la présidence Clinton). Ces lois permettent, entre autres, de sanctionner tous les États, toutes les entreprises ou tous les individus qui commercent avec des États-parias (Iran, Cuba, Corée du Nord, Venezuela…), et qui, dans leurs transactions, utilisent le dollar ou vendent des produits qui ne comprennent ne serait-ce qu’un boulon ou une ligne de programme issus des États-Unis.
8. C’est en vertu (si l’on peut dire…) de telles lois (et d’autres de même calibre) que les Américains se permettent des intrusions dans la vie privée des ressortissants des autres pays, en exigeant, par exemple, des renseignements détaillés sur ceux qui se rendent aux États-Unis ou même survolent brièvement le territoire américain. C’est ainsi qu’en avril 2009, il y a exactement 10 ans, un avion où se trouvait le journaliste Hernando Calvo Ospina, collaborateur du Monde diplomatique, et qui se dirigeait vers Mexico (en survolant un bout de territoire américain) fut dérouté sur La Martinique, entraînant un retard et un surcoût considérable pour Air France et pour les passagers. Et tout cela parce qu’Hernando Cavo Ospina était critique de la politique d’Alvaro Uribe, président de la Colombie et protégé des Etasuniens !
9. Pis encore (si l’on peut dire…). On rappellera qu’en juillet 2013, l’avion qui ramenait de Moscou en Bolivie le président bolivien Evo Morales fut interdit de survol du territoire national par la France, l’Italie, l’Espagne et le Portugal parce que les Etasuniens soupçonnaient Evo Morales de ramener de Russie en Bolivie Edward Snowden, poursuivi par les Américains. L’avion présidentiel dut atterrir à Vienne, en Autriche, et il fallut qu’Evo Morales se gendarme pour que son avion ne fût pas fouillé ! Autre violation (et grossière) de l’immunité et des usages diplomatiques. Aurait-on osé agir ainsi à l’égard du président chinois ?
10. Un trait – qui a d’ailleurs été noté par les journalistes – était l’abondante barbe de Julian Assange au moment de son arrestation. Barbe si fournie qu’elle lui conférait, de loin, une allure de vieillard. Or, une telle barbe a été courante chez nombre de sujets ayant soit subi une longue captivité – soit des épreuves particulièrement dures, comme Bobby Sands en 1981, soit ayant été obligés de se cacher dans des conditions précaires : que ce fût Saddam Hussein lors de sa capture, en décembre 2003, ou Radovan Karadzic, en juillet 2008. On peut se demander si la vision d’une telle barbe ne serait pas de nature à suggérer (peut-être lointainement, peut-être inconsciemment, car peu de gens se souviennent des photos de Bobby Sands, de Saddam Hussein ou de Radovan Karadzic dans ces circonstances) une identification des uns aux autres. Peut-être, plus récemment, y aurait-il aussi eu une identification avec Cesare Battisti, capturé en juillet de cette année ? Manière de suggérer : tous, autant qu’ils sont, sont des gibiers de potence car qui se ressemble s’assemble…
Remarques d’ensemble. Les médias ont passé bien vite (trop vite) sur cette affaire, qui apparaît comme la partie émergée d’un inquiétant iceberg :
1. Aujourd’hui, sauf lorsqu’on est dans un pays hors de portée des Américains (Russie, Chine, Corée du Nord…), il est difficile d’échapper à leur vindicte.
2. Les Etasuniens ignorent totalement la souveraineté nationale ou l’immunité diplomatique lorsqu’ils ont quelqu’un dans le viseur : que l’on songe à la capture du président Manuel Noriega, pourtant réfugié à la nonciature de Panama, et qui dut se rendre début janvier 1990, son pays ayant été envahi par l’armée américaine. Ou au bombardement de l’ambassade de Chine à Belgrade, en mai 1999. Et les Etasuniens n’ont pas élevé non plus beaucoup de protestations lorsque, en 1992, les talibans sont allés chercher, dans un bâtiment de l’ONU, le dernier président communiste d’Afghanistan, Mohammed Najibullah, qu’ils l’en ont sorti avec son frère, qu’ils les ont torturés puis tués tous les deux.
3. Non seulement, par leurs lois extra-territoriales, les Etasuniens s’arrogent le droit de punir n’importe qui dans le monde, mais aussi, en ne reconnaissant pas la compétence de la Cour Pénale Internationale pour juger leurs ressortissants. [Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls].
4. La plupart des pays appartenant à leur aire (notamment les pays européens) n’osent rien faire contre eux. Qu’ont fait les Européens après la dénonciation de l’accord sur le nucléaire iranien par Donald Trump ? Rien. Qu’ont-ils fait après la reconnaissance, par le même Donald Trump, de la souveraineté d’Israël sur le plateau du Golan ? Toujours rien. Qu’ont-ils fait lorsqu’il a reconnu illégalement, comme président du Venezuela, l’autoproclamé Juan Guaido ? 28 d’entre eux, et non des moindres, l’ont servilement suivi…
Certes, les Etasuniens ne sont pas seuls à opérer ainsi à l’étranger. Mais ils sont les seuls à le faire à cette échelle et avec cette ampleur et, surtout, à donner un fondement juridique à leurs malversations. Cela n’est-il pas lourd de menaces si, à l’avenir, d’autres pays s’avisent de les imiter ?
Titre et illustration : LGS
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Source : Le Grand Soir
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