Sous Biden, les détentions illégales à Guantánamo continuent
19 octobre 2021
Publié par Gilles Munier sur 19 Octobre 2021, 07:51am
Catégories : #Etats-Unis, #Biden
Des fils barbelés surmontent la clôture de la prison américaine de Guantánamo Bay, à Cuba. (John Moore / Getty Images)
Par Jacobin Mag et Miriam Pensack (revue de presse : Les Crises – 16/10/21)*
Deux décennies après le 11 Septembre, la prison américaine de Guantánamo Bay [Gitmo, NdT] détient toujours des détenus qui n’ont été accusés d’aucun crime. Les crimes de Gitmo doivent cesser et la base doit être rendue à la République de Cuba.
Zayn al-Abidin Muhammad Husayn a perdu beaucoup de choses au cours de la désastreuse « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis. L’un des trente-neuf détenus restants dans la prison extralégale de Washington à Guantánamo Bay, à Cuba, il a perdu tout contact avec le monde extérieur depuis près de deux décennies.
On peut également supposer qu’il a perdu un certain bien-être, et pas seulement en raison de la détresse psychologique et physique que l’emprisonnement provoque à dessein. Il a été le premier prisonnier à être soumis au programme « d’interrogatoire renforcé » de la CIA dans un « site noir » de l’agence, ce qui rend son histoire sinistre au sein de sa communauté.
Son cas est donc remarquable parmi les 780 hommes et enfants qui ont été détenus à Guantánamo. Il a été le premier à être soumis à la torture, à la nudité forcée, à être privé de sommeil pendant des jours et à être maintenu dans une boîte pas plus grande qu’un cercueil humain pendant de longues périodes.
D’innombrables autres personnes ont subi le même sort, mais son cas, longuement détaillé dans le rapport de 2012 de la commission sénatoriale du renseignement sur la torture, est peut-être particulièrement obsédant pour le précédent qu’il a créé. Lorsqu’al-Abidin Muhammad Husayn a été placé sous la garde de la CIA après sa capture lors d’un raid américano-pakistanais en mars 2002 à Faisalabad, au Pakistan, il avait encore son œil gauche. Lorsqu’il a été transféré d’un site noir à Gitmo quatre ans plus tard, il avait perdu cela aussi.
Erreur d’identité
Au moment où il a été torturé, la CIA pensait qu’al-Abidin Muhammad Husayn, qu’elle appelait Abu Zubaydah, était le numéro trois des chefs d’Al-Qaïda. Comme pour tant de prétentions et de déclarations que le gouvernement américain a inventées depuis le 11 septembre 2001, l’agence s’est trompée. Les allégations relatives à ses liens avec Al-Qaïda ont été discréditées à la fois par la commission du Sénat américain sur le renseignement et par le Conseil de sécurité des Nations Unies.
Ces allégations trouvent probablement leur origine dans le rôle qu’il a joué pour faciliter le déplacement d’un certain nombre de combattants islamiques militants en Afghanistan au début des années 1990, après que la force de guérilla connue sous le nom de Moudjahidine a purgé le pays des forces soviétiques. Les États-Unis avaient dépensé plus de 2 milliards de dollars pour armer les moudjahidines, faisant de Washington et d’al-Abidin Muhammad Husayn des alliés en quelque sorte, quelle que soit la nature opaque de cette coalition.
Lorsqu’al-Abidin Muhammad Husayn a été placé sous la garde de la CIA après sa capture lors d’un raid américano-pakistanais en mars 2002 à Faisalabad, au Pakistan, il avait encore son œil gauche. Lorsqu’il a été transféré d’un site noir à Gitmo quatre ans plus tard, il l’avait aussi perdu.
Le 15 juillet de cette année, j’étais assis dans une salle de conférence du Pentagone et j’ai regardé quinze minutes de sa dernière audience devant le comité de révision périodique (PRB) de Guantánamo, retransmise en direct depuis la base située dans l’est de Cuba. Pendant de nombreuses années, le PRB l’a appelé Abu Zubaydah, mais lors de cette audience, il a utilisé son nom légal au lieu de son surnom de guerre. Révélant la relation à la fois condescendante et intime que les services de sécurité nationale entretiennent avec les derniers détenus de Guantánamo, le comité a fini par l’appeler par son prénom, Zayn.
Zayn est peut-être plus facilement identifiable par le cache-œil qui recouvre depuis de nombreuses années l’espace où se trouvait son œil gauche. Le jour de son audience, cependant, le cache-œil était absent. Il attendait avec élégance dans la salle d’audience, flanqué d’un représentant personnel nommé par le gouvernement d’un côté et d’un traducteur en langue arabe de l’autre. Sa chemise blanche était repassée, sa barbe et ses cheveux bien taillés. Il était assis, taciturne, regardant vers le bas à travers une paire de lunettes rondes, faisant passer des perles de prière entre son pouce et son index.
On comprend qu’il essayait de faire la meilleure impression physique possible sur le Conseil, réuni quelque part en Virginie et composé de fonctionnaires des départements de la Défense, de la Justice, de l’État et de la Sécurité intérieure, ainsi que du bureau du directeur du Renseignement national et des chefs d’état-major interarmées. À l’ouverture de la partie non classifiée de l’audience, que les journalistes ont été autorisés à observer depuis le Pentagone, un responsable du PRB a rappelé la fonction première de l’entité.
Ils n’étaient pas réunis pour déterminer la « légalité de la détention de Zayn », a souligné le fonctionnaire, mais plutôt pour décider si, dix-neuf ans après sa capture et sa déconnexion totale du monde extérieur, il représentait toujours une menace pour la sécurité nationale américaine. Si la commission considère qu’un détenu représente «une menace significative et continue pour la sécurité des États-Unis », son maintien en détention serait jugé nécessaire.
La première qualification de l’audience – à savoir que la légalité de sa détention n’est pas à débattre – ne devrait pas être considérée comme surprenante à ce stade, aussi dérangeante que puisse être cette acceptation tacite. Zayn est l’un des innombrables hommes toujours détenus à Guantánamo qui n’a jamais été accusé d’un crime.
Limbes juridiques
Un mois jour pour jour après l’audience, des images de Kaboul nous parviennent de la reconquête de la capitale afghane par les talibans. La « guerre contre le terrorisme » touchait ostensiblement à sa fin, l’intervention américaine en Afghanistan, apparemment interminable et dévastatrice, en étant l’exemple le plus long et peut-être le plus flagrant. Au moins 240 000 Afghans sont morts dans ce conflit, dont un grand nombre de civils, et Washington a fini par remplacer les talibans par les talibans.
Pourtant, alors même que la guerre éternelle trouve son dénouement nihiliste, la détention illégale à Guantánamo se poursuit, une triste situation de sécurité nationale créée par Washington elle-même. Barack Obama n’a jamais tenu sa promesse de campagne et son décret de 2009 de fermer la prison, et si l’un des quarante hommes qui y étaient détenus lorsque Joe Biden a pris ses fonctions a depuis été transféré dans son pays d’origine, le Maroc, on ne sait pas comment l’administration actuelle va s’occuper des trente-neuf hommes qui restent.
Un empire a besoin d’ennemis au-delà de ses portes, et Washington s’est montré exceptionnellement doué pour en fabriquer.
Le tribunal de guerre des commissions militaires établi à la base pour statuer sur le sort des personnes inculpées traite actuellement les cas de douze hommes – trois faisant l’objet d’une proposition d’inculpation, sept faisant l’objet d’une inculpation active et deux ayant été condamnés. Dix autres des soi-disant combattants ennemis restants sont toujours détenus en vertu de la loi de la guerre et ne font l’objet d’aucune accusation. Il est désormais recommandé de les transférer vers un autre pays, qui supervisera les mesures de sécurité correspondantes.
Les dix-sept derniers ne font l’objet d’aucune accusation et leur transfert ou leur libération n’ont pas été recommandés. À ce stade de l’histoire de la prison, cette dernière catégorie est peut-être l’état de flou juridique le plus extrême auquel un détenu de Guantánamo puisse être confronté. C’est également la catégorie dans laquelle se trouve Zayn al-Abidin Muhammad Husayn.
Malgré le contournement flagrant du droit international par Washington dans les décennies qui ont suivi le 11 Septembre, la guerre n’est en aucun cas un paradigme sans loi. Et comme l’a fait valoir l’universitaire Nasser Hussain, Guantánamo n’est pas l’endroit sans loi que certains imaginent ; il s’agit plutôt d’un espace dans lequel les lois émergentes prolifèrent pour répondre aux besoins d’un gouvernement belligérant qui se prévaut d’un état d’exception.
Le statut juridique des hommes toujours détenus à Gitmo est obscur à dessein, non seulement parce qu’il est illégal de détenir indéfiniment une personne sans l’inculper d’un crime, mais aussi parce que l’appareil judiciaire de la base cherche à juger des civils dans le cadre d’un tribunal militaire.
Des ennemis aux portes
La manière dont ces pratiques ont été mises en œuvre est elle-même un vestige des invasions américaines du passé. Les États-Unis ont obtenu par la force un bail pour le territoire sur lequel se trouve Guantánamo dans le cadre de l’accord mettant fin à leur première occupation militaire de Cuba en 1902 – deux autres interventions militaires américaines allaient prendre d’assaut l’île avant longtemps. Le bail ne comportait pas de date d’expiration et ne pouvait être annulé qu’avec l’accord des deux gouvernements. Lorsque l’accord est renégocié en 1934, après une période de changement de régime tumultueux sur l’île, il cimente à nouveau un bail du territoire cubain à perpétuité.
Une présence militaire à l’étranger sans date de fin n’est pas sans rappeler la « guerre éternelle », mais le lien est encore plus profond. Immédiatement après le 11 Septembre, lorsque l’administration Bush a ajouté Cuba à sa liste de « l’Axe du mal », elle a commencé à kidnapper et à détenir illégalement des hommes et des garçons sur un territoire qui, selon elle, était sous juridiction cubaine et n’était donc pas soumis à la loi américaine.
C’est plus qu’une simple rime historique. Il y a une conclusion troublante à tirer des 120 ans d’occupation coercitive de la base de Guantánamo par les États-Unis. L’aboutissement potentiel des guerres perpétuelles de Washington après le 11 Septembre ne marque guère la fin de la propension à un militarisme extraterritorial incessant. À l’instar de la résistance qu’une longue histoire d’interventions économiques, politiques et militaires américaines a provoquée à Cuba avant et après la révolution de 1959, la déstabilisation et l’antipathie que l’empire américain sème trouvent rarement une conclusion pacifique et ordonnée.
Un empire a besoin d’ennemis au-delà de ses portes, et Washington s’est montré exceptionnellement habile à les fabriquer. Comme le note l’historienne Ada Ferrer dans son nouveau livre, Cuba : An American History [Cuba : une histoire américaine, publié en 2021 non traduit, NdT], Alberto Mora, le conseiller général cubano-américain de la marine américaine, a décrit Guantánamo comme l’une des principales causes de décès au combat en Irak, « si l’on en juge par son efficacité à recruter des combattants insurgés pour le combat. »
Guantánamo n’est pas l’endroit sans loi que certains imaginent ; c’est plutôt un espace dans lequel des lois émergentes prolifèrent pour répondre aux besoins d’un gouvernement belligérant qui s’empare d’un état d’exception.
Le gouvernement américain est remarquablement habile à forger les conditions par lesquelles il justifie ses interventions. En décembre 2001, le secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld, a refusé un accord de paix négocié avec les talibans. Au lieu d’accepter un accord avec un gouvernement qui espérait lui-même débarrasser l’Afghanistan d’Al-Qaïda, et était soucieux d’obtenir la reconnaissance des gouvernements occidentaux, Washington s’est engagé dans vingt ans de guerre qui ont causé des pertes humaines inimaginables. Ce n’était pas parce qu’il était impossible d’arracher Oussama ben Laden à l’Afghanistan dirigé par les talibans par d’autres moyens. Washington voulait une guerre.
Comme l’ont souligné les récentes images de la crise humanitaire provoquée par l’intervention américaine dans ce pays, la croisade mondiale de Washington contre la terreur n’a certainement pas rendu le monde plus sûr. Les centaines de milliers de vies perdues, les traumatismes et la dévastation qui ne cessent pas lorsque les bottes de combat américaines quittent le sol irakien ou afghan, constituent l’héritage de l’Amérique pour les peuples qu’elle avait promis de libérer.
Incommunicado
Qu’en est-il de Zayn al-Abidin Muhammad Husayn, qui n’a jamais prêté allégeance à Oussama ben Laden et dont les liens supposés avec Al-Qaïda ont été démentis par le gouvernement américain lui-même ? Les liens ou les renseignements qu’on le soupçonnait de posséder au moment de sa capture et de sa torture sont maintenant, comme la guerre contre le terrorisme elle-même, vieux de deux décennies. Il ne peut faciliter aucun réseau et ne retient information du monde extérieur.
Ses représentants estiment que la décision du PRB de considérer al-Abidin Muhammad Husayn comme une menace permanente pour la sécurité nationale, et donc inapte au transfert ou à la libération, est une question d’auto-préservation. Comme l’a écrit son avocat dans sa plus récente déclaration au PRB :
La CIA a de nombreuses raisons de vouloir maintenir Abu Zubaydah au secret pour le reste de sa vie. Car la fabrication des faits utilisés pour justifier la création du programme de torture ne serait plus tenue au secret.
Bien que le Conseil national de Sécurité des Nations Unies affirme qu’il n’a jamais été affilié à Al-Qaïda et qu’il est peu probable qu’il le soit à l’avenir, il est compréhensible qu’un homme enlevé, torturé et emprisonné illégalement pendant près de vingt ans puisse éprouver une certaine antipathie à l’égard des États-Unis.
En fin de compte, Zayn al-Abidin Muhammad Husayn représente un danger pour les intérêts américains car sa libération pourrait lui permettre d’énumérer, avec ses propres mots, ce que la CIA lui a fait subir dans ses sites noirs durant toutes ces années. S’il s’agit d’une menace pour la sécurité des Américains, elle est très certainement le fait de Washington elle-même.
Miriam Pensack est écrivaine, éditrice et doctorante en histoire de l’Amérique latine à l’université de New York.
*Source : Les Crises
Version originale : Jacobin Mag, Miriam Pensack, 11-09-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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