Il arrive que des eurodéputés, quand ils ne sont pas occupés à toucher des enveloppes d’euro du Maroc ou des Monarchies pétrolières, votent des résolutions. La dernière en date, ce jeudi 11 mai, a demandé la « libération immédiate et inconditionnelle », du patron de presse, Ihsane El-Kadi et appelé les autorités algériennes à respecter la liberté des médias.
Par Philippe Torurel
Déjà, il y’a lieu de noter que les eurodéputés, dans leur mansuétude, ont tout de même « demandé » et non « exigé ». Ce qui est une évolution appréciable mais infinitésimale dans la terminologie de l’homme blanc quand il s’adresse à un pays du Sud.
Sur ce point, l’eurocrate ne s’embarrasse pas et ne se gêne plus depuis des décennies. Demander, appeler ou exiger la libération, « immédiate et inconditionnelle », d’El Kadi Ihsene ou de n’importe quel autre justiciable algérien est devenu un empiétement ordinaire de la justice des autres. L’Homme Blanc ne croit pas à la police des autres, ni à la justice des autres, ni aux magistrats des autres, ni aux procès des autres. Il piétine allégrement le processus judiciaire d’un pays souverain. L’Algérie en est la généralité et l’exception.
Dans le cas de Kadi Ihsene, l’unanimité quasi-moutonnière du Parlement européen (résolution adoptée, par 536 voix pour, 4 contre et 18 abstentions) est pleine d’enseignements.
D’abord, elle particularise l’intérêt sur un cas spécifique et un média -la résolution appelle Alger à autoriser de nouveau les médias qu’elle a interdits qui, dans le cas d’espèce, sont Radio M et Maghreb Emergent appartenant à El Kadi Ihsene-. Ce dernier a été condamné pour « financement étranger de son entreprise ». Soit un chef d’accusation sans aucun rapport avec son activité de journalisme.
Les eurodéputés qui s’empressent de soutenir El Kadi Ihsene, croyant qu’il est une figure médiatique, ne s’attardent pas sur le profil hybride du personnage. A la fois chef d’entreprise et syndicaliste, flirtant avec les plus grosses fortunes algériennes, dont certaines ont été condamnés, des membres du patronat version Issaba (gang) qui ont financé la publicité sur son site et sa radio. C’est vérifiable. Il vire syndicaliste quand il s’agit de faire bonne figure avec ses anciens amis du PT et des trotskystes. Il faut bien garder la fibre populiste et être proche des Ouvriers même si on a une résidence secondaire sur une plage de la cote Est.
D’ailleurs, El Kadi Ihsene croit tellement dans le syndicalisme, qu’il n’a jamais autorisé la création d’un syndicat de journalistes dans ses propres médias. Parce que travailler à Radio M et Maghreb Emergent, ce n’est pas seulement couvrir l’actualité, mais être polyvalent puisque le journaliste est forcé de participer au Hirak, éventuellement de manifester avec des drapeaux d’organisations classées terroristes (MAK), de ne pas compter ses heures supplémentaires, d’éventuellement dormir au bureau, de ne jamais réclamer d’augmentation et d’avoir des conditions de travail précaires et sous humaines. Nombreux sont les journalistes qui ont secrètement jetés l’éponge face à cette pression professionnelle et psychologique.
Sur ce point, on ne peut pas en vouloir aux eurodéputés de ne pas le savoir, puisque on n’a jamais entendu RSF ou une autre ONG de presse dénoncer les conditions de travail dans ces médias qui sont aujourd’hui encensés par l’Europe. Et c’est d’autant plus étonnant, que le l’actuel responsable Algérie au sein de RSF a été journaliste de…Radio M et connait, mieux que quiconque, ces conditions de travail anti-professionnelles de ses anciens collègues sous-payés dans ces médias et qui, pour la petite histoire, appellent Ihsene « Picsou ».
Ensuite, El Kadi Ihsene prend également ses libertés avec…la liberté de presse. Son combat contre l’autocratie se veut prétendument exemplaire, sauf qu’il est un des autocrates de la presse algérienne. Quand il s’est agit de publier les Panama Papers, dénonçant la corruption en Algérie, il s’est avéré que certains industriels et hommes d’affaires cités étaient des contributeurs et annonceurs publicitaires de ses médias. Le résultat est que ses medias se sont dissociés de cette initiative et le journaliste qui était le correspondant de l’IFIJ, l’ONG de presse suisse qui a révélé les Panama Papers, a été brutalement poussé vers la sortie de Maghreb Emergent.
Dans le cas précis de Kadi Ihsene, il s’agit d’omerta au sein de la presse algérienne. De coteries. De clientélisme politique. Les actionnaires sont les mêmes depuis des années. Les amis aussi. Pour y faire partie, faut être soit d’extrême gauche (trotskyste) soit d’extrême droite (islamiste). Entre les deux, le journaliste sans profil idéologique extrême n’existe pas dans l’univers de Kadi Ihsene. Un journaliste est d’abord militant. Lui-même avait tenté de créer un syndicat islamiste (le SIT, appendice syndical du Fis dissous), quand il travaillait dans un média public (Horizons). Donc, flirter avec l’illégalité syndicale n’est pas nouveau pour le personnage. Le FIS et le SIT ont été dissous. N’empêche, El Kadi Ihsene a mené « le combat » des terroristes du FIS, puisqu’il a été de toutes les causes les défendant.
Si certains ont été choqués d’apprendre qu’il soutenait publiquement RACHAD, également classée organisation terroriste par Alger, il faudrait revenir aux années 90 lorsqu’il a soutenu les fondateurs du FIS et l’ignoble thèse de « Qui tue qui ? » vulgarisée par les trotskystes en France. Pour ceux qui veulent en faire un opposant anti-Président, victime d’une vendetta d’un pouvoir autoritaire, n’ont qu’à se pencher sur les positions antérieures du journaliste qui, au demeurant, n’a jamais explicitement condamné les groupes terroristes sous différentes appellations. Ni critiqué les islamistes ultras. Vous pouvez chercher les articles, il n’y en a pas.
Il en est de même pour les médias qu’il a participé à créer ou à couler. Le défunt site Interface-média, très professionnel au demeurant, si ce n’est sa ligne éditoriale consacrée à défendre l’extrémisme islamiste. Porte-voix des candidats au maquis. La loi de l’omerta est également passée par là. Cela aurait été utile que les eurodéputés auditionnent les anciens actionnaires, journalistes et fondateurs tombés en disgrâce du « système El Kadi Ihsene » pour de sombres histoires d’intérêts étroits. Eux ne témoigneront pas car l’omerta dans une certaine presse algérienne est plus lourde qu’au sein de la Cosa Nostra. Comme il serait intéressant de comprendre comment un titre honorable comme la Tribune a été coulé, toujours à cause d’OPA agressive du clan El Kadi Ihsene, contre la veuve de Kheirdine Ameyar qui avait pris la relève de son époux à la tête de ce quotidien .
Comme il serait intéressant de revenir au passé lointain pour comprendre comment El Kadi Ihsene est devenu le correspondant au noir du titre français, LA CROIX, le bien nommé. Quotidien catholique qui avait soutenu les gouvernements Coloniaux socialistes en Algérie avant de se raviser et qui est toujours le porte-parole du mouvement Harki en France. Quoi de mieux qu’un journaliste qui soutenait les infâmes accords de Saint’Egidio, entre le mouvement chrétien et le FIS dont Anouar Heddam, pour être leur représentant en Algérie. C’était déjà le temps des ingérences dans les affaires algériennes dont la résolution de ce jeudi n’est que la continuité logique.
Si l’affaire Kadi Ihsene est une cause morale, les eurodéputés devraient d’abord se renseigner. L’empressement suspect dans la solidarité qui l’entoure prouve, de facto, ce que les autorités algériennes disent sur l’agenda de menaces sur la sécurité nationale. L’UE a porté à bout de bras, à coup de financements, de programmes sélectifs et de subventions détournées des médias « indépendants » qui se conforment à leur feuille de route géopolitique. Radio M et Maghreb Emergent ne font pas exception à la règle. Quand un des leurs est en perdition, les eurodéputés sortent le canot de sauvetage.
Quand il s’agit pour l’Europe de sauver l’un des leurs relais en Algérie, elle déploie toujours le même arsenal. Elle évoque le droit universel mais piétine le droit des pays. La loi algérienne sur le financement des médias et des associations est connue, elle n’est pas différente de celle adoptée par de grandes démocraties (aux Etats-Unis par exemple qui exigent aux médias et aux associations de se déclarer « agents de l’étranger » quand ils reçoivent de l’argent de pays étrangers), il se trouve même que des magistrats européens ont formés des magistrats algériens. Que cela ne tienne. Le parlement ne la reconnait pas. Quand les deux médias de Kadi Ihsene qui ont été dissous par la justice n’avaient même pas, à la base, des agréments officiels et des autorisations de diffusion, l’Europe se met du côté des médias pirates, pas du côté du Droit. Quand il s’agit de censurer des médias (Russes en l’occurrence), le parlement européen censure sans aucun état d’âme et fait la leçon aux autres pays pour « maltraitance » des médias…Donc, question crédibilité, il faudra regarder ailleurs. Comme il y a lieu de s’interroger sur le timing de l’UE qui dégaine sa résolution une semaine après la réussite de la cérémonie pour la journée de la liberté de la presse présidée par le chef d’état en personne !
Enfin, l’anecdote mérite d’être racontée. Elle résume l’état d’esprit de ces mêmes députés. Quand l’affaire de corruption « Marocgate » a éclaté, les parlementaires européens se sont empressés de faire des déclarations annexes, c’est-à-dire se justifier sur les invitations de pays tiers, entre voyages, nuits d’hôtels de luxe ou vols en jet privé payés par des lobbyistes professionnels à Bruxelles et Strasbourg. Histoire de ne pas être pris par la patrouille. Et le premier pays qui est sorti en tête de liste, qui a été le plus visité par les eurodéputées a été…Israël. Et quand on connait les positions anti-normalisation avec Israël du Président Abdelmadjid Tebboune, les plus lucides n’ont pas besoin de faire des maths pour comprendre les raisons d’une résolution méprisable.
Par Philippe Tourel