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24 avril 2024

Afin de mieux comprendre la société libyenne, les différents comités, les congrès populaires par Ginette Hess Skandrani


J’ai écrit ce texte en 1998, suite à mes voyages et participation à des congrès de base ou secondaire, à Tripoli ou à Syrte, à des réunions avec des congrès populaires, à des conférences sur la démocratie directe ou sur l’écologie et le pacifisme.

Je ne sais pas où en sont les Libyens sur leurs propositions de démocratie participative et directe. La Jamahriya, en s’ouvrant au libéralisme, dès la levée de l’embargo (je pense que c’était une des conditions émises par les USA afin de lever l’embargo) a essayé de foncer dans la société de consommation et de production capitaliste. Elle a de ce fait réduit la redistribution et je pense que cela a généré beaucoup de mécontentement. Et, c’est peut-être, je n’oserais l’affirmer, une des raisons qui ont fait que certains déçus du système ont rejoint les rebelles qui étaient orchestrés pour détruire la Jamarhiya.

LA SOCIETE LIBYENNE, LES CONGRES POPULAIRES, LES DIFFERENTS COMITES

« La Jamahiriya Arabe Libyenne Populaire Socialiste » est dirigée par l’ensemble des Congrès Populaires, les différents comités auxquels participe l’ensemble de la population. Ces différents Congres populaires : les Congrès Principaux, Secondaires, Municipaux, le Congres Général, les Comités Sectoriels, puis les Comités révolutionnaires, sont difficile à comprendre, à étudier, à expliquer. En effet, la différence de conception d’organisation et de gestion de la société au delà de la différence culturelle voire civilisationnelle est énorme. Dans nos sociétés où tout accès au bien être ou tout simplement à la décence de vie se fonde sur la compétition en se servant des conflits et rivalités pour opposer les individus, les groupes, les communautés, où tout se définit par la course au pouvoir, au désir de posséder toujours plus, d’être le meilleur, le seul, des sociétés fondées sur la participation, la palabre, le débat et la démocratie de base paraissent utopiques. Même si nous sommes conscients que notre système de pensée, d’organisation, de mise en pratique sociale ou politique génère toute une série d’exclusions, de frustrations, de violences, d’atteintes à la vie sociale et environnementale, nous nous imaginons toujours pouvoir l’améliorer et nous refusons de chercher à comprendre ce qui se fait et s’invente ailleurs, surtout si cet ailleurs est qualifié de pays terroriste, car essayant d’inventer une autre forme d’organisation de sa société en dehors des sentiers battus.

J’ai été surprise, durant les nombreux séjours effectués à Tripoli, Syrte, Mosrata , Sebrata ou ailleurs, de la facilité de discussion des Libyens/ennes sur leur société, l’élaboration des projets, les prises de décision, leur esprit critique, leur conscience planétaire.
J’ai rencontré des gens engagés à différents niveaux dans les Congrès, très ouverts, très communicatifs et en même temps très curieux de nos modes de vie, de notre culture et de tout ce qui se passe au delà de la Méditerranée.
Les femmes surtout, certaines vêtues à l’orientale d’autres à l’occidentale, très présentes dans les différents congrès, nous posent beaucoup de questions sur la place des femmes dans les sociétés européennes, veulent échanger les expériences vécues et les acquis sur le statut de la femme. Elles nous expliquent qu’elles participent à toutes les décisions, à la gestion, à l’élaboration des projets et savent – contrairement aux idées reçues – s’imposer dans les débats. Elles se réunissent aussi dans des comités populaires spécifiquement féminins pour apporter des propositions communes dans les différents congrès.

LA PARTICIPATION DE LA POPULATION DANS LES DIFFÉRENTS CONGRES .

– Le congres principal ou de base.

Le congrès principal ou de base dépend de la situation géographique, de la tradition et de la population qui y réside. Les habitants d’un village, d’un quartier – d’un lieu de campement pour les nomades – se réunissent et fondent un congrès de base. Ils discutent d’un problème spécifique les concernant directement – la construction d’une route, d’une école ou autre lieu public etc. -; ils font des propositions, en débattent et cherchent des moyens pour résoudre ce qui pose problème, en y associant étroitement les opposants au projet. Les discussions peuvent durer longtemps pour trouver un compromis acceptable par tous et qui ne lèse personne.

Tous et toutes, dès l’âge de 16 ans sont impliqués dans les congrès : hommes, femmes, vieux, jeunes, avec ou sans appartenance politique ou sectorielle. Une personne = une voix.
Tous négocient ensemble avec comme objectif de préparer les propositions qui seront à leur tour discutées dans les autres congrès populaires : les congrès secondaires, puis municipaux pour ce qui concerne la région ou le département, le congrès général pour ce qui concerne l’ensemble du pays.
Tous les membres de ces congrès, principal ou de base sont en même temps impliqués de par leur profession ou leur fonction dans différents congrès catégoriels : ouvriers, paysans, étudiants, commerçants, artisans, artistes, fonctionnaires, intellectuels, scientifiques, etc. Ils peuvent aussi créer ou s’intégrer dans des comités populaire selon leur rôle social ou associatif.

Ces différents comités fonctionnent comme les congrès de base, c’est à dire : en démocratie directe., fondée sur la recherche du consensus. Ce qui est souvent très long et très astreignant, mais ne lèse personne car tout le monde peut s’exprimer et intervenir directement dans le débat de société sans être représenté par un délégué. Les congrès de base responsabilisent surtout les jeunes, car tout y est discuté : l’économie locale et générale, le social, la culture, la gestion, les arts, l’environnement et le cadre de vie.

Chaque congrès dispose d’un secrétariat désigné selon les compétences de chacun. Il convoque les réunions et prépare l’ordre du jour, rédige les résolutions adoptées et les rapports qui seront proposés aux autres congrès avant d’atterrir au congrès général. Chaque congrès est assisté de deux juristes désignés par le congrès.
Tout habitant du lieu assiste à ces congrès de base, même les membres du congrès générale qui gèrent le pays.

Plusieurs commissions sont rattachées à ces congrès de base, plus ou moins nombreuses, selon le nombre d’habitants ou selon les dossiers à discuter. Les décisions finales sont prises par l’ensemble du congrès de base, du secrétariat, des commissions, des comités populaires. Cet ensemble s’appelle  » l’Union Populaire Générale  » applique les décisions concernant le local. Il a aussi son propre secrétariat, désigné comme celui du congrès de base; selon les compétences, l’ancienneté ou l’investissement dans le congrès.
Il n’y a pas d’élections, personne ne délègue sa voix, les décisions se prennent à main levée, chacun s’implique directement.
Le congrès de base villageois ou de quartier est le lieu de proposition le plus important, c’est pour cette raison qu’il est appelé  » congrès principal « .

– Les congrès secondaires et municipaux :

Les décisions du congrès de base ou principal passent par un congrès secondaire qui fonctionne de la même façon que le congrès de base ou que chaque comité populaire. Après discussion et résolution des différents dossiers au congrès de base, puis secondaire, les propositions arrivent au congrès municipal.
Les congrès secondaires, puis municipaux affinent les propositions des congrès principaux avant de les appliquer au niveau local puis régional.

– Le congrès général populaire :

L’ensemble de tous ces congrès constitue le  » Congrès Général du peuple Libyen  » qui gère tout le pays. Il est composés de 5OO personnes qui sont pratiquement toutes passées d’un congrès à un autre, toujours selon leur compétences, leur investissement, leur ancienneté et qui continuent à y participer.
Le rôle du congrès général populaire est de réunir tous les congrès de base, leurs secrétariats, leurs comités populaires, leurs différentes commissions, les congrès secondaires et municipaux entre eux et d’appliquer les décisions prises qui concernent le pays.
Tous ces congrès – où les hommes et les femmes sont représentés à égalité – se réunissent au minimum trois fois par an.
Ils sont issus de l’enseignement de l’Islam, donc ne sont pas coupés des racines, de la tradition, de la culture, de la spiritualité.

– Le congrès général du peuple arabe :

Un congrès général du peuple arabe avec des représentants des Etats et des peuples arabes, largement transfrontière et des immigrés arabes travaillant en Libye a été fondé en 1977 et tente d’unifier le monde arabe.

L’ORGANISATION DE LA SOCIÉTÉ LIBYENNE

L’ensemble de la société, ainsi que toutes les structures économiques, sociales, culturelles, artistiques, sanitaires ou autres, fonctionnent sous les mêmes principes. Les facultés, les entreprises, les centres de soin, les hôpitaux, les centres de sécurité sociale que j’ai visité sont en autogestion, les décisions sont prises à la bas et par tous.

L’économie, les finances :

Le congrès général populaire s’occupe de la gestion de tous les biens liés aux ressources pétrolières, des importations, exportations des gros investissements civils et militaires.
Il n’y a pas de prélèvement de taxes ou d’impôts d’aucune sorte sur le peuple. L’eau, l’électricité ainsi que le téléphone local, l’habitation, l’enseignement primaire comme secondaire ou universitaire est fourni gratuitement. Le logement est attribué selon la grandeur de la famille et donc de l’espace qui lui est nécessaire. Personne n’est propriétaire ou locataire de son habitation. Les biens immobiliers sont gérés par le congrès et appartiennent à la collectivité. La propriété privée n’existant pas, le principe est le même dans les entreprises : personne ne peut employer quelqu’un donc exploiter , chacun est son propre patron. L’ensemble de la société définit les besoins et répartit la production et les biens selon les besoins de chacun.
Les entreprises :

Dans les unités de production et usines textiles que nous avons visitées, les ouvriers / ères gèrent eux et elles même leurs entreprises. La production, les horaires de travail, l’achat des matériaux, la vente de la production, le budget investi et réinvesti, le tarif horaire, le nettoyage, tout est discuté et appliqué en commun à travers les comités populaires.
La sécurité sociale :

Tous les soins sont gratuits : visite médicale, médicaments, hospitalisation, rééducation etc……
La sécurité sociale couvre tous les risques – maladies accidents – et, pour les inactifs – chômeurs, malades, personnes handicapées, âgées – fournit une allocation.
Les retraites : La retraite se prend en principe à 55 ans pour les femmes, à 65 ans pour les hommes. Mais chacun peut choisir sa retraite. Ceux ou celles qui ont travaillé durant vingt ans peuvent cesser leur activité. Ils touchent 80% de leur retraite. La base de calcul de la retraite est de 30% plus élevée que le salaire. C’est le congrès général populaire qui redistribue toutes les retraites ainsi que les autres allocations.
Les facultés :

Les étudiants participent à travers les comités au choix des disciplines, des filières, à la gestion, à l’administration de leur université. C’est une décision collective entre professeurs, étudiants et administration qui prévoit la gestion de l’année à venir. Nous avons visités plusieurs facultés et avons constaté qu’elles fonctionnent toutes sur le même principe. Elles sont surtout très mixtes. Nous avons constaté que pour les études supérieures – surtout concernant le troisième cycle – , dans n’importe quelle discipline, les jeunes filles étaient plus nombreuses que les garçons.
J’ai souvent participé à des colloques, congrès ou rencontres , fait des interventions ou présidé des débats sur différents sujets – démocratie directe, statut de la femme, écologie ou alternatives – dans l’amphi de la faculté  » El Fatah  » à Tripoli, en présence de nombreux étudiants et professeurs.

LA RECHERCHE DE LA DEMOCRATIE DIRECTE

Toute les recherches sur la démocratie, la participation, le pouvoir, la gestion, la représentation sont élaborées, comparées, discutées sous forme de débats au « Centre des Etudes du Petit Livre Vert « .
La recherche de la démocratie directe a passé et passe toujours par les comparaisons avec les démocraties qui ont existé, échoué ou se sont transformées en dictature.
Le centre est aussi le centre de la mémoire, de l’histoire du peuple, de la géopolitique et de l’organisation sociale. Il a pour principe de mener des études sur les différentes formes de pouvoir dans le monde – dictatures, partis multiples et représentations parlementaires -, sur la défense des libertés et l’affranchissement de l’individu ainsi que sur la connaissance des valeurs humaines. On y oeuvre aussi pour créer des liens entre le monde arabe et l’Occident, dont la France, le pays de la révolution de 1789.
C’est un établissement gouvernemental indépendant du congrès général populaire. Il est géré par un « Comité Populaire International » composé d’intellectuels, de professeurs, de politologues du monde entier. Leur principe de base est le dialogue et l’échange d’idées transfrontières. Ils étudient et décortiquent les démocraties existantes pour trouver, en les comparant des solutions acceptables. Il y a plus de 6 000 penseurs et savants qui collaborent avec le centre ainsi que plusieurs mouvements culturels internationaux. Nous avons discuté sur quelques pistes de recherche :

La recherche sur le pouvoir :

Toutes les formes de pouvoir ont été examinées : depuis la famille primitive, les tribus, les clans, les communautés, jusqu’à la représentation parlementaire.
Il y a toujours et partout, selon la carte géographique du monde, la confrontation au monopole du pouvoir. La lutte est toujours menée entre celui ou ceux qui détiennent le pouvoir et celui ou ceux qui veulent le prendre, que ce pouvoir soit privé ou d’état. Dans les régimes à parti unique, le président est aussi celui du parti au pouvoir. De même tous les ministres, les hauts fonctionnaires ainsi que les banques, la police et l’armée sont les cadres du parti au pouvoir. Sous les régimes à partis multiples, tout est fondé sur la compétition entre les différents partis qui se disputent le pouvoir. Celui qui gagne est prêt à tous les compromis et magouilles pour éviter que les autres ne lui prennent son pouvoir. Il ne pourra de toute façon pas évoluer car les autres le guettent, et au moindre faux pas, le dénoncent.
Le pouvoir doit être aux mains de tous. La démocratie parlementaire est une fausse démocratie car elle est déléguée et pas directe. Les électeurs mettent un bulletin dans l’urne et ne contrôlent plus rien. Ils deviennent passifs. La décision et la mise en application des décisions est plus dynamique si c’est le peuple qui décide.
« Des milliers de salles de décision et pas seulement une ». Tout le monde doit détenir son sort entre ses mains. « Plus d’esclaves, plus de maîtres ». C’est la raison d’être des différents congrès et comités populaires.

La recherche sur la richesse :

Qui doit posséder la richesse ?
Dans le besoin et la satisfaction du besoin réside la liberté. Celui qui détient votre besoin devient le maître. Le capitalisme et le marxisme sont les revers de la même médaille. D’un côté, il y a le pôle qui possède, de l’autre les démunis qui offrent leur force de travail. Dans le premier cas ce sont les couches patronales qui possèdent tout, dans le second c’est l’Etat qui détient la richesse.
Dans la troisième théorie universelle, tout le monde est associé. Le capital et l’effort physique ou intellectuel sont associés pour le bien-être des deux parties. La loi naturelle est en effet le critère, la référence et la source unique des rapports humains. Elle a donné naissance à un socialisme fondé sur l’égalité des facteurs de production et assuré la répartition à peu près équitable des produits de la nature entre les individus.
L’exploitation de l’être humain et la constitution par un individu d’une fortune dépassant ses besoins constituent une entorse à la loi naturelle et l’amorce d’une perversion et d’une déviation dans la vie de la société ainsi que le signe d’une société d’exploitation.

Les recherches sur le social :

La force motrice de l’histoire humaine est le facteur social, c’est à dire le facteur national.
Le lien social qui assure la cohésion de chaque groupe humain, de la famille à la tribu, de la région à la nation est le fondement même de la dynamique de l’histoire. La famille est la cellule de base de la société avec la liberté de la femme et l’égalité sociale entre les deux sexes pour arriver à une société juste et cohérente. Ce n’est pas la politique qui doit primer sur le social, mais le contraire pour une meilleur qualité de vie.

Toutes ces recherches et débats mériteraient d’être largement approfondis. Il est sûr que rien n’est jamais parfait, ni surtout statique car les sociétés bougent avec leur histoire et sont capables à chaque période d’inventer des formes nouvelles de gestion de leur vie.
Les libyens/ennes ont au moins le mérite d’essayer une forme de démocratie qui leur est propre. Ils reconnaissent eux même qu’elle n’est pas exportable.
Ont-ils/elles trouvé la méthode la moins inégalitaire ? Réussissent-ils/elles à y associer tout le monde ? Auraient-ils réussi à mettre en place ce type d’organisation sans la richesse apportée par le pétrole ? Est-ce qu’elle peut apporter un début de réponse à la mondialisation de l’économie et de la culture ? peut-elle continuer à se développer à côté de la pensée dominante ?
Voici quelques questions, ainsi que d’autres à poser et à discuter lors d’une rencontre qui peut se prépare entre une délégation française et des interlocuteurs libyens en octobre 1998.

Ginette SKANDRANI
Juillet 1998
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