« Top secret america » : aux Etats-Unis, un monde caché hors de tout contrôle par Dana Priest et M.Arkin
30 septembre 2011
« Top secret america »: aux Etats-Unis, un monde caché hors de tout contrôle
par Dana Priest et William M. Arkin (Washington Post – 2/9/11) – Traduction (extraits) : Xavière Jardez
L’éventuelle prolongation de la présence des troupes US en Irak, l’envergure de l’ambassade américaine en Irak, qui ne comportera pas moins de 16 000 personnes (!) au statut flou, l’immense pouvoir occulte délégué à une organisation telle que le JSOC (Joint Special Operations Command), comme exposé ci-dessous dans un article paru dans le Washington Post, laissent planer des doutes sur la capacité de l’Irak à assurer sa souveraineté et son indépendance.
Les drones militaires et les forces paramilitaires de la CIA ont tué des dizaines de chefs d’Al-Qaïda et des milliers de ses soldats. Mais, il existe une autre organisation mystérieuse qui, elle aussi, a éliminé encore plus d’ennemis des Etats-Unis au cours de la décade qui a suivi le 11 septembre.
Les agents de la CIA ont emprisonné et interrogé près d’une centaine de terroristes présumés dans leurs prisons secrètes éparpillées dans le monde mais les hommes de cette autre organisation en ont interrogé dix fois plus dans des prisons qu’elle seule contrôle en Irak et en Afghanistan.
Depuis les attaques du 11 septembre, ce groupe d’hommes (et quelques femmes), a été multiplié par dix tout en maintenant un degré de clandestinité sans aucune mesure avec celle de la CIA. « Nous sommes la matière noire, nous sommes la force qui ordonne l’univers mais on ne peut nous voir ». C’est en ces termes qu’un homme de SEAL Marine (initiales pour mer, air et terre) décrit son unité sous couvert d’anonymat.
Choisir les individus
à mettre sur sa liste de cibles
et les tuer plutôt que de les capturer
Les SEALs font partie du Commandement des Opérations Spéciales de l’armée américaine connu sous l’acronyme de JSOC (Joint Special Operations Command), qui, d’une petite équipe de sauvetage d’otages est devenue une armée secrète. Quand des membres de cette force d’élite a tué Ossama ben Laden, en mai dernier, au Pakistan, les chefs ont célébré non seulement le succès de l’opération, mais le fait que peu de gens connaissaient leur commandement, basé à Fayetteville, NC. Peu d’informations ont circulé, jusqu’à présent, dans le public sur cette organisation.
Deux présidents et trois secrétaires d’Etat ont assez souvent demandé au JSOC de monter des missions de contre espionnage et des raids mortels en Irak et en Afghanistan mais aussi dans des pays avec lesquels les Etats-Unis n’étaient pas en guerre, notamment, le Yémen, le Pakistan, la Somalie, les Philippines, le Nigeria et la Syrie. « La CIA n’a ni la taille ni l’autorité pour faire ce que nous pouvons faire » dit-on chez les JSOC.
Le président a, aussi, conféré au JSOC le pouvoir de choisir les individus à mettre sur sa liste de cibles – et de les tuer plutôt que de les capturer. Des critiques ont dénoncé cette chasse à l’homme individuelle, la considérant comme un assassinat, une méthode interdite par la loi américaine. Cette liste n’est en rien rattachée à une liste similaire de la CIA, mais qui comporte moins de noms.
Créée en 1980, mais réinventée ces dernières années, le JSOC est passé de 1800 personnes avant le 11 septembre à 25000, nombre qui fluctue en fonction des missions. Elle a son propre service de renseignement, ses propres drones, et avions de reconnaissance, même ses propres satellites. Elle a aussi ses propres cyber-guerriers, qui, en septembre 2008, ont fermé tous les sites des djihadistes qu’ils connaissaient. Le secret est la marque de fabrique de cette unité ; quand ses membres travaillent au sein d’agences ou ambassades US, à l’étranger, ils se dispensent de porter l’uniforme, ou tout autre nom ou grade, au combat… Le JSOC prend ses ordres directement du Président ou du Secrétaire à la Défense et est dirigé et sous le contrôle d’un commandement strictement militaire.
Sous le Président Bush, les opérations du JSOC étaient rarement soumises au regard du Congrès, ni avant ni après d’ailleurs car les conseillers du gouvernement considéraient leurs activités comme « des activités militaires traditionnelles ». Obama a adopté exactement la même position mais il a insisté pour que les opérations sensibles du JSOC soient présentées à un comité du Congrès spécialement sélectionné.
Force létale
La première mission du JSOC en 1980, l’Opération Griffe de l’Aigle (Eagle Claw) consistait en une mission de sauvetage des diplomates retenus en otages par les étudiants iraniens à l’ambassade US à Téhéran et s’est terminée par une collision dans le désert et la mort de huit des membres de l’équipe. L’extrême « discrétion » de l’unité engendrait la méfiance des chefs militaires traditionnels et on n’y eut plus recours.
Le Secrétaire à la Défense, Ronald Rumsfeld, se gaussant de ce que la CIA avait pénétré la première en Afghanistan et frustré de la lenteur de l’armée, a insufflé une nouvelle vie à l’organisation. Le noyau du JSOC regroupe la Force Delta, le SEAL de la marine, le 24ème Special Tactics Squadront de l’armée de l’air, le 160th Special Operations Aviation Regiment de l’armée et le 75 Ranger Regiment.
Le caractère dangereux de la JSOC s’est manifesté en décembre 2001, dans les montages de Tora Bora où, dans les nuits du 13 et 14 décembre, JSOC a tué tant de forces ennemies qu’il a fallu enlever les cadavres des combattants d’Al-Qaïda par camions le lendemain. Mais elle a aussi commis des fautes : le 1er juillet 2002, dans ce que la Rand Corporation a qualifié « la pire attaque dévoyée de toute la guerre » une équipe de reconnaissance de la JSCO à la poursuite de Talibans est tombée dans une embuscade. Un AC 130 a tiré sur six sites dans le village de Kakarak ; tuant des centaines de civils. « L’incident du mariage » du nom qui lui a été donné parce que ceux qui assistaient à ce mariage ont été pris pour cible a convaincu les Afghans que les forces américaines n’avaient aucun respect pour la vie des civils.
Il n’empêche que, le 16 septembre 2003, Rumsfeld a signé un ordre renforçant la position du JSOC comme centre mondial du contre-terrorisme, et établissant une liste de 15 pays et les activités permises selon certains scénarii avec les approbations préétablies pour les appliquer. En Irak et en Afghanistan, il n’y avait pas besoin d’autre accord pour toute action contre Al-Qaïda. Dans d’autres pays, comme l’Algérie, l’Iran, la Malaisie, le Mali, le Nigeria, le Pakistan, les Philippines, la Somalie et la Syrie- les forces du JSOC devaient requérir l’accord tacite du pays concerné ou au moins un blanc seing des hauts échelons de la chaîne de commandement. Aux Philippines, par exemple, le JSOC pouvait entreprendre une action psychologique pour confondre ou piéger les agents d’Al-Qaïda, mais avait besoin d’une approbation de la Maison Blanche pour toute action mortelle…
A l’automne 2003, le JSOC eut un nouveau commandant qui désirait en faire l’arme la plus efficace de l’arsenal du contre-terrorisme des Etats-Unis. De son perchoir de vice-directeur des opérations de l’Etat-Major, Mc Chrystal en était venu à croire qu’au plus niveau du gouvernement, on détestait prendre des décisions. Personne ne voulait avoir tort, aussi posait- on plus de questions ou ajoutait-on des procédures au processus.
Mc Chrystal se devait donc de « se glisser hors du trou » de l’administration suffocante de Washington. Il déménagea son quartier général dans la base de Balad à 60 kms de Bagdad et s’installa dans un vieil hangar avec trois centraux de communications : un pour combattre les affiliés à Al-Qaïda, un autre pour les extrémistes chiites dans le pays et un troisième pour lui-même pour contrôler toutes les opérations. (…)
Aucune guerre moderne n’est gagnée
simplement par l’élimination
mathématique de l’ennemi
Tuer l’ennemi était le morceau le plus facile, grâce aux immenses moyens technologiques, mais le trouver ne l’était pas. Mais grâce à Roy Apseloff, directeur du Centre National pour l’Exploitation des Médias, l’agence gouvernementale US pour l’analyse des documents saisis par la communauté du renseignement et les militaires, JSOC put recueillir un nombre considérable d’informations….
L’autre défi était d’origine humaine : les interrogateurs étaient mal formés et ignoraient tout de leurs détenus, ne sachant quelle question poser, comment les poser efficacement… Avant même que les photos sur Abu Ghraib n’apparaissent en 2004, un rapport confidentiel avertissait que des éléments du JSOC battaient les prisonniers et les détenaient dans des endroits secrets. Lorsqu’ils ne trouvaient pas les hommes dans les maisons fouillées, ils emmenaient les femmes, les mères et les filles. Le rapport concluait au caractère contreproductif de ces méthodes pour obtenir le soutien des Irakiens.
Une autre enquête sur le JSOC, en 2004, réalisée sur une période de quatre mois montra que les interrogateurs ne fournissaient aux prisonniers que de l’eau et du pain ; d’autres prisonniers étaient entassés dans des cellules si peuplées qu’ils ne pouvaient ni se tenir debout ni se coucher tandis que leurs gardiens jouaient de la musique à haut volume pour les priver de sommeil. D’autres encore étaient déshabillés, trempés dans de l’eau froide et ensuite interrogés dans des pièces à air conditionné ou dehors dans le froid. …
Le caractère dangereux du JSOC ressort du nombre de morts qu’il fit. En 2008, en Afghanistan seul, ses commandos ont frappé 550 cibles et fait à peu près un millier de morts. En 2009, ils ont exécuté 464 opérations et tué de 400 à 500 personnes. Lors de la descente de l’Irak dans le chaos, à l’été 2005, JSOC conduisait 300 raids par mois….Mais si tuer signifie gagner la guerre, le livre sur le JSOC pourrait être écrit. Or, aucune guerre moderne n’est gagnée simplement par l’élimination mathématique de l’ennemi. Même à une époque d’armes « intelligentes » les accidents surviennent qui peuvent entraîner des reculs politiques majeurs.
Chaque raid du JSOC qui a blessé ou tué des civils, détruit leur maison ou leur source de revenus est devenu source de plaintes si lourdes que leurs effets contreproductifs, jusqu’à ce jour, sont difficiles à évaluer. Le taux de précision dans la cible visée (individu, maison, business) est pour le JSOC de seulement 50%, ce qu’il considère comme un bon score…
Lors des raids les plus durs, Mc Chrystal s’est souvenu de la description de Lawrence d’Arabie des « cercles de chagrin » ou le choc émotionnel ressenti par des petits groupes de combattants devant les morts. Fortement influencé par la vie de Lawrence, Mc Chrystal a vu dans ses troupes, des forces tribales des temps modernes : dépendantes les unes des autres pour la survie et l’attachement…
… Le Département à la Défense a assigné au JSOC un plus grand rôle dans un domaine non militaire, dont celui de suivre le flux de fonds des banques internationales vers les réseaux terroristes. Il l’a aussi engagé dans des « opérations psychologiques » rebaptisées « opérations militaires d’information » et a envoyé des petites équipes de JSOC en habits civils dans les ambassades US pour les aider dans leurs campagnes en direction des médias.
Lors de son arrivée à la Maison Blanche, Obama a chouchouté l’organisation et s’en est servi plus que son prédécesseur. En 2010, il a secrètement dirigé des troupes du JSOC au Yémen pour éliminer les chefs d’Al-Qaïda dans la péninsule arabe. Le Printemps arabe a obligé la Maison Blanche à différer certaines opérations du JSOC.
Mais en dehors de réseaux terroristes, l’ennemi de longue date du JSOC reste en fait la bureaucratie à Washington…
Version intérale : « Top Secret America : The Rise of the New American Security State » par Dana Priest et William M.Arkin
http://www.washingtonpost.com/world/national-security/top-secret-america-a-look-at-the-militarys-joint-special-operations-command/2011/08/30/gIQAvYuAxJ_story.html
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