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30 décembre 2024

La reconquête de la Libye et la putréfaction morale de l’extrême-gauche européenne par Bahar Kimyonpur


 

5 décembre 2011

Comment le mouvement anti-guerre a-t-il laissé faire ? Comment des militants avertis en sont-ils parvenus à gober tout ce que Sarkozy, TF1, Le Monde, France 24 et le Figaro leur balançaient sur Kadhafi ? Comment se peut-il que des êtres doués d’une conscience et d’une intelligence aigues n’aient pas tiré les leçons de la tragédie afghane ou irakienne qui se déroule encore sous leurs yeux ? Comment l’extrême gauche européenne en a pu arriver à applaudir la coalition militaire la plus prédatrice du monde ? Comment se fait-il que le lynchage d’un chef d’Etat tiers-mondiste, torturé à coups de pieds, de poings et de crosses de fusil, sodomisé avec un tournevis, le supplice d’un grand-père de 69 ans qui a vu quasi toute sa famille anéantie, bébés compris, ait réuni dans une même chorale les « Allah ou Akbar » de djihadistes voyous, les « Mazel Tov » du philosophe légionnaire franco-israélien Bernard-Henri Lévy, les tchin-tchin des Messieurs de l’OTAN, l’explosion de joie cynique d’Hillary Clinton diffusée sur la chaîne CBS et les hourras des pacifistes européens ?

 

On se rappellera que pour empêcher l’invasion de l’Irak dont le régime était bien plus despotique que celui de Mouammar Kadhafi, nous étions parfois dix millions à travers le monde. De Djakarta à New York, d’Istanbul à Madrid, de Caracas à New Delhi, de Londres à Pretoria, nous avons mis notre hostilité envers la dictature baathiste en sourdine pour arrêter l’acte le plus irréparable, le plus destructeur, le plus lâche, le plus terroriste et le plus barbare qui soit, à savoir la guerre.
En dehors des nombreuses manifestations de soutien à la Jamahiriya libyenne organisées sur le continent africain et dans une moindre mesure en Amérique latine et en Asie, la solidarité avec le peuple libyen, a été quasi inexistante. Ce peuple composé d’une myriade de tribus, de coutumes et de visages, ce peuple qui a commis le crime d’aimer son dirigeant et « dictateur », d’appartenir au mauvais camp, à la mauvaise tribu, à la mauvaise région ou au mauvais quartier, n’a eu droit à aucune compassion.

Les médias aux ordres ont ignoré l’existence de ce peuple qui, le 1er juillet encore, était un million dans les rues de Tripoli à défendre sa souveraineté nationale, sa révolution authentique et ce, au nez et à la barbe des chasseurs bombardiers de l’OTAN. Au même moment, un autre peuple, quasi identique à celui de Tripoli, un peuple tout aussi innocent qui pourtant n’a jamais mobilisé plus de quelques dizaines de milliers de manifestants même avec l’appui massif des commandos qataris [1], des propagandistes du djihad venus d’Egypte, de Syrie ou de Jordanie [2], même avec les techniques de cadrage trompeuses des caméras d’Al Jazeera amplifiant l’effet de foule, fut désigné « peuple à lui tout seul ».

Ce peuple-là bénéficia de toutes les faveurs et de toutes les attentions. De toutes les armes et de toute l’impunité aussi. L’humanisme paternaliste et intéressé de l’OTAN à l’égard de ce pauvre peuple a ému nos gauchistes au point de leur faire dire : « Pour une fois, l’OTAN avait raison d’intervenir ».
Sans doute que le mirage des bouleversements sociaux que l’on appelle abusivement « printemps arabe » a contribué à brouiller les pistes, sans doute que la volte-face (coïncidant avec la démission de nombreux journalistes indépendants) des chaînes satellitaires arabes comme Al Jazeera qui sont désormais le joujou des pétromonarchies du Golfe et des stratèges américains ont semé la confusion, sans doute que la propagande de guerre était cette fois mieux préparée, sans doute que les rodomontades de Mouammar Kadhafi et de son fils Saïf Al Islam sciemment mal traduites par les agences de presse internationales ont aidé la propagande occidentale à rendre ces hommes détestables. Tout cela ne peut cependant expliquer l’incroyable silence approbateur des mouvements alternatifs européens prônant le changement social.

Défendre le faible contre le puissant
Depuis l’aube de l’humanité, s’il est une vertu qui a toujours élevé l’homme, c’est le sens de la justice. Quand la justice vient à manquer, parfois, les hommes sont pris d’une soif inextinguible et se battent pour elle au prix de leur vie. Dans l’histoire, divers courants philosophiques et mouvements sociaux ont un jour pris fait et cause pour la justice.
De nos jours et dans nos contrées, les femmes et les hommes qui brûlent pour Dame Thémis se disent souvent de gauche. Ils ont fait de la défense du faible contre le puissant leur combat, parfois leur raison d’être. Ils rejettent catégoriquement la loi du plus fort. Scrutant l’histoire, ces amoureux de la justice se placent quasi par réflexe du côté des Spartiates face aux troupes perses du roi Xerxès, du côté des Gaulois ou des Daces face aux légions romaines, du côté des Aztèques ou des Incas face aux Conquistadores de Pizarro ou de Cortes ou encore du côté des Cheyennes face à la cavalerie étasunienne du colonel Chivington ou du général Custer [3].

Le Juste n’est pas dupe. Il sait que c’est au nom de nobles causes comme la civilisation, la modernité ou les droits de l’homme que le colonisateur a réduit les « Barbares » en esclavage et exterminé près de 80 millions d’Indiens d’Amérique.

Il sait aussi qu’en défendant le droit à la vie des Amérindiens par exemple, il cautionne indirectement des sociétés qui menaient des luttes fratricides ou des guerres d’annexion, qui pratiquaient le sacrifice humain ou le scalp. Le Juste est conscient que si l’on s’oppose à la guerre en Irak, on reconnaît implicitement la souveraineté nationale de l’Irak et donc, le maintien au pouvoir du régime de Saddam Hussein. Ce paradoxe n’a pas empêché le Juste de s’indigner du traitement réservé par le régime baathiste irakien ou par la Jamahiriya libyenne à leurs opposants. Il a légitimement dénoncé les abus de pouvoir de certains privilégiés du système Kadhafi, à commencer par le Guide lui-même, sa famille et son clan, les tortures et les exécutions sommaires perpétrées par les services de sécurité libyens, les opérations de séduction que le régime a lancées vers les puissances impérialistes dont il a graissé la patte des chefs d’Etat.

Mais lorsque les opposants libyens se sont compromis aux pires ennemis de l’humanité, lorsqu’ils sont devenus de vulgaires agents de l’Empire et se sont à leur tour livrés à des actes de barbarie notamment contre les loyalistes, leurs familles, les Libyens noirs et les émigrés subsahariens, nos Justes n’ont pas bronché. Ils n’ont pas dénoncé l’imposture. Ils auraient pu dire : « plutôt que de faire la guerre en Libye, sauvons la Corne de l’Afrique sacrifiée par les marchés financiers ».

En détruisant le pays le plus prospère et le plus solidaire d’Afrique pendant que la Corne de l’Afrique agonisait par la famine et la sécheresse, l’Empire nous a offert une occasion unique de lui porter un coup en pleine figure. Mais au lieu de rappeler cette cruelle réalité aussi intelligible et concrète qu’un slogan de lutte, nos Justes se sont terrés dans leur silence, se contentant de rabâcher les mêmes vieux clichés sur le régime libyen pour se donner bonne conscience et justifier leur couardise.
Pourtant, le Juste ne se tait jamais avec les lâches comme il ne hurle jamais avec les loups. Il ne renvoie jamais dos à dos le petit et le grand tyran. Non pas qu’il apprécie le petit tyran mais il estime que dans un monde où le Léviathan atlantiste est caractérisé par une voracité, une violence et une félonie sans égal, il est indigne de s’allier à lui pour écraser le petit tyran, en l’occurrence Kadhafi.
Si la résistance anti-régime qui s’est déclarée en Cyrénaïque, fief des monarchistes, des salafistes et autres agents pro-occidentaux, avait repris à son compte le moindre slogan anti-impérialiste, si elle avait été un tant soi peu patriotique, progressiste, intègre, conséquente et organisée, dès lors, la question de soutenir celle-ci ne se serait pas posée étant donné qu’avec un tel programme et un tel profil, à défaut de pouvoir la corrompre, l’OTAN aurait au moins tenté de soutenir le camp adverse, à savoir celui de Kadhafi.

Or, dès le début de l’insurrection, il paraissait évident que la présence en son sein de quelques intellectuels et cyber-dissidents potiches bénéficiant d’un appui médiatique exceptionnel (alors que visiblement ils ne représentaient qu’eux-mêmes et leurs protecteurs occidentaux) ne faisait pas d’elle un mouvement démocratique et révolutionnaire.
Par conséquent, en Libye, le Juste devait défendre Kadhafi malgré Kadhafi. Il devait le défendre non pas par sympathie pour son idéologie ou ses pratiques mais par réalisme. Parce que malgré certains aspects douteux de ses manœuvres diplomatiques et de son mode de gouvernance, pour la Libye, l’Afrique et le Tiers-monde, Kadhafi représentait avec ses investissements économiques, ses programmes sociaux, son système laïc, ses tentatives (certes ratées) d’instauration d’une démocratie directe garantie par la Charte verte de 1988, sa politique monétaire bravant la dictature du franc CFA et finalement, ses forces armées, la seule alternative réelle et concrète à la domination coloniale à défaut d’avoir mieux dans une région dominée par des courants obscurantistes et serviles.

 

Silvio Berlusconi reçoit Muammar Kadhafi arborant la photo d’Omar Mukhtar, le héros de la résistance libyenne à la colonisation italienne. L’image montre la pendaison du héros libyen après son arrestation par les fascistes italiens, en 1931. Kadhafi obtient de l’Italie des excuses et une indemnité de 5 milliards de dollars pour le crime de colonialisme.

La niaiserie des « ni-ni »
Ni l’OTAN ni Slobodan. Ni Sam ni Saddam. Ni les USA, ni les Talibans. A chaque guerre, ils nous servent la même recette. Face à un prédateur comme jamais l’humanité n’en a connu auparavant qui désormais maîtrise terre, mer et ciel, un ennemi sans foi ni loi qui s’est juré de mettre l’humanité à genoux et de faire régner le siècle américain, leur devise est un vibrant « ni-ni ». Alors que le pot de fer a atomisé le pot de terre, tout ce qu’ils trouvent à dire, c’est un simple « ni-ni ». Cette posture d’apparence innocente a pour seul effet de décourager et de démobiliser les forces démocratiques et pacifistes. Elle offre donc un chèque en blanc aux forces qui dirigent les opérations de conquête de la Libye.
Parmi les « ni-ni », certains intellectuels se réclamant du trotskisme comme Gilbert Achcar ont hélas applaudi la guerre de conquête de l’OTAN [4].

D’autres comme le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) ont adopté une posture schizophrénique, oscillant entre critique « protocolaire » de l’OTAN (faut quand-même pas qu’on passe pour des pro-impérialistes tout de même) et approbation de sa mission d’élimination de Kadhafi [5].

D’autres militants proche de la même mouvance [6], ont été jusqu’à lancer des appels à l’armement des mercenaires djihadistes à la solde de l’OTAN, ces mêmes fanatiques qui veulent en découdre avec le nationalisme de Kadhafi considéré comme une menace à leur projet panislamique, qui brûlent son Livre vert taxé d’ « œuvre perverse », « communiste et athée » destinée à « remplacer le Coran ».

D’après certains membres d’une 4e Internationale aussi hypothétique qu’inoffensive, le CNT serait malgré tout une « force révolutionnaire ». Peu importe que le CNT soit composé de tortionnaires anciennement kadhafistes, de maffieux et d’islamistes équarrisseurs de « mécréants laïcs », peu importe que le CNT soit nostalgique du fascisme et du colonialisme italien [7] et veuille offrir la Libye aux Empires sur un plateau d’argent, peu importe que le CNT soit financé et armé par la CIA, les commandos SAS britanniques, les royaumes du Qatar et d’Arabie saoudite et même par le président soudanais Omar El-Béchir lui-même poursuivi par la CPI pour crimes contre l’humanité, peu importe que l’OTAN commette des crimes contre la population civile libyenne, nos amis trotskistes ont tranché : le CNT, c’est l’avant-garde révolutionnaire…

Nostalgiques de la guerre d’Espagne comme toujours, certains d’entre eux me disaient qu’il fallait offrir aux rebelles libyens de nouvelles brigades internationales. Sans doute se sont-ils réjoui que le matamore des beaux salons grand amateur de tirades antifranquistes, le bien nommé BHL les ait écoutés. Brandissant le glaive de la liberté qui reflète sa sainte image et la bannière frappée de l’invincible rose des vents, le Durruti milliardaire a dérouté les troupes de Kadhafi en bombant son torse glabre. Il est entré dans Tripoli sans se presser à la tête de sa Brigade internationale, à cheval sur un missile Tomahawk…
N’est-il pas piètrement ridicule pour des gauchistes qui n’ont jamais touché à une arme de leur vie et qui crachent sur toutes les guérillas marxistes du monde parce qu’elles seraient staliniennes, de faire campagne pour l’acheminement d’armes fabriquées à l’usine d’armement belge, la FN de Herstal, à destination de mercenaires indigènes à la solde des nos élites ?

Camarades trotskistes, dites-nous donc combien d’armes vous avez fait parvenir à « vos » libérateurs ? Combien de brigadistes avez-vous envoyé sur le champ de bataille ? Combien de porteurs de valises avez-vous recrutés ? Honnêtement, qui des barbus supplétifs de l’OTAN ou des combattants enrôlés dans l’armée de Kadhafi sous la bannière du panafricanisme ressemblent plus aux Brigades internationales ? Comment un tel aveuglement, un tel pourrissement idéologique et moral a pu se produire parmi des forces qui se disent radicales et progressistes ?
Après nous avoir sidéré et parfois écœuré par ses frasques, son orgueil et ses excentricités, Mouammar Kadhafi aura à la fin de sa vie au moins eu le mérite de renouer avec son passé révolutionnaire. Au moment le plus critique de son existence, il a résisté à l’OTAN. Il est resté dans son pays en sachant que l’issue du combat lui serait fatale. Il a vu ses enfants et petits-enfants se faire massacrer et pourtant, il n’a trahi ni ses convictions ni son peuple.

Peut-on en espérer de voir un jour le tiers du quart de la bravoure, de l’humilité et de la sincérité de Kadhafi parmi nos camarades de l’extrême-gauche européenne dans leur lutte contre l’ennemi commun de l’humanité ?

Bahar Kimyongür
Le 4 décembre 2011

 

 

Notes
[1] De l’aveu même du général Hamad ben Ali al-Attiya, chef d’état-major qatari. Source : Libération, 26 octobre 2011
[2] Des rebelles « libyens » parlant des dialectes issus de différents pays arabes étaient régulièrement montrés sur les chaînes satellitaires arabes.
[3] Dans tous ces cas, des tribus en lutte avec leurs frères ennemis ont fait appel ou se sont alliées aux envahisseurs. L’alliance OTAN/CNT libyen n’est que l’ultime épisode de la longue histoire des guerres de conquête appuyées par des populations indigènes.
[4] Interview de Gilbert Achcar réalisée par Tom Mills du site britannique New Left Project, 26 août 2011. Version française de l’interview disponible sur le sitewww.alencontre.org
[5] Communiqués NPA des 21 août et 21 octobre 2011.
[6] Ligue internationale des travailleurs – Quatrième Internationale (4e Internationale), Parti ouvrier argentin…
[7] Le 8 octobre 2011, le président du Conseil national de transition libyen (CNT) Mustafa Abdel Jalil a célébré le centenaire de la colonisation de la Libye par l’Italie aux côtés du ministre italien de la défense, Ignazio de la Russa, issu du Mouvement social italien (MSI), un parti néofasciste. Cette période de déportations, d’exécutions et de pillages fut d’après Abdel Jalil une « ère de développement ». Source : Manlio Dinucci, Il Manifesto, 11 octobre 2011

 

 

Le président du CNT Moustafa Abdeljalil célèbre le centenaire de l’occupation italienne à l’occasion de la venue en Libye du ministre de la Défense italien, Ignazio La Russa (Peuple de la Liberté, ancien sénateur néofasciste du MST).

Source : michelcollon.info

 

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