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22 novembre 2024

Lorsque la Libye paraît par Philippe de Saint Robert


Il faut de temps en temps se replonger dans le passé pour mieux comprendre ce magnifique pays

Ginette

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Lorsque la Libye paraît

Par Philippe de Saint Robert

 

            Au dossier qu’il avait rassemblé à la suite d’enquêtes effectuées entre 1968  et 1970 dans les capitales arabes et qu’il avait publié chez Julliard sous le titre Le jeu de la France en Méditerranée, Philippe de Saint Robert, écrivain et journaliste engagé dans le combat politique gaulliste, verse de nouveaux éléments recueillis au cours d’une nouvelle visite qu’il a faite récemment en Libye et qui lui a permis de mesurer l’ampleur de la transformation politique en train de s’opérer sous l’action volontariste du colonel Kadhafi.

 

On parlait plus volontiers jadis de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine, sans doute aussi du Fezzan, mais ce n’est pourtant pas l’Italie qui, pour rassembler sa laborieuse conquête, lui inventa le nom de Libye : déjà Hérodote est, sur ce pays, sur ses origines et sur sa géographie, prolixe sinon toujours précis, lui qui nommait déjà « montagne des grâces » le Djebel Akbar, vent de Notus le ghibli qui parfois souffle si fort du désert vers la mer, et selon qui cette contrée se serait donnée le nom d’une femme sortie d’elle en des temps très anciens. C’est là qu’est le rivage des Syrtes et derrière lui ce pays fabuleux où la Grèce, Rome, Byzance ont laissé leur marque impérissable : à Cyrène où naquit Aristippe, à Leptis dont fut Septime Sévère, à Sabratha où Vespasien prit sa femme, l’histoire n’est pas comme à Babylone ou à Ur une idée qu’il faut réinventer de toutes pièces, mais une réalité dont les temples, dont les amphithéâtres, dont les thermes défient encore le temps par leurs ruines solitaires et pures qui sont parmi les plus grandes et les plus belles du monde antique conservées à nos jours, et non seulement conservées, mais aussi protégées par l’ignorance où l’on est d’elles et qui ménage aux pèlerins une sorte de tête-à-tête avec l’autre monde, tête-à-tête où je me redisais, certain jour d’avril 1969, ce vers de Lucain dans Pharsale : « Les grandes choses s’abattent sur elles-mêmes ».

 

Survolons brièvement la plus récente histoire. Au XVIe siècle, c’est la France de François 1er qui permet à l’Empire ottoman de mettre la main sur la Tripolitaine, parce que les chevaliers de Saint Jean de Jérusalem la tenaient pour le compte de Charles Quint. Au XVIIIe siècle, la subtile dynastie des Caramanlis, vassale de la Sublime Porte, est à deux doigts de réussir la grande aventure de l’indépendance. Elle aidera en sous-main Bonaparte lors de son expédition d’Egypte, en dépit des pressions de l’Angleterre. Mais en 1805, vingt ans avant d’inventer la doctrine de Monroe, les Américains commettent leur première intervention militaire et débarquent à Derna : le prétexte est de lutter contre la piraterie, mais la réalité est que les armateurs américains entendent soutenir les commerçants maltais, avec qui ils sont liés d’intérêt, contre leurs concurrents de Derna. Le siège, l’occupation et l’évacuation seront conclus en deux mois, par les fusiliers marins dont ce fut donc le coup d’essai. Trente ans plus tard, soit en 1835, le jeu des Occidentaux aura abouti au rétablissement de la suzeraineté ottomane et à l’abdication du dernier pacha Caramanli dont on voit encore le palais aux dédales merveilleux, aux richesses simples, dominer la rade de Tripoli. Ce sont les Italiens qui, en 1911, délogent facilement les Turcs, et se font ensuite attribuer la Tripolitaine par le Traité d’Ouchy, signé le 14 octobre 1912. Mais ils ne tiennent solidement que la côte, alors que l’émir Idriss el-Senoussi, descendant du Prophète, s’affirme sur la Cyrénaïque entre 1914 et 1922 : à cette date, il devra partir pour un exil de vingt ans, alors que Mussolini s’imagine être le successeur de Septime Sévère, et que la résistance sera poursuivie à l’intérieur par Omar Mokhtar, qui tiendra les Italiens en haleine durant huit années, au terme desquelles ceux-ci le pendront publiquement à soixante-dix ans. « Cruelle pour le Libyen, la colonisation fut ruineuse pour l’Italie et contribua sans doute pour beaucoup à sa défaite lors de la seconde guerre mondiale. Sans compter les frais de souveraineté, on calcule que la colonisation a dû coûter au contribuable italien 1 800 millions de lires-or »[1].

 

Comme les ennemis de nos ennemis deviennent nos amis, ne serait-ce que par stratégie, c’est l’émir Idriss qui, parti comme nous l’avons dit pour l’exil depuis 1922, choisira en 1940, alors qu’il est au Caire, la cause des Alliés et réalisera avec leur appui, en 1951, l’unité et l’indépendance de la Libye. Mais cette indépendance sera fragile, à mesure inverse de la puissance des protecteurs qui l’ont permise : l’immensité d’un pays trois fois grand comme la France, la faiblesse d’une population alors à peine supérieure à un million d’habitants, les infimes ressources de ce pays jusqu’à ce que commence la grande aventure du pétrole, rien de tout cela ne semblait destiner la Libye à jouer quelque rôle que ce soit, ni dans le monde arabe, ni dans le monde méditerranéen. En 1953 et en 1954, le roi Idriss signe avec la Grande-Bretagne et avec les Etats-Unis des traités qui leur concèdent des bases militaires pour vingt ans. Fallait-il avoir lutté trente ans pour établir les Anglo-Saxons plus solidement que les Italiens ne l’avaient été ? Le mystère du vieux monarque ne sera jamais élucidé : jusqu’à la fin, il fera garder son palais de Tobrouk par des soldats britanniques, et il avait accoutumé de dire qu’il partirait avant le dernier, ce qui du reste n’a pas manqué. C’est que deux choses ont changé le destin recolonisé de la Libye : l’aventure pétrolière, qui dans un premier temps, a renforcé la mainmise anglo-saxonne, et la guerre des Six Jours, qui dans un deuxième temps a tout renversé.

 

Il faut bien voir en effet que ce qui est advenu le 1er septembre 1969 en Libye est purement politique : un pays d’à peine deux millions d’âmes qui touchait les droits régaliens d’une production de cent quarante millions de tonnes de pétrole par an, et qui connaissait depuis dix ans une expansion si inouïe que même l’inégalité de la répartition n’empêchait pas qu’il y eût partout des retombées, un tel pays n’était nullement porté à se soulever pour des raisons économiques et sociales. Le mode de vie, demeuré tout naturellement archaïque, ne permettait même pas d’imaginer de ces pressions d’impatience qui s’exercent dans certaines sociétés en plein essor. La structure de la société, telle qu’elle résultait encore de la constitution du pays, n’était même pas féodale mais tribale. Il est vrai que les richesses financières nouvelles la faisaient évoluer vers un féodalisme couvert par un favoritisme de vieille cour : le roi, âgé de près de quatre-vingts ans, et dont la simplicité de vie et l’honnêteté personnelle étaient et demeurent reconnues de tous, servait curieusement de caution, soit par indifférence soit par lassitude, à toute une effervescence affairiste consécutive à l’exploitation pétrolière. Or si, dans ce domaine de l’exploitation pétrolière, l’ancien régime était très fier de son système d’extrême diversification des entreprises à l’œuvre, qu’il opposait volontiers au système monopolistique qui a cous en Arabie séoudite, il n’en restait pas moins, fruit sans doute d’un hasard doucement aidé, que la majorité des concessions étaient entre les mains des Anglo-Saxons, dont l’omniprésence pesait également sur le reste de l’économie, et cela dans un pays où l’Etat engloutissait dès alors des milliards dans les travaux publics. Notamment toute velléité de coopération française, qu’on tenta pourtant d’encourager en théorie après juin 1967, se heurtait toujours, dans le ministère approprié, à un expert britannique : on en eut une démonstration assez indécente lorsque la Libye tenta de faire appel à nous pour installer sa télévision. Joint à cela que personne ne savait ce qui se passerait lorsque le roi, qu’on disait doué d’une « mauvaise santé de fer », viendrait à mourir. Son successeur désigné était son neveu, le prince Hassan Rhida, qui passait selon les uns pour exaspéré de la tutelle où était son pays, et selon les autres pour parfaitement incapable : on pouvait donc prévoir que dans un cas comme dans l’autre, il serait écarté.

 

La vérité est que la présence des bases américaine et britannique, assortie pratiquement d’un privilège d’extraterritorialité, n’était plus supportable aux jeunes cadres de l’armée. L’ancien régime lui-même se sentait contraint de faire quelque chose. En avril 1969, le ministre des Affaires étrangères me déclarait : « Le programme du gouvernement a marqué la politique que ce gouvernement a fait sienne : elle consiste à faire tout son possible pour reconvertir ces base en bases nationales. Nous sommes pour une solution amicale avant 1972 ». Mais ce style de pensée et d’action, qui n’aurait probablement obtenu que des faux-semblants, n’était plus de mise en un temps où les pires soupçons étaient répandus dans le pays quant à l’utilisation de ces bases contre le territoire égyptien durant la guerre des Six Jours. En réalité les Anglo-Saxons ont là, comme bien souvent, fabriqué, par leur outrecuidance, leur propre malheur. Il est d’ailleurs significatif qu’un coup aussi grave ait été porté aux intérêts américains au moment même où le Président Nixon consentait à laisser livrer à Israël la flotte aérienne offensive que la France lui refusait depuis deux ans. Comme beaucoup de « protégés », le roi de Libye et son régime sont morts de leurs protecteurs.

 

Après trois ans, donc en avril 1972, j’ai revu la Libye. Ce n’est pas le progrès qui m’a frappé, c’est le changement, la métamorphose d’un pays qui n’existait pas politiquement en un pays qui existe politiquement. Car il ne s’agissait pas, pour la Libye, de progresser plus fortement dans la voie où elle était engagée, mais d’en prendre radicalement une autre. Si l’ancienne monarchie avait dilapidé beaucoup d’argent en prévarications et en favoritisme, il serait erroné d’en conclure qu’elle n’avait rien entrepris. Et, comme nous l’avons dit, la richesse de la Libye a été telle, depuis les années soixante, qu’il y en avait en quelque sorte pour tout le monde : les dirigeants lançaient d’immenses travaux, acquéraient à l’étranger (notamment en Angleterre) des armes coûteuses qui ne devaient surtout pas servir, et sur ces marchés les uns et les autres s’attribuaient des commissions démesurées qui ont fait bon nombre de millionnaires en peu d’années, d’étranges nouveaux pachas orientaux à la manière de celui qu’on appelait le « prince noir », cousin du roi. Ceux qui ont pris le pouvoir en septembre 1969 n’en sont pas encore revenus, et n’attribuent leur succès qu’à un miracle : comment expliquer par exemple que les Américains, qui interviennent même dans les pays où ils ne sont pas établis, ne soient pas sortis de leur base pour maintenir un régime qui leur était si dévoué, sinon parce qu’ils ont été pris de court du fait d’un complot qu’ils ourdissaient eux-mêmes, et qu’ils ont alors confondu avec celui qui se faisait contre eux ?

 

A présent, la Révolution tend à se stabiliser, les Libyens émergent de leur passé et de leur inconscience, et le Conseil révolutionnaire s’est tout naturellement préoccupé de donner une structure organique à la volonté nationale informulée dont il a été l’expression soudaine, inattendue, mais apparemment bien réelle, bien forte. C’est dans ce dessein qu’il a réuni, en avril dernier, le premier Congrès de l’Union socialiste arabe de Libye, laquelle est destinée à créer, entre le pouvoir et la population, la courroie de transmission sans quoi se cristallisent immanquablement, dans tous les pays, l’isolement à la tête et le mécontentement à la base. J’assistais, le 27 avril 1972, à la séance inaugurale du Congrès et au long discours, un peu à la Fidel Castro, qu’y prononça le colonel Kadhafi. Il faudrait pouvoir faire une analyse très approfondie du langage employé par le chef de la Révolution libyenne, langage mêlant sans cesse les vues historiques aux considérations les plus pragmatiques touchant les délégués, langage pour une agora qu’on connaît bien par le dedans, dont sait les aspirations concrètes, les problèmes réels, aussi bien que les grands rêves informulables. Pour les Occidentaux que nous sommes, il y avait certainement, dans cette leçon inaugurale, un certain bavardage, mais au-delà de cette apparence, selon moi, une pédagogie intelligente, précise, douée d’une efficacité parfaitement adaptée à son objet, et qu’il est sans doute difficile à un « barbare du Nord » de juger, qu’il peut seulement, par un effort sur soi-même, pressentir.

 

Le contraste fut d’ailleurs donné d’une manière toute saisissante, quelques jours après cette leçon inaugurale, lors d’une conférence de presse faite pour les journalistes présents au Congrès, et au cours de laquelle le colonel Kadhafi se distingua plutôt par la brièveté et la concision de ses réponses. Qu’on en juge. On lui demande pourquoi les Présidents Noumeiry et Boumediene ne se joignent pas à la Fédération arabe. Il répond : il faut le leur demander. On lui demande s’il croit à la constitution d’un gouvernement palestinien en exil. Il répond que cela dépend des Palestiniens. On lui pose la question de la nouvelle société islamique qu’il désire et du rôle de la religion dans l’Etat. Il dit qu’il n’y a pas de différence entre la conscience religieuse et les décisions politiques. On lui demande comment il voit le monde arabe en 1982. Il répond (traduction libre) qu’il n’est pas Mme Soleil. On lui demande si l’accord intervenu entre Londres et La Valette aura des répercussions sur les rapports entre la Libye et Malte. Il répond : il en aura. S’il craint que la Grande-Bretagne accepte d’utiliser Malte contre le monde arabe. Il répond : le passé appartient à l’histoire, nous ne craignons pas les bases qui sont à Malte. Quelle différence voit-il entre la Palestine et l’Irlande. Il répond qu’en Palestine, les Anglais ont donné le droit à d’autres, et qu’en Irlande, ils ont seulement imposé leur souveraineté de l’extérieur. Si, dans le conflit du Proche-Orient, il pense qu’on va vers des négociations ou vers une nouvelle guerre. Il répond : l’unité arabe dépend de ses composantes. Ce qu’il pense de Nixon, de Brejnev, de Mao, et de leurs capacités d’hommes d’Etat. Réponse : ils sont les pires ennemis les uns des autres, et aussi hypocrites les uns que les autres. Enfin, quant à son point de vue sur les affaires du Proche-Orient, il tient sans doute essentiellement en cette déclaration : Les Arabes échouent parce qu’ils utilisent la diplomatie dans une matière où la diplomatie n’a rien à faire. C’est pourquoi sans doute le colonel Kadhafi devait aussi se plaire à souligner que, dans la Fédération dont la Libye fait partie avec l’Egypte et la Syrie, chaque capitale conserve l’autonomie de sa politique étrangère. Soit, mais qu’en sera-t-il si l’union totale, établie en principe entre l’Egypte et la Libye, entre un jour dans les faits ?

 

Dans le Conseil de la Révolution, Kadhafi est la tête, les autres sont les bras, et le bras droit est le commandant Jaloud. Ce corps, jusqu’à présent, a su conserver son unité, en dépit de quelques soubresauts intérieurs. Il n’est en tout cas pas contesté dans le pays qu’il a mis en éveil, et tout le monde peut adhérer à l’Union socialiste arabe de Libye, « sauf deux cents personnes », et à ces deux cents personnes, pour irrécupérables qu’elles soient jugées, personne n’a rien pris. Pas la moindre goutte de sang dans cette Révolution qu’une certaine presse occidentale représente comme terroriste, et pas même la moindre confiscation d’un bien libyen. L’ancien prince héritier, formellement condamné à trois ans de prison, les écoule tranquillement dans sa résidence, une ferme modèle des environs de Tripoli, où il n’est que consigné. Alors, qui est Kadhafi ? Essentiellement, un Bédouin. Cet homme semble incarner la pensée du désert. C’est pourquoi il est insolite et prestigieux, fascinant et inquiétant. On voit sa volonté, mais on ne sait pas quelle elle est, et pourtant cet homme ne dissimule rien, pas assez peut-être. Il hait le communisme parce qu’il hait l’athéisme. Si on enlève l’âme aux Arabes, dit-il, que leur restera-t-il ? Au Congrès de l’Union socialiste arabe, le patriarche copte d’Alexandrie siégeait dans la délégation égyptienne, et il a été invité à prendre la parole. Ce n’était pas pour le folklore. Kadhafi rêverait volontiers d’une union des « frères du Livre » contre le déferlement du matérialisme : mais il pense que les Juifs y ont sombré avec l’entreprise sioniste, et que les Chrétiens n’observent plus. Il reste bien sûr à unir la nation arabe : mais combien faudra-t-il encore de misères et de désastres pour que cela soit possible ? C’est là qu’est le secret de son attente. La Libye mêle la plus grande puissance (par ses ressources) à la plus extrême faiblesse (par une population si disproportionnée d’avec le territoire qu’elle occupe, et encore si peu qualifiée pour assumer son destin politique) : on imagine quelle doit donc être la tension d’une volonté politique à la fois sollicitée et menacée par ses moyens réels, lorsque tant de nostalgie se mêle à tant d’espérance. On peut aussi dire que, d’une certaine manière, la Révolution libyenne apparaît comme le triomphe de la Senoussia contre elle-même : l’esprit de cette Réforme musulmane du XIXe siècle triomphe en effet contre ses dépositaires, les émirs Senoussi, qui ne la soutenaient plus.

 

Quelle devait être, devant une situation aussi imprévue, et devant des hommes aussi imprévisibles, la politique de la France ? Naturellement, quoi qu’on entreprenne dans ce domaine, il n’est pas possible que la critique ne se déchaîne en tous sens. Toute grande politique arabe se heurte aujourd’hui aux préjugés de l’opinion, aux manœuvres des factions qui feraient volontiers passer certains intérêts extérieurs avant ceux de la France même. M. Paul Balta a rapporté récemment dans Le Monde[2] avec quelle amertume le général de Gaulle avait, dès 1965, en quelque sorte renoncé à s’expliquer sur ce point, disant devant quelques journalistes qui s’étonnaient qu’il ne l’ait pas fait : « Je craignais de n’être pas compris. Et je crains que le jour où cela sera compris, il ne soit trop tard ». Et pourtant, l’explication dès alors donnée vaut encore d’être reprise : « Voyez-vous, disait-il, il y a, de l’autre côté de la Méditerranée des pays en voie de développement. Mais il y a aussi chez eux une civilisation, une culture, un humanisme, un sens des rapports humains que nous avons tendance à perdre dans nos sociétés industrialisées et qu’un jour nous serons probablement très contents de retrouver chez eux. Eux et nous, chacun à notre rythme, avec nos possibilités et notre génie, nous avançons vers la civilisation industrielle. Mais si nous voulons, autour de cette Méditerranée – accoucheuse de grandes civilisations – construire une civilisation industrielle qui ne passe pas par le modèle américain, et dans laquelle l’homme sera une fin et non un moyen, alors il faut que nos cultures s’ouvrent très largement l’une à l’autre. » Oui, il le faudrait, et cette entreprise n’est pas au niveau du commerce, mais de la civilisation, et la civilisation, c’est tout à la fois, « le commerce, l’économie, la culture ». Avec, à la clef, tout ce qui est de nature à protéger ce qui s’entend, se rapproche, contre la contestation et la menace extérieures. En fait, dès l’aube de la Révolution libyenne, dès septembre 1969, il fut évident que la France avait là un rôle primordial, décisif à jouer, et il faut verser au crédit du gouvernement français, et notamment du président de la République, de l’avoir si immédiatement et si précisément compris.

 

Ce rôle qui s’imposait  à la France résultait d’une équation politique qui débouchait soit sur le néant, soit sur le chaos. Deux choses, en effet, étaient sûres : outragés par vingt années d’ingérence anglo-saxonne, les Libyens allaient rejeter pour longtemps non seulement toute tutelle, mais toute coopération importante qui puisse sembler, de quelque façon que ce soit, prolonger cette ingérence. On les sentait, on les savait par ailleurs peu désireux de recourir, comme d’autres pays arabes y avaient été contraints,  à l’aide parfois envahissante de l’Union soviétique, d’autant que les nouveaux dirigeants de Tripoli se posaient en termes très vifs, et plus que d’autres, le problème des implications idéologiques d’une telle aide. Seul Etat occidental à avoir adopté une attitude objective lors de la guerre des Six jours, la France, dès lors, offrait un recours efficace et amical aux yeux d’un pays qui désormais joignait son ardeur nouvelle, recouvrée, à des moyens déjà considérables. Ce n’est donc nullement une politique de « marchand de canons » que Paris a entreprise avec Tripoli, mais au contraire une politique parfaitement délibérée dans sa nécessité et dans ses implications stratégiques, et qu’il faut être de mauvaise foi ou puéril pour persévérer à ne pas comprendre.

 

L’opinion, tant française qu’internationale, a été, naturellement, plus particulièrement frappée par le contrat de vente d’un si grand nombre de Mirage. C’est pourquoi ce contrat appelle plusieurs observations. Il est d’abord facile de comprendre que le gouvernement français y a consenti parce qu’il avait la marque particulière de la confiance qu’il entendait témoigner aux nouveaux dirigeants libyens, en un moment où cette confiance qui importait le plus pour qu’ils assument la dimension internationale de leur indépendance et de leur politique. Il est ensuite utile de noter que le nombre d’avions ainsi acquis par la Libye n’est ni absurde ni même démesuré, compte tenu des conditions particulières de défense d’un tel pays dont les richesses, l’étendue et la faiblesse démographique semblent au contraire commander, pour autant qu’il en ait les moyens – mais il les a – le recours aux armes les plus élaborées, les plus efficaces, et surtout les plus rapidement maniables par un petit nombre d’hommes. Naturellement, on n’a pas manqué d’outrager le bon sens en remuant des hypothèses quant à l’utilisation possible de cette aviation dont nous aurions dû nous assurer, dans l’esprit de certains, qu’elle ne devrait jamais servir à ceux qui l’ont acquise. Quoi qu’il en soit des conditions de vente qui ont pu être posées et acceptées dans le respect des souverainetés mutuelles de chaque Etat, il convient seulement de rappeler que, selon la France, c’est Israël qui fut, en juin 1967, l’Etat agresseur : de là il résulte évidemment que, dans l’hypothèse d’un renouvellement de la guerre des Six jours, l’utilisation par la Libye des moyens de défense que la France lui a livrés serait bien entendu conforme à l’esprit dans lequel la France a traité avec la Libye, à moins que la France n’ait d’ici là, sous des pressions intérieures ou extérieures, perdu l’indépendance nationale de sa politique, et que son Etat soit passé en des mains qui fassent le service d’intérêts qui ne seraient plus les siens. Mais ce qu’on peut dire dans l’état présent des choses, et compte tenu des intentions réelles des hommes qui en assument la responsabilité, c’est que la politique de coopération de la France avec la Libye, dont l’aide à la défense n’est du reste qu’un aspect, sera poursuivie en dépit des sarcasmes des uns et des clameurs des autres : on peut même dire qu’elle est actuellement la pierre angulaire de la politique méditerranéenne de la France.

 

P.S.R.

Revue de défense nationale, janvier 1973


[1] Pierre Rossi, Libye, éd. Rencontres, 1964. Cet ouvrage est actuellement le seul qui existe, en langue française, sur la Libye d’aujourd’hui.

[2] In « Le monde arabe et la France », Le Monde, 20 juillet 1972.

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