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28 mars 2024

Un an après la mort de Kadhafi : la Libye n’a plus d’Etat


Un an après la mort de Kadhafi : la Libye n’a plus d’Etat

Conflits tribaux, règne des milices islamistes, progression d’Al-Qaïda, chômage galopant et économie moribonde : depuis la mort de Mouammar Kadhafi, le 20 octobre 2011, la Libye peine à se reconstruire.

Post-révolution

Publié le 20 octobre 2012
http://www.atlantico.fr/decryptage/apres-mort-kadhafi-libye-plus-etat-helene-bravin-519573.html

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Un an après la mort de Mouammar Kadhafi, la Libye peine à se reconstruire. Crédit Reuters

Atlantico : Voilà maintenant un an jour pour jour que Mouammar Kadhafi, le dernier sacrifié des révolutions arabes, est mort à la grande joie des rebelles libyens. Comment se poursuit la transition démocratique libyenne ? Existe-t-il une démocratie en Libye ?

Hélène Bravin : Non, par pour l’instant. Ce sont les milices qui font la loi. Or la souveraineté de la loi fait partie des attributs de la démocratie et de la constitution d’un État. La police et l’armée sont embryonnaires, quasi inexistantes – et ne peuvent combattre ces milices, ces gangs… qui sont armés jusqu’aux dents. L’État n’a aucune autorité pour récupérer les armes excessivement nombreuses. Des vols, des kidnappings ont lieu, des Libyens quelle que soit leur appartenance sont enlevés, torturés dans des conditions épouvantables. Par ailleurs, les tribunaux ne fonctionnent pas normalement. Les détenus sont gardés par des miliciens islamistes et ce sont eux qui amènent les prisonniers devant les tribunaux, également bien encadrés par ces miliciens. Là aussi, l’autorité de l’État est inexistante.

Pourquoi les autorités ont-elles autant de mal à faire régner l’ordre ?

La Libye n’est pas confrontée, comme on l’imagine, à des éléments post-révolutionnaires. Ces derniers ont été depuis longtemps rattrapés par les éléments nocifs qui existaient déjà dans la société libyenne. Les gangs sont apparus, par exemple, dans les années 1990, sous l’époque de l’embargo alors que la société était en pleine déliquescence. Les Frères musulmans sont apparus bien avant même Kadhafi, et les salafistes djihadistes ont fait leur apparition lors de la guerre en Afghanistan au début des années 1980. Beaucoup ont été vétérans de cette guerre. Puis certains ont porté allégeance à Al-Qaïda. Kadhafi les a pourchassés et leurs mouvements ont été dissous. Depuis la mort de Kadhafi, tous ces éléments ont refait surface avec une violence inouïe. 

Les frères musulmans, les salafistes, les islamistes djihadistes et Al-Qaïda progressent-ils ?

Les Frères musulmans et les salafistes sont pour l’instant minoritaires mais progressent lentement. Ce qui dessert notamment les salafistes, ce sont les exactions qu’ils commettent depuis des mois contre les mausolées des marabouts – les premières destructions datent du mois de février/mars. La population n’aime pas cela. Par ailleurs, ils sermonnent les femmes de porter le voile d’une façon agressive qui ne plaît pas non plus. En revanche, Al-Qaïda commence sérieusement à se structurer. La preuve en est l’assassinat de l’ambassadeur Christopher Stevens. Il existe des connexions entre Al-Qaïda au Mali et les libyens Djihadistes en Libye.

Existe-t-il des conflits tribaux ?

Plusieurs conflits tribaux sont récurrents en Libye. Le plus dangereux est celui qui se déroule actuellement entre les tribus de Misrata et celle de Beni Walid, à savoir les Warfalla. Ces tribus se disputent pour des raisons historiques : Misrata accuse les Warfalla d’avoir assassiné un héros de la résistance libyenne contre le colonialisme italien du début du siècle dernier. Également, parce que Beni Walid a été le dernier bastion pro-kadhafiste. Des enlèvements réciproques ont donc lieu régulièrement. Et pour l’instant personne ne réussit à régler le problème et à récupérer les membres de sa tribu. On comptabilise de nombreux morts et blessés parmi ces tribus. Ce conflit ne doit pas persister et s’étendre au risque de provoquer un vrai séisme – les Warfalla étant la plus grande tribu de Libye et implantée d’Est en Ouest. Pour l’instant, le conflit semble circoncit à la ville de Beni Walid, mais il reste dangereux.

Comment Kadhafi maintenait-il l’ordre dans les tribus ?

Kadhafi envoyait des délégations parlementer pour régler les différents. Cela faisait l’objet de tractations. Un jour, il a dit que les tribus étaient « ingérables ». Le Roi Idriss Ier avait également du mal à gérer les tribus. Beaucoup de conflits sociaux éclataient. La violence tribale en Libye n’est pas nouvelle.

Les rebelles traquent encore les partisans de Kadhafi et ont la volonté de mener une véritable épuration de cet ancien régime. Cette traque est-elle exagérée ?

L’épuration a commencé dès le lendemain de la mort de Kadhafi. Beaucoup de partisans de Kadhafi ont fui la Libye pour justement y échapper. Aujourd’hui, ils sont entre 1 et 1,5 million, selon les estimations des organisations humanitaires, en exil à l’étranger.

Pourquoi le gouvernement met-il autant de temps à se former ?

Il faut s’imaginer la Libye comme un véritable mille-feuille de pôles de décision. Le Premier ministre actuel, Ali Zeidane, pour former son gouvernement doit aujourd’hui consulter les milices, lesquelles sont devenues au fil des mois des interlocuteurs incontournables, mais aussi les chefs de tribus, les partis politiques au sein du Parlement (les traditionnels que l’on appelle abusivement les « libéraux », les Frères musulmans). Tout ceci est très long et très lourd à gérer.

Qui est Ali Zedeine ?

Ali Zeidane est issu de Misrata. Il a travaillé comme conseiller d’ambassade auprès de l’actuelle président de l’Assemblée constituante libyenne, Mohamed Al-Megaryef qui était ambassadeur en Inde avant de constituer à l’étranger au début des années 1980, le Front National du Salut Libyen (FNSL), conçu et perçu comme islamiste, et qui a été un des tous premiers partis à revendiquer la lutte armée. Ce parti a même revendiqué un attentat contre Kadhafi en 1986. Il n’a jamais été dissous, mais ces membres ont fondu comme neige au soleil sous les coups des mesures dictatoriales de Magaryef qui a imposé sa famille dans son parti. Ali Zeidane l’a donc quitté.

Par la suite, on le retrouve en Allemagne, à Berlin précisément. C’est dans cette capitale qu’il rencontre Bernard Henri Levy les toutes premières semaines de la révolte, lequel a organisé une rencontre avec Sarkozy. Misrata est ainsi devenue ville martyre… Par la suite, il a constitué son parti, et on le retrouve au sein de l’Alliance des Forces Nationales de Mahmoud Jibril. Ce dernier a tenté de le parachuter à la tête de la présidence de l’Assemblée constituante, mais il a échoué. Il n’a pu avoir les voix de l’Est. Il faut ajouter que Zeidane n’a pas bonne réputation en Libye. Il est soupçonné d’avoir volé avec Magaryef l’argent de l’Etat libyen – quelques millions d’euros – pour constituer le FNSL au début des années 1980. Il a aujourd’hui probablement de grande chance de constituer son gouvernement. Il est un peu le candidat de la dernière chance auprès même des libyens.

S’agissant de l’économie libyenne, à quels problèmes le nouveau gouvernement va-t-il être confronté ?

Aux mêmes problèmes que sous Kadhafi. Si l’économie a été privatisée depuis le début des années 1990, – il existe en Libye des entreprises privées, des avocats, des médecins etc. -, il n’en est pas de même des secteurs stratégiques. Comme je l’explique dans mon livre, « Kadhafi, vie et mort d’un dictateur » (Editons Bourin), Kadhafi était confronté au problème, ô combien complexe, de la privatisation des entreprises nationales. Sous Kadhafi, 163 entreprises avaient été privatisées, voire données aux salariés, mais ce fut un désastre. La plupart des salariés se sont retrouvés à la rue faute de rentabilité suffisante de leur entreprise. La nouvelle équipe devra régler ce problème. Il sera d’autant difficile que le secteur privé est réduit à la portion congrue. Il y a en effet beaucoup d’entreprises d’import-export déjà très encombrées. Il va donc être très difficile de replacer les salariés.

Il y a aussi le chômage – de 30% sous Kadhafi – et particulièrement celui des jeunes, lesquels représentent au moins 35% de la population. Où vont-ils travailler, d’autant que seulement 16% des jeunes sont diplômés en Libye (chiffre d’avant la révolte) ? Ces jeunes au chômage vont certainement préférer alimenter les milices aux trafics diffus et lucratifs (armes, drogue, alcool…braquages de banques….) que de travailler dans les usines où le salaire moyen est de 160 euros ou de suivre une formation dans des centres qui se perdent dans les dédales de l’administration, laquelle est quasiment paralysée !

Ensuite, il y a le problème des produits subventionnés. Quand Kadhafi a voulu supprimer les subventions, il y a eu des manifestations en Libye. Le pétrole ne résout pas tout !

On ne voit Kadhafi que sous un aspect, celui du tyran qui réprimait. Que peut-on dire d’autre de lui ?

Dans mon livre, j’explique que Kadhafi a été le maître d’œuvre en Libye de la récupération de la richesse pétrolière qui était aux mains des étrangers. Il a ainsi été à l’initiative de l’augmentation des prix du baril du pétrole que l’Opep n’arrivait pas à augmenter. Il est à l’origine donc des deux chocs pétroliers. Cette action a entraîné dès le début une guerre sur la question du pétrole entre Kadhafi et les Occidentaux, en particulier les Etats-Unis. En 1973, il a été le premier à nationaliser les « sisters » pétrolières anglo-saxonnes. L’Iran a bien tenté de le faire mais a échoué sur la question. En 1982, les Etats-Unis lui ont fait payer son audace et son orgueil en réduisant un quota important d’importation de pétrole libyen. Ceci combiné à une baisse du prix du baril a entraîné une baisse énorme des recettes pétrolières en Libye – elles passent de 22 milliards de dollars à 6 milliards de dollars. La société libyenne coule au point que Kadhafi est obligé d’emprunter sur les marchés financiers. Il cachera tout cela pendant longtemps à sa population. A partir de 1984, Kadhafi arrête ainsi toute importation et tout travaux d’infrastructure. On connait la suite, la vengeance : Lockerbie, UTA, l’embargo… La Libye est dans un trou noir. Elle refait surface réellement à partir de 2005 avec les premiers contrats pétroliers. La Libye redevient riche à ce moment-là.

Kadhafi est un personnage qu’il faut replacer par ailleurs dans un contexte de guerre froide, de répression forte dans les pays arabes de toute opposition. En cela il a imité ses pairs. Mais aussi d’antisionisme virulent de la part des pays arabes, lesquels se bagarraient pour la cause palestinienne. Également dans un contexte de post-indépendance qui a fragilisé les pays africains, dans lequel Kadhafi s’est engouffré en appuyant les mouvements anti-gouvernementaux tout en s’acharnant à bouter Israël hors d’Afrique noire. En cela, il entre même en compétition avec l’Arabie Saoudite. Enfin et surtout, dans un contexte de société traditionnelle aux codes tribaux très ancrés et très forts. Aujourd’hui, nous en avons, en Libye, une belle démonstration…

Pourquoi n’a-t-il pas mis en place une démocratie après son coup d’État en 1969 ?

Il y avait eu un essai d’instauration d’une démocratie à l’occidentale par les Italiens avec l’aide d’intellectuels libyens venus de l’étranger. On appelait cela le « statuto ». Mais les tribus n’en ont pas voulu. Du coup, quand Kadhafi est arrivé au pouvoir, dans son état d’esprit anti-impérialiste et dans sa volonté de bouter les étrangers hors de son sol, il a choisi un modèle unique : la démocratie directe. Il pensait associer les tribus au pouvoir politique, lesquelles avaient été complètement délaissées par le Roi Idriss Ier. Le système a sombré dans l’anarchie, chaque petit chef voulant exercer son pouvoir. De son côté, Kadhafi a commencé, à l’instar de son idole Nasser et autres dirigeants arabes, à tyranniser les opposants à son système, en l’occurrence les intellectuels et les engagés politiques. Au fil des années, il a au fur et à mesure concentré les pouvoirs entre ses mains. Il y a une personnalisation de son pouvoir, une dérive assez classique dans les pays gouvernés par des clans, des familles, des tribus.

ravin

Hélène Bravin est journaliste, spécialiste des questions politiques et économiques liées au Maghreb.

Elle collabore actuellement avec Cahiers de l’Orient et la Revue de Défense Nationale (RDN) sur les questions de la Libye et du Mali. Elle fait également de la veille économique et politique pour des multinationales. Elle intervient aussi très régulièrement dans les médias.

Elle a publié récemment Kadhafi, vie et mort d’un dictateur (Bourin Editeur / Janvier 2012).

 

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