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25 avril 2024

«Des milices répondent à un agenda islamiste qui va au-delà des frontières libyennes»


 

 

El Watan  – Jeudi 13 juin 2013

(Algérie) 

Saïd Haddad. Maître de conférences aux écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan et spécialiste de la Libye

«Des milices répondent à un agenda islamiste qui va au-delà des frontières libyennes»

le 12.06.13 | 10h00

http://www.elwatan.com/international/des-milices-repondent-a-un-agenda-islamiste-qui-va-au-dela-des-frontieres-libyennes-12-06-2013-217133_112.php

L’instabilité politique et les graves problèmes sécuritaires qui persistent en Libye suscitent désormais de sérieuses préoccupations au sein de la communauté internationale.Deux ans après la chute de l’ancien régime de Mouammar El Gueddafi, l’ex-Jamahiriya est, en effet, face à l’une de ses pires crises politiques. Le nouveau pouvoir éprouve les plus grandes difficultés à imposer son autorité dans un pays où d’importantes quantités d’armes sont en circulation et où les milices armées, issues de la révolution, font la loi.
Saïd Haddad, spécialiste de la Libye et maître de conférences aux écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan (France), décrypte, pour nous, les incertitudes nombreuses auxquelles sont aujourd’hui confrontés les Libyens et énumère les défis qu’ils se doivent de relever pour sortir leur pays de l’ornière.

-Le Congrès général national libyen (CGN) a adopté le 5 mai dernier une loi qui écarte de la vie politique les personnalités ayant occupé des postes de responsabilité sous l’ancien régime. Les premières victimes de cette loi sont Mohamed Al Megaryef, le président du CGN lui-même, et le ministre de l’Intérieur, Achour Chwayel. Pensez-vous qu’il était opportun et productif pour la Libye de voter une telle loi ?

L’adoption d’une telle loi s’inscrit dans la volonté première de la majorité des Libyens de mettre à l’écart les partisans et les soutiens de l’ancien régime et ceux qui ont combattu la révolution du 17 Février et de leur demander des comptes, sans oublier les «opportunistes», c’est-à-dire les révolutionnaires de la 25e heure… Il s’agit d’empêcher toutes ces personnes d’occuper des postes de responsabilité dans les diverses administrations du pays ou de se présenter à des élections. Concernant ce dernier point, nous avions eu un avant-goût en 2012 avec la mise en place d’une haute instance pour l’application des critères d’intégrité et de patriotisme.

Cette instance a préfiguré la loi sur l’exclusion politique écartant 150 candidats des élections du 7 juillet 2012. Si cette volonté de mise à l’écart des responsables de la Jamahiriya, notamment ceux convaincus de crimes politiques et économiques, peut se comprendre dans le cadre d’un changement de régime, la vision extensive d’une telle loi – telle qu’elle semble se dessiner – risque de causer des dommages considérables à ce pays et ajouter à la confusion. En effet, où s’arrête le délit de collaboration avec le régime défunt ? Après
42 ans de règne d’El Gueddafi, cette loi jette la suspicion sur tout le personnel politique libyen, quels que soient les engagements des uns et des autres. Les cas d’Al Megaryef, du ministre de l’Intérieur ou du chef d’état-major sont symptomatiques à cet égard.

Cette loi est problématique dans ses aspects maximalistes, car elle prive la Libye de ses compétences, de ses diverses expertises. Enfin, une telle lecture radicale de la loi risque de mettre à mal un processus de justice et de réconciliation nécessaire pour relancer le pays.

-Partagez-vous l’avis de nombreux observateurs qui soutiennent que la loi sur le bannissement politique des personnalités ayant occupé des postes durant le règne de Mouammar El Gueddafi est une manœuvre des islamistes libyens destinée à neutraliser leurs adversaires politiques ?

Il semble, en effet, que les islamistes soient – avec certaines milices comme pression externe – à la manœuvre. Se prévalant d’un statut d’opposants de longue date au régime, cette loi pourrait leur permettre de contrebalancer les résultats des élections législatives qui les avaient vu passer en deuxième position derrière la coalition de Mahmud Jibril. Cela étant, cette loi pourrait se retourner contre eux également, un certain nombre d’islamistes ayant passé des compromis avec le régime défunt et avec Seïf Al Islam, ce qui avait permis l’élargissement d’un certain nombre d’islamistes emprisonnés. Enfin, des personnalités comme Sheik Ak Sadiq Al Gharyani, déjà responsable du Conseil suprême des fatwas sous El Gueddafi, pourraient être victimes d’une telle vision de la loi sur l’exclusion…

-De plus en plus de rapports présentent la Libye comme le nouvel eldorado de l’islamisme radical et particulièrement des éléments d’Al Qaîda. Cela peut-il contrarier la marche des Libyens vers la démocratie ? Quel est réellement, selon vous, le poids des islamistes actuellement en Libye ? Comme en Tunisie et en Egypte, ont-ils les moyens et le potentiel pour dominer la scène politique lors des prochaines années ?

Si l’on se réfère aux résultats des élections passées (juillet 2012) et aux sièges réservés aux partis, les islamistes sont la deuxième force du pays. Leur poids va certainement au-delà des 17 sièges remportés par le Parti de la justice et de la construction, émanation des Frères musulmans. Les relais se trouvent notamment parmi les 120 indépendants élus dont les attaches et les convictions partisanes demeurent floues et fluctuantes. Le poids des islamistes peut se mesurer, en sortant de la Chambre, à travers les milices dont un certain nombre a un agenda islamiste et ne le cache pas. L’exemple d’Ançar Charia témoigne de l’existence d’une frange djihadiste dont l’agenda va au-delà des frontières libyennes et qui inscrit son combat dans le registre classique d’Al Qaîda. Ce qu’il faut noter cependant, c’est la contre-réplique de la révolution libyenne. Par contre-réplique, j’entends les conséquences pour la Libye de la crise malienne, elle-même en partie provoquée par l’effondrement de la Jamahiriya.

La fuite des éléments d’AQMI vers la Libye, suite à l’intervention française et africaine au Mali, est en effet préoccupante. Les djihadistes ont tiré profit de la porosité des frontières sud-est du pays. Une porosité de longue date, accentuée par les difficultés que connaît l’Etat libyen et l’absence d’une armée nationale contribuant à la surveillance des frontières.Alors que les révolutions dans les trois pays cités ne se sont pas faites sur des mots d’ordre islamistes, il faut constater que les islamistes ont su monter dans le train en marche et en tirer profit. Hormis le cas libyen, les islamistes ont remporté les élections. Ce qui est frappant, c’est de voir l’échec ou l’incurie économique des partis islamistes qui ont été élus démocratiquement, une fois au pouvoir se combinant à la montée d’un radicalisme djihadiste comme en Tunisie. C’est cette double tension que les Libyens observent chez leurs voisins qui pourra peut-être les prémunir…

-Près de deux années après la chute du régime du colonel El Gueddafi, les nouvelles autorités libyennes peinent toujours à stabiliser le pays au double plan politique et sécuritaire. Malgré qu’il soit issu d’une élection démocratique, le nouveau pouvoir n’arrive pas non plus à s’imposer. A quoi cela est dû, selon vous ? Peut-on imputer uniquement cette instabilité aux milices formées par les anciens rebelles ?

Les milices ont un rôle certain dans l’instabilité que connaît la Libye, même s’il faut faire le distinguo entre les très nombreuses milices qui existent dans ce pays. Nous sommes ici confrontés à la compétition entre deux légitimités, l’une issue des urnes et l’autre issue des armes. La défiance qu’expriment les milices envers Tripoli et son personnel politique s’inscrit à la fois dans l’actualité (la loi sur l’exclusion en est l’illustration) et dans une histoire plus ancienne faite de défiance envers le pouvoir central qui se nourrit de sa faiblesse, que cela soit sous Idriss ou sous El Gueddafi. D’où la difficulté à bâtir une armée nationale et une police qui puissent se substituer aux milices, à qui est déléguée une grande partie des tâches de sécurité… L’apprentissage de la démocratie, le rétablissement de l’autorité de l’Etat, le choix d’une Loi fondamentale par l’élection d’une Assemblée constituante, la sécurisation des frontières sont des processus longs qui ne sont pas exempts de risques et de menaces.

C’est un cercle vicieux (par où commencer ?), car les milices, par exemple, se nourrissent de la faiblesse de l’Etat, s’institutionnalisent et s’inscrivent dans le paysage politique au fur et à mesure que le temps passe. Briser ce cercle ne pourra se faire sans une active coopération internationale et la traduction par des actes des décisions prises par exemple lors de la conférence de Paris de février 2013 ou lors de la réunion, de mercredi dernier, à Bruxelles entre les ministres de la Défense de l’OTAN et des responsables libyens et qui font suite à la décision de l’UE d’envoyer une mission civile afin de former les Libyens dans le domaine de la surveillance des frontières. Il faut noter également la vigilance des citoyens libyens qui n’hésitent pas à prendre à partie les milices accusées de créer de l’insécurité et d’être des rentières de la révolution ; cette vigilance citoyenne, qui n’en est pas à sa première manifestation, est à observer avec intérêt.

-Au regard de l’évolution de la situation et des éléments de crise que vous venez d’énumérer, ne craignez-vous pas un risque d’éclatement de la Libye ? Comment analysez-vous l’initiative prise par Ahmed Zoubeyr el Senoussi de proclamer de façon unilatérale l’autonomie de la Cyrénaïque ?

L’annonce par Ahmed Zoubeyr el Senoussi, président du Conseil de la Cyrénaïque, fait suite à la proclamation de semi-autonomie faite au début de l’année 2012. Elle s’inscrit dans une volonté de rééquilibrage des pouvoirs et des ressources. N’oublions pas que près de 80% de la production pétrolière se trouve dans la région de Barqa. La décision, la semaine dernière, de transférer le siège principal de l’Office du pétrole et du gaz et des compagnies de transport aérien libyennes et la Société d’assurance et d’investissement intérieur à Benghazi témoigne de la prise en compte de ces revendications, d’autres mesures ayant été prises en ce sens en 2012.

Les revendications fédéralistes ou décentralisatrices sont l’écho des craintes de voir la révolution se détourner de ses objectifs et d’être à nouveau délaissée par le pouvoir de Tripoli. Il y a une dimension symbolique très forte dans la demande de transfert des sièges ou d’autres lieux de pouvoir à l’Est. Il serait cependant plus sain, dans le contexte actuel, que la question de la nature de l’Etat libyen (centralisé, fédéral, etc.) soit tranchée lors des élections constituantes dont le principe a été adopté au début de cette année sans que les dates du vote soient toutefois fixées…
Comme doivent être tranchées les questions des fortes minorités dans le sud du pays, le respect des droits humains, la reconnaissance des identités locales comme celle des Toubous ou des Touareg par exemple, la lutte contre les discriminations, l’accès égalitaire aux ressources et la juste répartition des richesses va de pair avec la stabilisation sécuritaire du pays et de la région. Subordonner les premiers aux seuls et uniques impératifs militaires et sécuritaires serait contreproductif.

Zine Cherfaoui
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