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19 avril 2024

L’islam politique ? Une étoile filante qui a brillé au firmament du monde arabe puis s’est consumée.


L’islam politique ? Une étoile filante qui a brillé au firmament du monde arabe puis s’est consumée.

Après avoir connu une montée en puissance impressionnante avec le Printemps arabe entre les années 2010 et 2013, l’islam politique s’est subitement effondré. Avec fracas.

par Ibrahim Gharâyibéh (écrivain jordanien – Amman)
in Al-Sharq al-’Awsat, 31 décembre 2013
traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier

Le Printemps arabe a placé les mouvements islamistes devenus des partis de gouvernement ou des partis participant activement à la vie politique devant de nouveaux défis et de nouveaux questionnements, tels que leur capacité à gérer un consensus national créant un nouveau récit national fait de réformes et de développement se donnant des buts susceptibles de répondre aux motifs premiers du Printemps arabe, l’ampleur de leur engagement à respecter les libertés (en particulier les libertés individuelles et sociales) et la démocratie, et leur capacité de procéder aux indispensables réformes économiques et de faire face aux crises économiques et au sous-développement, causes premières des révolutions arabes.

Le printemps arabe a pu sembler être le printemps de l’islam politique par excellence en dépit de l’absence de lien entre sa pensée fondamentale et son récit fondateur, d’une part, et les groupes relevant de l’islam politique, d’autre part. Le printemps arabe a consisté en la sortie radicale dans les rues des masses arabes pour recouvrer leur dignité et une vie meilleure et pour protester contre leur marginalisation, contre la corruption et contre les discriminations entre les diverses sociétés et les classes sociales, ainsi que les gouffres croissants entre les différentes catégories de la société et l’iniquité dans la distribution des chances et des revenus.

Ce printemps a débuté spontanément puis il s’est transformé en rassemblement populaire global se remémorant l’ensemble des échecs accumulés et la tyrannie. Mais il s’est ensuite muté très rapidement en printemps des mouvements de l’islam politique, qui ont connu au cours du Printemps arabe une ascension sans précédent.

Même si cette ascension des mouvements de l’islam politique était prévisible et attendue, elle s’est vérifiée essentiellement dans les élections qui ont été organisées en Egypte, en Tunisie et au Maroc et elle est également palpable en Libye. Elle est un élément essentiel également en Syrie, les mouvements de l’islam politique étant présents au sein de l’opposition au régime syrien. L’islam politique a montré sa présence forte et influente, avant le Printemps arabe, dans d’autres pays arabes, tels que le Soudan, l’Irak, la Jordanie, le Yémen et le Koweït.

Mais la plupart des expériences de présence au pouvoir de l’islam politique se sont effondrées avec une rapidité inattendue et les formations de l’islam politique sont apparues comme de brillantes étoiles filantes traversant le firmament du monde arabe et se consumant aussitôt.

Cette métaphore de l’étoile filante est sans doute celle qui donne la meilleure représentation possible de ces groupes qui ont certes brillé, mais uniquement parce qu’ils se sont consumés avant de disparaître. Leur apparition était due à leur perte d’altitude et à l’entrée des mini-planètes qu’ils étaient dans l’orbite d’une planète géante qui les a grillés et les a phagocytés. Ainsi, les groupes islamistes se sont retrouvés au sein des cercles du pouvoir sans crier gare. Mais il s’agissait d’une mise sous les projecteurs résultant dans le meilleur des cas de leur récupération et, pour le pire, déjà, de leur échec !

Le paysage politique résultant du printemps arabe s’est avéré transitoire, anarchique et instable. Les pays ayant connu un printemps arabes et les mouvements de l’islam politique ont été confrontés à de nouveaux défis dont ils n’avaient sans doute pas mesuré toute l’ampleur et auxquels ils ne s’attendaient pas. La question leur paraissait être l’abdication de présidents ayant gouverné trop longtemps afin d’organiser des élections libres permettant de fonder un nouveau système politique. Mais les choses n’étaient pas aussi simples. En effet, les groupes de l’islam politique ont accédé au sommet du pouvoir et de l’influence sans avoir l’expérience nécessaire pour cela. Les sociétés et les Etats se sont retrouvés confrontés à des défis difficiles et impitoyables et les formations islamistes ont entraîné leurs pays et leurs sociétés respectifs dans le gouffre et dans l’inconnu.

Les questions qui se posent sont très simples : pourquoi les groupes de l’islam politique ont-ils eu le vent en poupe du fait du Printemps arabe, et pourquoi ces mêmes groupes se sont-ils effondrés ?

L’expectative logique, à partir de la situation qui s’était constituée du fait du Printemps arabe, consistait à penser que celui-ci allait instituer un nouveau paysage politique, dans lequel la présence des mouvements de l’islam politique allait régresser tout simplement parce que ledit Printemps arabe exprimait une situation fondée sur des revendications économiques, de condition de vie, d’égalité et de justice sociale et économique qui étaient des horizons et des espaces pour une action et pour des aspirations dont les mouvements islamistes ne se préoccupaient en aucune manière et qu’ils ne considéraient nullement comme des priorités méritant qu’ils agissent, luttent et se réorganisent en se rapprochant, s’ils l’avaient fait, de l’attitude du Parti de la Justice et du Progrès (AKP) de Turquie. L’islam politique arabe a donc été essentiellement modéré dans son discours, dans ses programmes, dans sa pensée théorique et dans ses prises de position afin – pensait-il – d’être mieux à même de faire face aux défis et aux questions ayant entraîné le Printemps arabe. Mais en cela aussi, l’islam politique arabe s’est trompé.

Pourquoi les formations des Frères musulmans et pourquoi l’islam politique de manière générale ne se sont-ils pas réorganisés d’une manière qui fût compatible avec la nouvelle donne ? Pourquoi n’ont-ils pas emprunté la voie choisie et suivie par l’AKP en Turquie ?

Des questions et de premières réponses

Le Printemps arabe a posé de nouveaux défis et des questions inédites aux mouvements islamistes devenus des partis au pouvoir ou des partis participant à la vie politique de leur pays. Parmi ces questions, nous citerons leur capacité à régir un consensus national instituant un nouveau discours de réformes et de développement qui fût compatible avec les buts et les justifications du Printemps arabe, le degré de leur engagement à respecter les libertés individuelles et sociales, leur capacité à procéder à des réformes économiques et à faire face aux crises économiques et aux crises de développement qui furent parmi les principales causes des révolutions arabes.

Il est apparu clairement que le contexte islamique et religieux outrepasse et de loin les seuls courants de l’islam politique. Il ne faut pas oublier l’existence de groupes islamistes non politisés ramifiés et influents, ni celle d’une mouvance islamiste sociale indépendante des courants et des groupes islamistes organisés. Et puis il y a aussi les structures islamiques officielles qui dépendent des institutions étatiques, telles que les waqfs (biens de main morte), les universités et les écoles religieuses, les tribunaux (religieux appliquant le shar3), ainsi que les milieux décisionnaires en matière de fatwas et d’enseignement religieux officiel.

Les événements et les évolutions récentes dans le monde arabe ont montré la montée en puissance des sociétés civiles arabes en tant que forces influentes indépendantes des groupes, des partis et des élites politiques et sociales.

Ce phénomène vaut peut-être également en ce qui concerne la sphère islamique. L’on peut aujourd’hui en effet observer un ensemble de phénomènes et de cercles islamiques qui se sont formés sans subir la moindre influence des groupes et des mouvements islamistes traditionnels.

Ainsi, par exemple, en Jordanie, les constructions de mosquées se sont multipliées, ainsi que leurs activités tant officielles qu’informelles et bénévoles. Les associations qu’elles abritent agissent sous l’égide et sous la supervision du Ministère jordanien des biens de main morte (waqfs) et des questions islamiques. Le rôle des groupes et des mouvements islamistes dans ces mosquées semble restreint. Le phénomène dominant parmi les fidèles qui les fréquentent est leur absence de lien avec les organisations islamistes, alors que les activistes et les employés des mouvements islamistes dans les décennies soixante-dix et quatre-vingt du siècle passé se souviennent du fait que la majorité des personnes fréquentant alors les mosquées, en particulier la majorité des étudiants et plus généralement des jeunes gens, étaient liés aux groupements islamistes, en particulier au mouvement des Frères musulmans, et en second lieu aux salafistes et aux groupes du Tablîgh (= prédication) qui organisaient leur présence et leur activisme au sein des mosquées. Mais cela n’est plus le cas aujourd’hui. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, c’est à une action sociale spontanée. Le nombre des fidèles fréquentant les mosquées a très fortement augmenté et le nombre des mosquées, comme je l’ai déjà indiqué, a lui-même plus que doublé.

Les associations et les fondations cultuelles et culturelles musulmanes fédèrent des dizaines de milliers de militants bénévoles participant à l’enseignement et à l’apprentissage par cœur du Coran et à la diffusion de la culture islamique. Si certaines de ces associations sont présidées par des personnes appartenant aux formations islamistes, le fait pour les fidèles d’y adhérer et de participer à leurs activités n’implique nullement qu’ils appartiennent de près ou de loin à cette mouvance.

Sont également apparues de nombreuses institutions économiques, informationnelles et pédagogiques fondées sur la piété religieuse et sur le respect des préceptes musulmans. Mais ces institutions n’ont aucun lien avec le mouvement islamiste. Il s’agit de banques et de compagnies d’assurances (islamiques), d’écoles et d’universités, de stations de radio et de chaînes de télévision, de sites internet, de voyagistes organisant et les grands pèlerinages (7ajj) et les petits pèlerinages (3umra), de librairies proposant des livres, des bandes magnétiques et des CD, ainsi que des vêtements islamiques (7ijâb), d’associations de bienfaisance, de développement économique, de promotion de la culture musulmane et de chorales spécialisées dans le chant religieux musulman (’inshâd).

Les organisations de l’islamisme politique faisaient fond sur la polarisation des partisans et des sympathisants de la stricte observance religieuse, mais elles ne sont désormais plus le seul représentant de la religion et de la stricte observance. En effet, aujourd’hui, la conscience religieuse se forme dans le cadre d’un réseau de mosquées, d’institutions, de chaînes de télévision satellitaires, d’associations, de médias et de diverses institutions qui n’ont aucun lien avec le mouvement islamiste. Aujourd’hui, l’on ne décèle pratiquement plus aucune influence du mouvement des Frères musulmans dans les domaines de la prédication, de la pensée, de l’écriture, de l’édition et de la recherche scientifique musulmanes.

Ce passage du phénomène islamiste de la confrérie organisée à la société civile entraînera nécessairement une mutation dans l’observance religieuse (et dans l’islamisme) vers un construit social et civilisationnel reflétant l’état des sociétés et des classes sociales et de leurs divers intérêts, ainsi que leur évolution éducationnelle et culturelle, ce qui conduira à son tour à l’apparition de rôles sociaux et politiques variés joués par la religion, des rôles multiples, différents d’une société à l’autre et d’une classe sociale à l’autre.

L’on peut aujourd’hui observer la manière dont la religion constitue un facteur fondamental dans la mobilisation des classes moyennes et dans leurs tentatives de se défendre et de défendre leurs acquis.

Par contraste, la religiosité des confréries entraîne une définition préalable des prises de position, des cadres cognitifs, sociaux et politiques vers lesquels les groupes islamistes entendent pousser leurs propres groupes et les gouvernements, avec ce que cela comporte, dans certaines périodes et dans certains cas, en fait de conscience, de maturité, de raison et de modération, et dans d’autres cas et à d’autres moments en fait d’extrémisme, de sclérose, de pouvoir social écrasant s’exerçant contre les libertés et contre les consciences de tout un chacun.

Mais le fait que l’observance religieuse reste dans le cadre du mouvement des sociétés et des classes sociales constituera peut-être un retour aux origines, un retour à une situation où la religion sera (à nouveau) un instrument entre les mains de la société et non pas un instrument entre les mains du pouvoir et des confréries de l’islamisme politique, ce qui sera préférable, (en dépit des problèmes qui ne manqueront pas de surgir dans le court terme résultant du fait que la religion risque de devenir un instrument et une source de revenu entre les mains des confréries ou des gouvernements), car les sociétés sont plus à même, en raison de leur stabilité et de leur discipline, d’apporter les réponses convenables, au rythme adéquat, aux mutations sociales et culturelles.

Les confréries de l’islam politique se sont considérées comme le représentant légal et légitime de la religion musulmane. Elles ont voulu intégrer leurs intérêts et leurs prises de position à la religion musulmane elle-même afin d’en faire la seule, la vraie religion.

Mais il leur a échappé que la majorité des populations musulmanes les a élues non pas en raison de considérations religieuses, mais bien parce qu’elles voyaient en elles une direction politique nouvelle, une politique alternative capable de permettre la construction d’un consensus national et de régler les crises sociales et économiques, tout en conservant leur possibilité de recouvrer leurs libertés et leur dignité. Mais contrairement aux espoirs des masses, les confréries se sont focalisées sur la monopolisation du pouvoir et l’acquisition de la toute-puissance et de la possibilité de se venger de leurs adversaires et de leurs concurrents et elles ont, de ce fait, négligé de s’intéresser aux causes premières du Printemps arabe.

Le Printemps arabe a instauré un environnement totalement nouveau

L’on peut observer divers modèles de changement politique au sein du vent de changement généralisé qu’a représenté le Printemps arabe : il y a le mouvement tunisien et égyptien, fondé sur des manifestations et des sit-in politiques pacifiques très vastes et généralisés, qui ont conduit à un grand changement politique. Il y a le modèle libyen et syrien, fondé sur un affrontement armé entre le régime au pouvoir et son opposition. Il y a le modèle yéménite, fondé sur un conflit/équilibre politique pacifique ou quasi-pacifique. Enfin, il y a le modèle marocain, qui est fondé sur des négociations, sur des dialogues feutrés et sur des pressions exercées sans violence.

L’on peut identifier un vaste réseau de causes, de facteurs et de transformations traversant le monde arabe et ses Etats depuis la fin des années1980 et le début des années 1990, à l’instar de ce qu’il s’était produit dans de vastes régions du monde, comme par exemple dans l’ex-Union soviétique, en Europe orientale, notamment dans les Balkans, en Amérique latine, en Asie orientale et en Afrique du Sud. Nombre de transformations sociales et culturelles importantes et marquantes se sont effectivement produites dans nombreux de pays arabes.

L’arrivée des mouvements islamistes politiques au sommet de l’influence et du pouvoir ne représente nullement une surprise. Ces mouvements avaient commencé, au milieu des années 1980, par constituer un nouveau cercle politique s’exprimant à travers des défis lancés aux régimes politiques ou à travers une participation politique très importante.

Il y a eu la révolution islamique en Iran (en 1979) et la participation influente du parti islamiste en Turquie depuis le début des années 1970, qui a été couronnée par son obtention de la majorité parlementaire en 2002, il y a eu la révolution islamique en Afghanistan (en 1979). En Egypte, les confréries islamistes avaient conquis les universités dans les années 1970. Anwar al-Sadat a été assassiné par les groupes islamistes en 1981 et les Frères musulmans ont commencé à être représentés à la Chambre des Députés dans les années 1980, les députés « Frères musulmans » acceptant de renouveler le mandat du président Hosni Moubarak en 1987. Il y eut la révolution islamique en Syrie, en 1979, et la vaste participation de l’islam politique au pouvoir soudanais à partir de la moitié des années 1970, qui culmina dans l’accession des islamistes au pouvoir au moyen du coup d’état militaire de 1989. Il en est allé de même au Maroc, en Algérie, en Jordanie, en Irak, au Yémen, donc, on le constate, dans la majorité des pays arabes et des pays musulmans.

Le Printemps arabe s’est produit au travers d’une vaste organisation résultant de la mondialisation planétaire, informationnelle, économique, politique et culturelle, au travers des défis et des mutations relatives à l’informatique aux télécommunications et à l’économie de la connaissance qui ont permis de cerner les informations, les connaissances, les événements et les développements, ces moyens que les sociétés commençaient à posséder dans leurs diverses couches sociales et politiques, des moyens qui leur ont donné une large opportunité de prendre connaissance et de connaître, ainsi que les opportunités et les perspectives d’agir et d’influer au travers d’internet et des réseaux sociaux , sans oublier les transformations sociales et économiques ayant accompagné les mouvements de privatisation et les mutations des relations interétatiques et sociales, ni le rôle économique, social et éducatif des Etats, ni la crise financière et économique mondiale qui a entraîné la révision des programmes de privatisation et du libéralisme économique et rendu une certaine considération au rôle économique et social des Etats dans le cadre d’un capitalisme économique ouvert à la participation de l’Etat, des sociétés et des entreprises.

L’on peut caractériser le Printemps arabe en le résumant à la formule : « la classe moyenne + internet ».

En effet, ayant pu constater et comprendre clairement la différence existant entre son réel vécu et ce à quoi elles aspiraient, les classes moyennes ont recherché des moyens effectifs et pacifiques de changement et la mise en communication permise par internet et par les réseaux sociaux leur ont donné une nouvelle occasion de mettre sur pied une organisation sociale en réseau géant poursuivant son action et sa constitution en tendant vers la réalisation de ses objectifs et de ses aspirations. Dans le contexte de la mondialisation technique, économique et culturelle qui caractérise le monde contemporain, il s’est constitué dans les sociétés une conscience et une compréhension de ce qu’elles veulent devenir, une conscience et une compréhension retirées de leur vaste connaissance des événements et des développements se produisant dans le monde entier. Cette vaste capacité de connaître les événements et d’y prendre part, que leur a apportée le réseau internet, a permis aux sociétés de savoir quelles étaient leurs lacunes, ce qui leur manquait, ainsi que ce qu’elles pouvaient faire et que ce qu’elles devaient devenir.

Le Printemps arabe a signé le moment de la naissance de nouvelles sociétés, de nouvelles ressources, de nouveaux emplois, de nouvelles élites, de nouvelles valeurs, de nouvelles idées et de nouvelles opportunités sans aucun rapport avec le passé, porteuses d’une potentialité fantastique de nouvelles mutations fondamentales de grande ampleur. Les Etats et les sociétés arabes semblent aujourd’hui entre en train de se reformer sous les angles économique, politique, social et culturel sous des formes entièrement différentes, tandis qu’émergent des élites, des classes dirigeantes et des groupements différents, eux aussi entièrement nouveaux.

Un discours schizophrénique

Pourquoi les groupes de l’islam politique n’ont-ils pas développé eux aussi un nouveau discours qui aurait correspondu à ces grandes mutations et qui aurait été à la hauteur de l’étape nouvelle tant de par sa nature que de par son contenu, y compris au sein des groupes islamistes eux-mêmes, qui étaient pourtant passés de la prédication et de l’influence symbolique à une participation active à la vie politique, voire à l’accession au pouvoir ?

En réalité, il s’agissait d’une transition difficile et coûteuse, dont les groupes islamistes n’ont pas su évaluer les difficultés et le fait qu’elle était semée d’épines !

Les Frères musulmans n’ont pas su offrir une vision politique et économique qui exprimât les intérêts et les aspirations des classes sociales ni les intérêts de la société prise globalement, qui auraient pu, s’ils l’avaient fait, se rassembler autour d’eux et se mettre en mouvement en vue de les réaliser. Il est stupéfiant de constater que les Frères musulmans, en dépit de la légitimité qu’ils auraient eue à le faire, n’ont pas été l’expression de la classe moyenne. Leur existence et leur influence n’a concerné ni les ingénieurs, ni les médecins, ni les enseignants, ni les pharmaciens, ni les avocats, qui auraient pu être impliqués dans un programme réformiste social rassemblant les classes moyennes. Ils n’ont cessé, lors des élections législatives, de s’attirer des soutiens sur la base d’une vision politique tirée de leur opposition au règlement politique (de la crise israélo-arabe, ndt) et de leur appel à la réalisation des grands espoirs et des grandes aspirations de l’Oumma arabo-islamique !

Les « Frères » n’ont proposé aucun discours théorique et intellectuel nouveau qui aurait exprimé les mutations et qui aurait répondu aux nouvelles questions lancinantes et expliqué également le nouveau comportement politique des « Frères » et leur administration des crises, des causes et des prises de positions auxquelles, pour certaines, ils étaient opposées (ou qu’au contraire ils appelaient de leurs vœux). L’on pourrait décliner une très longue liste de ces causes et de ces situations, comme par exemple celles dont on se rappellera sans difficulté, à savoir le devenir des libertés individuelles personnelles et publiques, les questions économiques, les banques, les assurances et le crédit, les relations internationales et les accords internationaux, et non pas seulement avec Israël, mais avec tous les pays

Le Parti turc de la Justice et du Développement (AKP) a résulté de nombreux accouchements et de nombreuses mutations successives dans la structuration du mouvement islamiste turc et dans sa nature, à la suite d’un enchaînement d’immixtions de l’armée turque dans la vie politique dans la vie du pays, de l’adoption de nombreuses lois décisives organisant l’action politique, sa philosophie et ses principes.

Après l’accession au pouvoir du parti turc du Salut (Milli Selamet Partisi), sous la direction de Necmettin Erbakan, au début des années 1970, ce parti étant la troisième force politique en Turquie et Erbakan étant parvenu au poste de vice-Premier ministre, se produisit le coup d’état militaire du général Kenan Evren, en 1980.

Le mouvement islamiste turc se réorganisa alors quant à lui totalement sous la forme du parti du Bien-Etre (Refah), sur de nouvelles bases et sur de nouveaux principes prohibant l’utilisation de la religion et sa récupération dans l’action politique.

Le parti Refah a pu obtenir une majorité relative et former un gouvernement de coalition sous la direction de Necmettin Erbakan au milieu des années 1990. Puis Erbakan dut reculer en raison de fortes pressions exercées sur lui par l’armée alliée aux forces politiques laïcistes.

Ensuite, un nouveau groupe de seconds couteaux du parti Refah s’est mis en avant, proposant une nouvelle initiative politique basée sur une vaste participation des citoyens turcs, que l’on peut qualifier sans exagération de coopération entre les religieux et les laïcistes à un nouveau pacte social et à une nouvelle vision de l’action politique respectant les principes de la laïcité tout en respectant la religion, et cette initiative a séduit un grand nombre d’hommes politiques et d’anciens députés qui se trouvaient à la tête des partis politiques laïcs turcs, en sus d’un grand nombre de dirigeants et de militants du parti Refah.

Ce parti réussit alors à conquérir la confiance de la majorité des Turcs et à mener la Turquie vers le progrès et la prospérité économiques. Mais il a fallu à la Turquie trente années de controverses et d’affrontements pour parvenir à mettre au point une nouvelle charte modérée de l’action politique régulant dans ce pays les relations entre la religion et la politique sur des bases adaptées à la nature de la vie politique et de la concurrence pour le pouvoir et ne choquant pas la religiosité extrêmement prégnante, comme chacun le sait, également dans ce pays.

L’expérience du parti turc de la Justice et du Progrès exprime le passage de la pensée de l’« Etat islamique » inventée par l’imagination fertile des Frères musulmans à l’« Etat des musulmans », que les musulmans s’efforcent de bâtir et de réaliser sur la base de leur conformation à l’époque contemporaine et à ses données, comme cela a toujours été le cas tout au long de leur histoire.

En cela, ils réussissent ou ils échouent, ils progressent ou ils régressent, ils avancent ou ils perdent du terrain. Mais que ce soit dans leurs réussites ou dans leurs échecs, ils n’ont jamais considéré qu’il s’agissait d’une question de religion ou que l’échec venait démentir leur religion. Ils n’ont jamais cessé de respecter leur religion, l’Islam, d’y rester attachés, de l’observer et ils se sont toujours efforcés d’être à la hauteur en matière de pratique et de compréhension de celle-ci.

Ils peuvent en cela être dans l’erreur ou dans le vrai, ils peuvent s’éloigner de l’Islam comme ils peuvent s’en rapprocher, c’est là quelque chose de tout naturel et cela provient de la résultante des confrontations humaines en matière d’opinions, d’efforts spéculatifs et de dissensions ; ils n’en sont non moins toujours restés musulmans, l’Islam n’a jamais constitué un objet de discorde ou de querelle entre eux, même lorsqu’ils s’opposaient entre eux et se combattaient mutuellement.

Ils se combattaient comme des pays se combattent entre eux au cours de l’histoire et en raison de la géographie, mais ils n’ont jamais mêlé l’Islam à leurs conflits, sauf marginalement (mais cette marge fut une source de maux et de catastrophes qui ne firent qu’aggraver les pertes et les malheurs causés par leurs conflits !).

Aujourd’hui, l’on peut distinguer plusieurs types d’Etat islamique et plusieurs modèles islamiques de gouvernance et de politique. Cette pluralité des modèles concrets nous incite à affirmer qu’il n’existe pas de modèle unique de gouvernement islamique et qu’une compréhension correcte du pouvoir et de l’Etat dans l’Islam doit être celle d’un Etat des musulmans, et non celle d’un Etat islamique.

Nombre d’intellectuels et de chercheurs ne comprennent pas que le régime islamique repose sur une interaction positive et saine entre la pensée et la foi, entre la culture et la prédication et dans leur mise en mouvement au travers du réel, du milieu existant, d’un grand nombre de variables et de déterminants se renouvelant en permanence. C’est la raison pour laquelle le régime social islamique se développe, se renouvelle, entre en involution, régresse, crée ou se sclérose en fonction du réel, de l’état du milieu ambiant l’entourant (les hommes, les sociétés, les civilisations, l’efficacité sociale).

L’observation et l’analyse de la situation égyptienne et de ses développements nous amènent à penser que des déterminismes extrêmes sont en train de se former plus qu’au cours d’aucune période passée en vue d’un nouveau contrat social devant organiser la vie politique et la vie publique et dépasser des liens sociaux hérités du passé n’ayant plus rien à voir avec des Etats et des sociétés modernes simplement fondés sur la connaissance, la participation, la mondialisation et les influences réciproques entre l’Etat, les sociétés et les marchés.

Nous devons tous nous rappeler et nous devons ne jamais cesser de nous remémorer le fait que le Printemps arabe est venu apporter le développement économique, l’amélioration des conditions de vie des peuples arabes, le développement des services publics essentiels, en particulier en matière d’enseignement, de santé et de sécurité sociale, ainsi que les services et les infrastructures et de réformer les revenus et de les augmenter. Les foules arabes ne sont pas révoltées pour voir un nouveau président prendre la place du précédent ou pour qu’un parti vienne en supplanter un autre, comme si les jeunes et les membres des classes moyennes pauvres n’avaient d’autre rôle et d’autre importance que ceux de se sacrifier, de manifester et de se faire tuer dans les rues et sur les places publiques des villes arabes…

Un nouveau pas devait être franchi, c’était inéluctable : celui de la coexistence, de la coopération, de l’intégration de tous les citoyens, quelle que soit leur classe sociale, leurs affiliations, leurs idées et leurs identité, dans un projet économique et social nouveau.

Les Frères musulmans se sont trompés dans leur évaluation selon laquelle ils pourraient remettre les Egyptiens en rangs de béni-oui-oui semblable à ceux des Frères musulmans eux-mêmes, au sein des formations organisationnelles les soutenant.

Cela démontre que les sociétés ne sont pas des troupeaux, et qu’un peuple n’est pas une organisation.

En résumé, la mesure du succès en matière de gouvernance et de politique, c’est l’adhésion et la confiance.

C’est le fait que les citoyens soient satisfaits de leur régime politique et économique et qu’ils puissent à juste titre placer en ceux-ci leur confiance.

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