Aller à…
RSS Feed

29 mars 2024

LIBYE. Ces milices qui plongent le pays dans le chaos


LIBYE. Ces milices qui plongent le pays dans le chaos

Les milices ont rempli le vide politique et sécuritaire laissé par la fin du régime de Kadhafi. Qui sont-elles ? Le « Nouvel Obs » fait le point.

A Benghazi, dans l'est de la Libye, le 29 juillet 2014, un milicien. (AFP/ABDULLAH DOMA) A Benghazi, dans l’est de la Libye, le 29 juillet 2014, un milicien. (AFP/ABDULLAH DOMA)

La Libye, qui plonge chaque jour un peu plus dans ce qui ressemble à une guerre civile, est devenue un vaste terrain d’affrontements pour des milices locales.

Que ce soit dans la région de la Tripolitaine (à l’ouest), en Cyrénaïque (à l’est) ou dans le Fezzan (dans le sud), le pays déborde de ces groupes de combattants qui font la loi et s’entre-tuent pour imposer leur vue aux responsables politiques, garder leur zone influence et parfois l’étendre.

Récemment, les miliciens de Misrata (est de Tripoli), alliés aux islamistes, se sont opposés à des miliciens de Zintan (ouest de Tripoli) pour le contrôle de l’aéroport de la capitale. Ailleurs dans le pays, certains mouvements ont pris le contrôle de terminaux pétroliers. D’autres de bases militaires ou d’hôpitaux.

Depuis la fin 2011, ils sont devenus les seuls représentants politiques libyens sur le devant de la scène. « Le Nouvel Observateur » fait le point sur ces groupes armés.

Comment les milices se sont-elles constituées ?

Ces brigades (dites « katibas ») se sont organisées juste après la révolution et se sont constituées à l’origine sur des bases locales. Il faut rappeler que la structure sociale de la société libyenne est restée principalement tribale.

Un rapport d’information du Sénat, publié en octobre 2013, explique que « la césure la plus importante sur le plan historique et culturelle est celle qui sépare la Tripolitaine qui appartient à l’espace maghrébin, la Cyrénaïque qui appartient au Machrek et les territoires du sud-est, le Fezzan, où prédominent des populations nomades : Touaregs, Toubous. Benghazi, capitale de la Cyrénaïque, et toute la région orientale ont été marginalisées par l’ancien régime car elles furent un bastion de la résistance. »

Mouammar Kadhafi, qui avait créé un Etat faible qu’il dirigeait seul avec son clan et des proches, avait réussi à composer avec les différentes tribus. La révolution achevée, les anciens rebelles ayant renversé Kadhafi n’ont pas voulu abandonner les armes, au cas où.

Nous sommes à la mi-2011, et le pays n’est alors pas encore stabilisé, la police est composée pour moitié de bénévoles et aucune armée nationale n’est encore constituée.

Mouammar Kadhafi en avril 2011Mouammar Kadhafi en avril 2011 (AFP PHOTO/LIBYAN TV)

Les populations se sont senties obligées de continuer à assurer leur propre sécurité et de garder le fusil à portée de main. Armes d’autant plus facilement trouvables que l’arsenal du régime de Kadhafi a circulé en masse, ainsi que celles distribuées par la France, la Grande-Bretagne, le Qatar et l’Arabie Saoudite aux insurgés.

Les autorités de transition avaient essayé de désarmer les anciens rebelles, de les démobiliser et de les intégrer, en vain. Aujourd’hui, quasiment chaque famille en Libye possède une arme.

Peu à peu, l’omniprésence des armes et l’absence d’autorité étatique ont conduit à la création de ces multitudes de brigades localisées, qui se sont rapidement violemment affrontées pour assurer des intérêts de toutes sortes.

Selon un rapport d’information parlementaire publié en novembre 2013, « le nombre exact d’anciens révolutionnaires libyens (les ‘Thuwars’) qui seraient toujours en armes est souvent estimé à 200.000 ou 250.000 hommes, mais ce chiffre reste indicatif, malgré la constitution d’une ‘Warriors Affairs Commission’ qui s’est efforcée de les recenser ».

Certaines sources évoquent un total de 300 unités, de tailles et de dénominations diverses – bataillons, compagnies, brigades -, quand d’autres placent la barre jusqu’à 1.500, voire 2.000 groupes », poursuivent les députés.

Quelles sont les principales milices ?

Les milices sont diverses : elles peuvent êtres issues de la révolution, mais aussi de certains quartiers, de bandes criminelles impliquées dans des trafics de cigarettes, de drogue, d’alcool ou d’êtres humains.

Le rapport d’information parlementaire rappelle que les autorités libyennes ont essayé de regrouper 70.000 miliciens avec l’entité « Bouclier libyen », placée sous l’égide d’un chef d’Etat-major (ministère de la Défense), et de regrouper au moins autant d’autres hommes dans le « SSC » (Comité de sécurité suprême), placé lui sous l’autorité du ministère de l’Intérieur. Une initiative qui n’a pas vraiment fonctionné : les milices ont préféré garder une importante autonomie d’action.

Un soldat libyen à BenghaziUn soldat libyen à Benghazi (AFP PHOTO/Abdullah DOMA)

Dans une note, le spécialiste Saïd Haddad, chercheur associé à l’Iremam et maître de conférences aux Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan, explique : « Les milices libyennes reflètent différentes réalités concrètes. Elles peuvent être ainsi déclarées illégales ou affiliées à l’Etat », mais ces dernières « officiellement sous l’autorité de l’Etat s’en affranchissent régulièrement en intervenant dans le champ politique ». C’est par exemple le cas des milices de Zintan et de Misrata, toutes composées d’anciens révolutionnaires.

  • La milice de Misrata

Ses hommes composent la majorité du « Bouclier de Libye », soit environ 20.000 hommes, ce qui en fait aussi le camp le plus important du pays. Les « Misrati » ont pour ambition de contrôler la vaste région centrale, qui inclut Misrata, grande ville portuaire.

« Cette zone charnière entre Tripolitaine et Cyrénaïque englobe les terminaux et champs de pétrole du ‘croissant pétrolier’ du golfe de Syrte, actuellement occupés par les fédéralistes de Cyrénaïque » depuis le 27 août 2013, explique Patrick Haimzadeh, ancien diplomate français à Tripoli et auteur de « Au cœur de la Libye de Kadhafi », sur le site OrientXXI.

Depuis le 13 juillet, la milice de Misrata s’est alliée avec des combattants islamistes pour tenter de chasser les miliciens de Zintan qui contrôlent l’aéroport de Tripoli.

  • La milice de Zintan

C’est la seconde milice la plus importante en Tripolitaine. Elle a joué un rôle important pour la libération de Tripoli, lors des batailles dans le Djebel Nefoussa, et est en théorie placée sous l’égide du ministère de l’Intérieur et relève donc du Comité suprême de sécurité (SSC).

Les intérêts des Zintan sont avant tout « dirigés vers l’ouest et le sud-ouest », écrivait Patrick Haimzadeh, avant de rappeler que « Zintan et Misrata ont parfois constitué une alliance par le passé pour s’opposer à ce qu’ils percevaient comme la mainmise croissante des milices islamistes. »

Les Zintan contrôle le pétrole de la Tripolitaine.

C’est la milice Zintan qui détient le fils de Mouammar Kadhafi, Seif al-Islam. Elle refuse toujours de le livrer à la justice nationale et internationale.

  • Les milices du général à la retraite Khalifa Haftar

A l’est de la Libye, une autre partition se joue. A Benghazi, le général à la retraite et dissident, longtemps exilé à Washington et proche de la CIA, Khalifa Haftar, a lancé le 16 mai une opération baptisée « Dignité » pour lutter contre les groupes terroristes qui sévissent dans le pays.

Il a su attirer autour de lui la milice de Zintan mais aussi une force militaire importante et a mené plusieurs actions notamment contre les islamistes de la « Brigade de martyrs du 17 février » qui serait en relation avec un autre groupe plus radical de djihadistes, Ansar Asharia.

Charismatique mais accusé de vouloir mener un coup d’Etat, le général a rallié des éléments de l’armée régulière libyenne, dont les forces de l’armée de l’air. Leur fief se trouve à Al-Abyar (à l’est de Benghazi).

  • Les milices « islamistes« 

Ces milices sont bien équipées et puissantes militairement. A l’ouest, elles se sont donc alliées avec les Misrati pour prendre le contrôle de l’aéroport. Interrogée par « le Nouvel Obs », Mansouria Mokhefi, conseillère spéciale à l’Ifri pour le Maghreb et le Moyen-Orient, souligne que « désormais, les islamistes veulent concrétiser sur le terrain le pouvoir qu’ils estiment être le leur et ne plus le disputer, en ce qui concerne Tripoli, en chassant les milices de Zintan ». Les islamistes ont perdu les dernières élections législatives du 25 juin.

Certains observateurs soupçonnent, Abdelhakim Belhaj, ancien djihadiste du Groupe islamique de combat libyen (GICL), un des libérateurs de Tripoli, chef du Conseil militaire de Tripoli, d’être à la tête de ces milices islamistes, ce qu’il dément.

A Benghazi, les milices islamistes les plus connues sont celle d’Ansar al-Charia et celle du Conseil de la Choura. Mardi 29 juillet, elles ont pris le dessus sur l’armée régulière, en prenant la caserne des forces spéciales.

  • Les « milices » du sud

Enfin, il existe dans le sud du pays, moins sous le feu des projecteurs mais tout aussi importantes de part la difficulté de contrôler les frontières et les trafics, différentes rivalités qui produisent des violences récurrentes.

Patrick Haimzadeh l’explique : « Les Toubous vassalisés sous Kadhafi ont basculé très tôt dans le camp de l’insurrection. Ils ont établi depuis leur domination sur le territoire qui s’étend du sud de la capitale régionale Sebha aux immenses zones frontalières avec le Tchad et le Niger. Dans la ville de Sebha, ils sont en rivalité avec la tribu arabe des Aoulad Slimane qui n’a rejoint les rangs de l’insurrection qu’en juin 2011. Au mois de janvier 2014, les affrontements entre les deux groupes ont fait plus de cent morts. Les anciennes tribus fidèles à Kadhafi, Qadadfa et Magariha – aujourd’hui totalement marginalisées – ont saisi cette occasion pour régler leurs comptes avec les Aoulad Slimane qui étaient leurs clients sous l’ère Kadhafi. »

Que font les politiques ?

Les milices bénéficient d’importants soutiens politiques, eux-même en confrontation. Patrick Haimzadeh explique :

« Il existe ainsi trois principales coalitions rivales au sein du CNG [le Parlement libyen, NDLR]. La plus importante, le ‘Bloc de la fidélité au sang des martyrs’ peut compter sur les 20.000 hommes des milices de Misrata. Le Parti pour la justice et reconstruction des Frères musulmans contrôle la milice ‘de la salle d’opérations des rebelles de Libye’ qui avait revendiqué l’enlèvement d’Ali Zeidan, en novembre 2013, et le conseil militaire de Tripoli. L’Alliance des forces nationales enfin qualifiée en Libye de libérale car ne se réclamant pas de l’islam politique peut compter sur les milices al-Qa’qa’ et al-Sawa’iq (toutes deux composées de Zintan) qui se sont distinguées à la mi-février par une tentative de coup de force pour s’emparer du CNG. »

Sarah Diffalah – Le Nouvel Observateur

Partager

Plus d’histoires deLibye