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20 avril 2024

Aveugle à Gaza


Aveugle à Gaza

Publié par Gilles Munier sur 21 Août 2014,

Catégories : #Palestine

Aveugle à Gaza

Par Uri Avnery (revue de presse : AFPS – 16/8/14)*

L’ennui avec la guerre est qu’elle a deux côtés. Tout serait tel­lement plus facile si la guerre n’avait qu’un seul côté. Le nôtre, évidemment.

Vous êtes là, à éla­borer un mer­veilleux plan pour la pro­chaine guerre, à le pré­parer, à vous y entraîner, jusqu’à ce que tout soit parfait.

Et puis la guerre com­mence, et à votre très grande sur­prise il apparaît qu’il y a aussi un autre côté, qui a éga­lement un mer­veilleux plan, l’a préparé et s’est entraîné pour l’appliquer.

Quand les deux plans se ren­contrent, tout va mal. Les deux plans s’effondrent. Vous ne savez pas ce qui va se passer. Comment continuer. Vous faites des choses que vous n’aviez pas pla­ni­fiées. Et quand vous en avez assez et que vous voulez en sortir, vous ne savez pas comment. Il est tel­lement plus dif­ficile de ter­miner une guerre que de la com­mencer, surtout quand les deux côtés ont besoin de crier victoire.

Voilà où nous en sommes maintenant

COMMENT tout a-​​t-​​il commencé ? Cela dépend où vous voulez commencer.

Comme partout ailleurs, chaque évé­nement à Gaza est une réaction à un autre évé­nement. Vous faites quelque chose parce que l’autre côté a fait quelque chose. Laquelle chose a été faite parce que vous aviez fait quelque chose. On peut aller ainsi jusqu’au début de l’Histoire. Ou au moins jusqu’à Samson le héros.

Samson, on s’en sou­vient, fut capturé par les Phi­listins, rendu aveugle et trans­porté à Gaza. Là il se suicida en faisant s’écrouler le temple sur lui-​​même et tous les diri­geants et le peuple, en criant : “Que mon âme meure avec les Phi­listins” (Juges 16/​30)

Si cela est trop ancien, com­mençons avec le début de la pré­sente occu­pation, 1967.

(Il y eut une occu­pation oubliée avant cela. Quand Israël conquit la bande de Gaza et tout le Sinaï au cours de la guerre de Suez de 1956, David Ben-​​Gourion déclara la fon­dation du “Troi­sième Royaume d’Israël”, pour annoncer d’une voix brisée, quelques années plus tard, qu’il avait promis au Pré­sident Dwight Eisen­hower de se retirer de la totalité de la péninsule du Sinaï. Cer­tains partis israé­liens le pres­sèrent de garder au moins la bande de Gaza, mais il refusa. Il ne voulait pas avoir des cen­taines de mil­liers d’Arabes de plus en Israël.)

Un de mes amis m’a rappelé un article que j’avais écrit moins de deux ans après la guerre des Six-​​Jours, durant laquelle nous occu­pâmes de nouveau Gaza. Je venais de découvrir que deux tra­vailleurs arabes dans la construction des routes, un de Cis­jor­danie et un de Gaza, faisant exac­tement le même travail, ne gagnaient pas le même salaire. L’homme de Gaza était beaucoup moins payé.

Étant membre de la Knesset, je fis des enquêtes. Un haut fonc­tion­naire m’expliqua qu’il s’agissait d’une question de poli­tique. Le but était d’inciter les Arabes à quitter la bande de Gaza et à s’installer en Cis­jor­danie (ou ailleurs) afin de dis­perser les 400.000 Arabes qui vivaient alors dans la Bande, prin­ci­pa­lement des réfugiés venant d’Israël. Évi­demment cela ne s’est pas bien passé – aujourd’hui ils sont environ 1.800.000.

Ensuite, en février 1969, j’ai prévenu : “(Si nous conti­nuons) nous serons confrontés à un ter­rible choix : subir une vague de ter­ro­risme qui cou­vrira l’ensemble du pays, ou engager des actions de ven­geance et d’oppression si bru­tales qu’elles cor­rom­pront nos âmes et cau­seront des condam­na­tions du monde entier contre nous.”

Je ne dis pas cela (seulement) pour me mettre en avant, mais pour montrer que toute per­sonne rai­son­nable aurait pu prévoir ce qui allait se passer.

IL A FALLU beaucoup de temps à Gaza pour en arriver là.

Je me rap­pelle une soirée à Gaza dans le milieu des années 1990. J’avais été invité à une confé­rence pales­ti­nienne (sur les pri­son­niers), qui dura plu­sieurs jours, et mes hôtes m’invitèrent à séjourner avec Rachel dans un hôtel en bord de mer. Gaza était alors un endroit charmant. Dans la soirée, nous fîmes une pro­menade le long du bou­levard central. Nous eûmes des conver­sa­tions agréables avec des gens qui nous recon­nais­saient comme étant Israé­liens. Nous étions heureux.

Je me sou­viens aussi du jour où l’armée israé­lienne se retira de la plus grande partie de la Bande. Près de Gaza-​​Ville se dressait une énorme tour de guet israé­lienne, haute de plu­sieurs étages, “de sorte que les soldats israé­liens pou­vaient observer à l’intérieur de chaque fenêtre de Gaza”. Quand les soldats la quit­tèrent, je grimpai tout en haut, passant des cen­taines de garçons heureux qui mon­taient et des­cen­daient comme les anges de l’échelle dans le rêve de Jacob de la Bible. De nouveau nous étions heureux. Aujourd’hui ils sont pro­ba­blement des membres du Hamas.

C’était quand Yasser Arafat, fils d’une famille de la bande de Gaza, retourna en Palestine et ins­talla son QG à Gaza. Un beau nouvel aéroport fut construit. Des plans pour un nouveau grand port maritime circulèrent.

(Une grande société néer­lan­daise de construction de ports m’approcha dis­crè­tement pour me demander d’utiliser mes rela­tions ami­cales avec Arafat afin de leur obtenir le marché. Ils me lais­sèrent espérer une grosse gra­ti­fi­cation. Je refusai poliment. Durant toutes les années où j’ai fré­quenté Arafat, je ne lui ai jamais demandé de faveur. Je pense que c’était la base de notre amitié plutôt étrange.)

Si le port avait été construit, Gaza serait devenu un centre com­mercial flo­rissant. Le niveau de vie aurait for­tement aug­menté, l’inclinaison des gens à voter pour un parti isla­mique radical aurait diminué.

POURQUOI ceci n’arriva-t-il pas ? Israël refusa d’autoriser la construction du port. Contrai­rement à un enga­gement spé­ci­fique de l’accord d’Oslo de 1993, Israël coupa tous les pas­sages entre la Bande et la Cis­jor­danie. Le but était d’empêcher toute pos­si­bilité d’établissement d’un État pales­tinien viable.

Certes, le Premier ministre Ariel Sharon évacua plus d’une dou­zaine de colonies le long du lit­toral de Gaza. Aujourd’hui, un de nos slogans de droite est “nous avons évacué toute la bande de Gaza et qu’avons-nous obtenu en retour ? Des roquettes Qasam !” Par consé­quent : nous ne pouvons pas renoncer à la Cisjordanie.

Mais Sharon n’a pas rendu la Bande à l’Autorité pales­ti­nienne. Les Israé­liens sont obsédés par l’idée de faire les choses “uni­la­té­ra­lement”. L’armée se retira, la Bande fut livrée au chaos, sans gou­ver­nement, sans aucun accord entre les deux côtés.

Gaza sombra dans la misère. Aux élec­tions pales­ti­niennes de 2006, sous la super­vision de l’ex-Président amé­ricain Jimmy Carter, les gens de Gaza, comme ceux de la Cis­jor­danie, don­nèrent une majorité relative au parti Hamas. Quand Hamas se vit dénier son pouvoir, il prit la bande de Gaza de force, sous les applau­dis­sements de la population.

Le gou­ver­nement israélien réagit en imposant un blocus. Seules des quan­tités limitées de mar­chan­dises agréées par les auto­rités d’occupation pou­vaient entrer. Un sénateur amé­ricain fit un scandale quand il découvrit que les pâtes étaient consi­dérées comme un risque pour la sécurité et de ce fait non admises. Pra­ti­quement rien ne pouvait sortir, ce qui est incom­pré­hen­sible du point de vue sécu­ri­taire de la “contre­bande” d’armes mais clair en ce qui concerne la volonté d’étranglement d’une popu­lation. Le chômage a atteint près de 60%.

La Bande est longue d’environ 40 km et large de 10 km. Dans le nord et l’est elle borde Israël, à l’ouest la mer qui est contrôlée par la marine israé­lienne et au sud l’Égypte, qui est aujourd’hui gou­vernée par une dic­tature anti-​​islamique brutale, alliée d’Israël. Comme le dit le slogan, c’est “la plus grande prison à ciel ouvert du monde”.

LES DEUX CÔTÉS pro­clament main­tenant que leur objectif est de mettre fin à la situation. Mais ils veulent dire deux choses très différentes.

Le côté israélien veut que le blocus reste en vigueur, bien que sous une forme plus libérale. Les pâtes et beaucoup d’autres choses pourront entrer dans la Bande, mais sous strict contrôle. Pas d’aéroport. Par de port de mer. On doit empêcher le Hamas de se réarmer.

Le côté pales­tinien veut que le blocus soit levé une bonne fois pour toutes, même offi­ciel­lement. Ils veulent leur port et leur aéroport. Ils se moquent d’un contrôle, tant inter­na­tional que par le gou­ver­nement d’unité nationale sous Mahmoud Abbas.

Comment résoudre la qua­drature du cercle, surtout quand le “médiateur” est le dic­tateur égyptien, qui agit pra­ti­quement comme un agent d’Israël ? C’est une marque de la situation que les États-​​Unis aient disparu comme médiateur. Après les vains efforts de médiation de paix de John Kerry, ils sont main­tenant méprisés à travers le Moyen-​​Orient.

Israël ne peut pas “détruire” le Hamas, comme nos poli­ti­ciens semi-​​fascistes (dans le gou­ver­nement aussi) l’exigent bruyamment. Pas plus qu’il ne le veut réel­lement. Si Hamas est “détruit”, Gaza doit être rendu à l’Autorité pales­ti­nienne (c’est-à-dire au Fatah). Cela signifie la réuni­fi­cation de la Cis­jor­danie et de Gaza, après tous les longs efforts israé­liens cou­ronnés de succès pour les diviser. Pas bon.

Si Hamas reste, Israël ne peut per­mettre à l’“organisation ter­ro­riste” de pros­pérer. Un assou­plis­sement du blocus, s’il se fait, ne sera que limité. La popu­lation embrassera le Hamas encore plus, rêvant de se venger des ter­ribles dévas­ta­tions causées par Israël pendant la guerre. La pro­chaine guerre ne sera pas loin – comme presque tous les Israé­liens le croient en tout cas.

En fin de compte, nous en serons là où nous étions avant.

IL NE PEUT y avoir de solution réelle pour Gaza sans une solution réelle pour la Palestine.

Le blocus doit cesser, les pro­blèmes de sécurité des deux côtés étant pris en compte sérieusement.

La bande de Gaza et la Cisjordanie (avec Jérusalem-​​est) doivent être réunies.

Les quatre “pas­sages sécu­risés” entre les deux ter­ri­toires, promis dans l’accord d’Oslo, doivent enfin être ouverts.

Il doit y avoir des élec­tions pales­ti­niennes, attendues de longue date, pour la pré­si­dence et le par­lement, avec un nouveau gou­ver­nement accepté par tous les partis pales­ti­niens et reconnu par la com­mu­nauté mon­diale, y compris Israël et les États-​​Unis.

De sérieuses négo­cia­tions de paix, basées sur la solution des deux États, doivent démarrer et être conclues dans un délai raisonnable.

Le Hamas doit s’engager for­mel­lement à accepter l’accord de paix obtenu au cours de ces négociations.

Les légitimes préoccupations de sécurité d’Israël doivent être abordées.

Le port de Gaza doit être ouvert et per­mettre à la Bande et à tout l’Etat de Palestine d’importer et d’exporter des marchandises.

Il n’y a aucun sens à essayer de résoudre l’un de ces pro­blèmes sépa­rément. Ils doivent être résolus ensemble. Ils peuvent être résolus ensemble.

A moins que nous vou­lions tourner en rond, d’un “round” à l’autre, sans espoir ni salut.

“Nous” – Israéliens et Palestiniens – enlacés à jamais dans la guerre.

Ou faire ce que fit Samson : nous suicider.

Photo: Uri Avnery avec Yasser Arafat

*http://www.france-palestine.org/Aveugle-a-Gaza

Article écrit en hébreu et en anglais, publié sur le site de Gush Shalom le 16 août 2014 – Traduit de l’anglais “Eyeless in Gaza” pour l’AFPS : SW

Uri Avnery (91 ans) journaliste et militant pacifiste israélien a été membre de l’Irgoun dans sa prime jeunesse (il en a démissionné en 1941). Ancien député, il est cofondateur de Gush Shalom (Bloc de la Paix), une organisation israélienne favorable à la création d’un Etat palestinien. Il a rencontré Yasser Arafat à plusieurs reprises, et se défini comme « post sioniste».

Du même auteur sur France-Irak Actualité :

Sionisme : rien de nouveau sous le soleil

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