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29 mars 2024

Les contrebandiers, maîtres du pétrole libyen


MONDAFRIQUE

Les contrebandiers, maîtres du pétrole libyen

L’équilibre des forces en Libye n’est pas clair. Alors que la production de pétrole s’apprête à passer la barre des 900 000 barils par jour, l’enjeu pétrolier, véritable nerfs de la guerre dans le pays, refait surface. Sur le terrain, les milices de Misrata continuent à monter en puissance aux dépends des milices tribales et kadhafistes mais aussi de l’Etat central. Pour autant la gestion des réserves d’or noir ne semble pas être dans les mains d’un seul camp mais bien bénéficier à tous les belligérants.

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Crédit photo: Tous droits réservés d.r.

Alors que le chaos continue de sévir en Libye, la production de pétrole retrouve des niveaux importants et pourrait très prochainement dépasser à nouveau la barre des 900 000 barils par jour. Dans ce pays où chaque centimètre carré est disputé par des milices tribales, mouvements politico-religieux ou institutions, l’or noir est au cœur de tous les appétits.

Pourtant, les nostalgiques de l’ère Kadhafi avancent souvent l’idée que les islamistes libyens, effectivement en position de force, disposent désormais de fonds illimités grâce au sous-sol du pays. Dans les faits, la situation est autrement plus complexe. Le pays dispose de beaux restes bureaucratiques qui empêchent une spoliation pure et simple des revenus libyens.

Pétrole et pouvoir

Mouammar Kadhafi a fait de la Libye une puissance avant tout pétrolière. Ce sont les revenus des hydrocarbures qui ont procuré à l’ex « Guide » les moyens de ses ambitions : stabilité interne et rayonnement international. Avec sa chute en 2011, de nombreux facteurs de stabilité, financés par les revenus pétroliers, ont disparu. Depuis, les différents chefs de gouvernement et hommes politiques peinent à reconstruire l’unité nationale qu’il avait forgée à l’aide de la carotte – 30 milliards de dollars de masse salariale pour l’Etat pour 6 millions d’habitants – et du bâton.

Avant la révolution libyenne la production pouvait atteindre jusqu’à 1,8 million de barils par jour avec des transactions de plusieurs dizaines de millions de dollars. Avec de telles sommes, le contrôle de l’appareil politique et institutionnel prend une toute autre dimension. « Les islamistes en position de force contrôlent le pétrole, estime un proche de la mouvance kadhafiste. Ils se sont infiltrés dans toutes les institutions qui sont en lien avec les hydrocarbures et siphonnent les revenus pour financer leur conquête du pouvoir. Il s’agit aussi de rembourser le Qatar pour son généreux soutien lors des révoltes de 2011. » La formule serait alors très simple : qui contrôle le pétrole contrôle le budget national et donc la Libye. A l’inverse, un ancien haut responsable estime que « l’argent du pétrole est bloqué et toutes les tentatives de détournements se sont soldées par des échecs. »

L’échec des Frères musulmans

Indéniablement, les Frères musulmans et leurs alliés ont l’avantage dans les institutions politiques libyennes. En mai 2013, après avoir fait encercler par des hommes en armes les différentes institutions et le Parlement, ils font adopter une loi qui exclue de la vie politique et de l’administration toute personne ayant occupé un poste durant l’ère Kadhafi. La Commission parlementaire chargée de son application, elle aussi largement composée d’amis des Frères, procède à l’élimination de tous les diplomates, fonctionnaires et officiels compétents. Le pétrole ne fait pas exception et le ministère dédié voit ces cadres dirigeants remplacés par des proches de la mouvance islamiste.  Pourtant, ces derniers n’arrivent pas à mettre la main sur une bureaucratie lourde et très réglementée. Leurs tentatives de contrôle de ces institutions échouent. « Des barbus se sont installés dans les bureaux c’est vrai, explique un fin connaisseur du secteur pétrolier libyen, mais il n’y a pas eu contamination dans la bureaucratie qui est restée sensiblement la même qu’auparavant. »

« Pour comprendre l’enjeu pétrolier libyen il faut bien réaliser que le contrôle opérationnel n’est pas à Tripoli » continue le spécialiste. Selon lui, les manœuvres politiques menées se sont toutes heurtées aux rouages administratifs et aux critères classiques de vente de pétrole. Fin 2012, par exemple, lorsque Mohamed Morsi et les Frères musulmans égyptiens commencent à rencontrer des difficultés dans leur pays, ils demandent à leurs alliés libyens de leur accorder un prêt ainsi qu’une livraison de pétrole. Alors même que la direction de la Banque centrale libyenne est contrôlée par les Frères qui ont également pris les rênes de la compagnie nationale de pétrole, la transaction n’a pas été possible à cause de manquements aux règles bureaucratiques.

Dans le domaine des exploitants ou des acheteurs les islamistes n’ont pas non plus réussi à imposer leurs vues. Alors qu’ils auraient pu favoriser la participation de leur parrain qatari, renégocier les permis d’exploitations des joint-ventures occidentales, aucun changement n’a pu être opéré à ce niveau. Les traditionnels exploitants (ENI, Total, ConocoPhillips, Repsol-YPF, CNPC, Neft et Tatneft) arrivés du temps de Kadhafi restent bien implantés.

Miliciens contrebandiers

La véritable spoliation s’opère au niveau des puits. Puisque l’Etat central est incapable de contrôler les champs pétroliers ce sont les différents chefs de milices ou tribus locales qui sont en position de force. Ibrahim Jedran est devenu le symbole de ces guerres d’influence. Début 2014, cet émir autoproclamé de Cyrénaïque a fait trembler le gouvernement en proclamant que ses forces allaient administrer elles-mêmes les ressources de l’Est du pays. Ce bras de fer avait provoqué une chute vertigineuse du nombre de barils produits et poussé à la démission le Premier ministre de l’époque, Ali Zeidan.

De la même manière, mais à des échelles différentes, les différentes zones pétrolifères sont contrôlées par des milices tribales ou forces politico-religieuses qui se financent ainsi. Touaregs, Toubous, Zintanis, islamistes de Zaouïa sont tous impliqués à différents niveaux dans ces trafics très juteux qui sont autant de pertes pour les caisses de l’Etat. Ainsi, « l’arrêt ou la reprise de la production correspond toujours à l’intérêt des acteurs locaux » résume le spécialiste du pétrole libyen.  Dans les milieux autorisés, on estime à environ 700 millions de dollars par an les revenus pétroliers de la contrebande.

Publié par Clement Fayol

Journaliste indépendant, diplômé en relations internationales à Beyrouth. Pigiste pour différentes publications sur Moyen-Orient, Afrique et Économie. Travaille particulièrement sur les pays d’Afrique centrale et du Sahel.

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