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29 mars 2024

Tunis, ville à vendre? Trois ans après la révolution tunisienne, les affairistes, le patronat ont repris contrôle de la scène politique


20130902152527__leaders-28.png.jpgTunis, ville à vendre? Trois ans après la révolution tunisienne, les affairistes, le patronat ont repris contrôle de la scène politique

Article AC pour http://www.solidarite-internationale-pcf.fr/ (* voir légende en fin d’article)

« Tout changer pour que rien ne change » ? Trois ans après la « révolution tunisienne », la vieille classe dominante tunisienne affairiste a repris la main, elle contrôle la transition vers un bi-polarisme sans danger pour le patronat local et les investisseurs étrangers.

Un immense espoir s’est levé il y a trois ans. Prenant de cours la bourgeoisie locale inféodée au pouvoir corrupteur de Ben Ali, prenant de cours la France prête à envoyer des troupes sur place pour mater la rebellion : la jeunesse, les classes populaires tunisiennes ont renversé la dictature.

Mais elles sont loin d’avoir renversé le pouvoir de classe qu’elle étayait. Après trois ans d’instabilité politique, de conflits sociaux, la bourgeoisie locale – divisée en entre « laics-modernistes » et « islamistes-conservateurs » – semble avoir trouvé la bonne formule pour gouverner.

Dans les sondages, c’est le mano à mano entre le bloc « laic » mené par le parti libéral centriste Nidaa Tounes et le bloc « islamiste » incarné par Ennahdha. Le premier a les faveurs du sondage, ainsi que de la majorité des hommes d’affaires, des patrons du pays.

Les deux blocs ne se sont pas cachés, affichant leur mépris ostensible pour le peuple, faisant la cour aux hommes d’affaires, aux patrons millardaires comme preuve de respectabilité. Plus on aurait d’affairistes dans son camp, plus on serait proches du pouvoir. Un calcul plein de bon sens.

« Tunis, ville à vendre, il suffit d’y mettre le prix ». Aujourd’hui, Jugurtha, fier numide, retournerait dans sa tombe. Ce n’est plus Rome mais Carthage qui est soumise à la corruption, au népotisme, à l’affairisme, objet des jeux des investisseurs étrangers comme des affairistes locaux.

Quand les islamistes font la cour aux millieux d’affaires

Le rapprochement d’Ennahdha avec les milieux d’affaires islamiques ne date pas d’hier. Avant la chute de Ben Ali, le leader du mouvement Rachid Ghannouchi avait déjà contacté l’ambassade américaine pour l’assurer de son adhésion l’agenda américain, à un capitalisme néo-libéral.

Le numéro 2 du parti, Hamadi Jebali, est le protégé des milieux d’affaires islamiques, du Qatar, des USA. Pendant son passage comme chef du gouvernement, il a flexibilisé les conditions d’investissement, notamment pour ses amis qataris oeuvré pour la mise en place d’un « gouvernement technocratique », anti-démocratique, dirigé par les experts et les banquiers. Il a enfin poussé Tunis, sur pression qatarie, à rompre ses relations avec la Syrie de Bachar al-Assad.

L’opération séduction passe désormais à un autre niveau : elle vise le patronat local autant que le FMI. Dans le programme d’Ennahdha, deux mots-clés, « réformes structurelles » et « libéralisation ».

Au programme, réforme du système fiscal, libéralisation du secteur bancaire, lever les obstacles aux investissements, réduction des coûts du travail et développement de la finance islamique !

Ennahdha a ouvertement revendiqué le fait qu’elle a proposé 9 hommes d’affaires, patrons tunisiens dans des postes éligibles sur ses listes.

Parmi ces hommes d’affaires, deux des premières fortunes du pays : Mohammed Frikha tête de liste à Sfax 2, PDG de Telnet et de la compagnie aérienne Syphax Airlines, et Walid Loukil, en 3 ème place à Ariana (Tunis), dirigeant du groupe financier Loukil.

On retrouve les hommes d’affaires Raouf Azzaz, Adel Daada, Tarek Dhieb, Imed Khemmari, Moez Haj Rhouma. Certains sont des hommes de pouvoir, tel Sami Fatnassi, tête de liste à Beja, ex-président de l’UTICA (MEDEF) régionalee, ou Habib Masmoudi, fils d’un ancien ministre.

D’autres préfèrent soutenir financièrement le parti. C’est le cas d’une partie de la puissante famille Bouchamaoui (pétrole, mines), ou encore du premier groupe privé du pays, Poulina (agro-alimentaire) d’Abelwahab Ben Ayed.

« Nidaa Tounes », favori du patronat tunisien, machine à recycler les Ben Alistes

Mais Ennahdha semble avoir une longueur de retard sur ce parti créé en 2012, à l’ascension fulgurante : « Nidaa Tounes » (L’appel de la Tunisie).

Une machine à recycler le vieux personnel politique usé, à propulser les jeunes affairistes ambitieux, dans un fourre-tout idéologique au vernis « moderniste », derrière l’étiquette « néo-destourienne ».

« Destouriens », « Bourguibistes » : le nom de code pour faire oublier son passé de collaboration, voire de direction sous le régime de Ben Ali. Dans les échelons locaux, régionaux, les anciens du RCD (le parti de Ben Ali) prennent le pouvoir.

« Nidaa Tounes » est à l’image de son chef, le vieux briscard, matois, de Beji Caid Essebsi. Cet ancien homme de pouvoir sous Bourguiba, proche des chancelleries européennes fut un opposant bien discret (« collaborateur » disent certains) au régime de Ben Ali. Il a été l’homme providentiel de la classe dirigeante tunisienne dans le chaos post-révolutionnaire.

« Nidaa Tounes » a commencé par se donner une image de gauche en allant piocher des dirigeants syndicaux de l’UGTT comme Taieb Baccouche, ou même d’anciens communistes tel Boujemaa Remili. Aujourd’hui, il drague les anciens ministres de Ben Ali et les hommes d’affaires.

Parmi les anciens de Ben Ali, Nidaa Tounes accueille tout de même en son sein le dernier secrétaire-général du RCD de 2008 à 2011, Mohamed Ghariani (même s’il a pris ses distances il y a peu). A Kef, la tête de liste est Abada Kefi, avocat attitré de la famille, des amis du clan Ben Ali.

Quant à la liste des hommes d’affaires, patrons locaux soutenant Nidaa Tounes, elle est longue, très longue. La majorité des têtes de liste aux législatives pour le parti Nidaa Tounes seront des hommes d’affaires, et pas des moindres.

Ainsi, Abdelaziz Kotti sera tête de liste à Ariana, Moncef Sellami à Sfax-2, tandis que Ridaa Charfeddine – connu pour être le président du club de football de l’Etoile sportive du Sahel – sera numéro un à Sousse.

Parmi les soutiens en or du parti, les femmes d’affaire Zohra Driss-Jnayeh ou Houda Tkaya – cette dernière également dirigeante de l’UTICA, le syndicat patronal –, ainsi qu’un des membres de la puissante famille Bouchamaoui, Anis Bouchamaoui, sur les listes à Gabès.

Mais c’est surtout crève l’écran la famille qui est la première fortune du pays : la famille Elloumi, menée par le parrain Faouzi Elloumi, figure de l’Ancien régime, président du groupe industriel Elloumi, spécialisée dans l’industrie.

Faouzi est un des soutiens majeurs et désormais des architectes du projet Nidaa Tounes, avec sa sœur Salma, candidate à Nabeul 2, et présidente du groupe agro-alimentaire Stifen.

Nidaa Tounes développe sans surprise dans son programme un projet « modernisateur », ce qui veut dire orienter vers la croissance, les exportations, l’attraction des investissements, avec un maximum de flexibilité et de décentralisation pour les acteurs économiques, la multiplication des projets d’investissements publics-privés, guidés par un Etat stratège au service du monde des affaires.

Le patronat, l’UTICA fait main basse sur la vie politique

Officiellement, le patronat – avec son syndicat, l’UTICA – adopte une position d’ « observateur » face aux élections législatives d’octobre. Dans la réalité, elle met les billes dans chacun des paniers, s’assurant que le prochain gouvernement défende les intérêts du patronat.

La position de l’UTICA est peut-être la mieux incarnée par celle de la famille Bouchamaoui, enrichie dans le pétrole et les mines. Wided est à la tête de l’UTICA, tandis qu’Anis est sur les listes de Nidaa Tounes et une partie de la famille soutient financièrement Ennahdha.

Les Bouchamaoui ne sont pas la seule dynastie financière à se diviser, c’est le cas aussi de la famille Driss : si Zohra a choisi Nidaa Tounes, Moez (ancien président de l’Etoile sportive du Sahel) opte pour Ennahdha.

D’autres grandes familles affairistes se divisent de manière harmonieuse, ce sont les premières fortunes du pays : les Elloumi ont pris partie pour Nidaa Tounes, alors que les Loukil et les Ben Ayed préfèrent les islamistes.

Le baron des affaires Frikha a confié le rôle que joue en sous-main de l’UTICA :

« l’UTICA a proposé aux différents partis, dont Ennahda, d’intégrer des hommes d’affaires dans leur liste. Il est vrai qu’il existe un certain consensus sur la ligne économique, notmament chez Ennahda, Nidaa Tounès, et d’autres comme Afek ».

Car le patronat verouille par ailleurs complètement l’émergence de partis alternatifs à ce consensus. Ainsi en est-il pour le parti néo-libéral de l’UPL (Union patriotique libre) du tunisiano-britannique Slim Riahi, aussi président du club de foot du Club Africain.

C’est aussi le cas d’Afek Tounes, de l’homme d’affaires Yacine Brahim, un parti qui revendique un ultra-libéralisme dans son programme, et rappelle fièrement que 20 à 25 % de ses adhérents sont des entrepreneurs.

Sur les listes d’Afek Tounes, on retrouve Hafed Zouari – à la tête de l’empire du BTP Zouari – ou encore Ali Klebi, PDG de Vitalait (agro-alimentaire). Le programme d’Afek Tounes permettra des convergences (libérales) avec Nidaa Tounes, Ennahdha, ce que reconnaît aussi son président :

« Le patronat aimerait voir un peu plus de représentants du milieu économique dans l’hémicycle, explique-t-il. La période qui s’achève a été très politique et l’économie est souvent passée au second plan alors que les questions essentielles qui touchent les Tunisiens sont d’ordre économique », selon Yacine Brahim.

Depuis 2011, les grandes fortunes sabrent le champagne, le peuple paie la note, le FMI attend à la porte …

Où en est la Tunisie depuis 2011 ? La société se divise de plus en plus en deux classes, au-delà du pourrissement lié à l’islamisation rampante de la société, du recul des idées de progrès social, du climat de terreur entretenu aussi par les salafistes.

D’un côté, les hommes d’affaires, les magnats de l’industrie et de la finance ne connaissent pas la crise. La Tunisie compte 6 500 millionnaires, 70 milliardaires, un record pour le Maghreb.

Les 70 milliardaires accumulent une fortune de 9 milliards de $. Une somme énorme, équivalente au quart du budget de l’Etat tunisien. Dans ces conditions, qui contrôle/régule qui ? On comprend mieux leur mainmise sur la vie politique.

Le pire c’est qu’en 2013 leur fortune moyenne a bondi de 6 %, tandis qu’on compte 8 nouveaux millardaires.

De l’autre, les travailleurs de Tunisie déchantent, voient leur niveau de vie plonger. Selon l’Office de défense du consommateur, les Tunisiens ont perdu en moyenne 20 % de leur pouvoir d’achat depuis 2011.

En effet, l’inflation officielle moyenne est de 6 % mais elle sous-évalue largement le panier des familles populaires, surtout quand le prix des produits alimentaires, du logement, du gaz ou de l’électricité est souvent au-dessus des 10 %.

Selon l’Office de défense du consommateur et d’autres experts économiques, le chiffre d’inflation réel serait en réalité entre 10 et 15 %, sans doute proche de 13 % en 2013.

Dans ces conditions, l’augmentation du SMIG de 11 % en 2014 (pour atteindre les 348 dinars, soit 150 €), ou de 6 % en 2013, ne compense pas du tout le rythme de l’inflation – sachant que le SMIG a baissé de 25 % entre 1990 et 2010, sous Ben Ali. Les subventions aux produits de base permettent à la majorité des familles de survivre.

Pendant ce temps, le chômage continue d’augmenter. De 13 % officiellement en 2010, il serait à 16 % aujourd’hui, avec des chiffres beaucoup plus élevés pour les femmes ou les diplômés.

L’issue de ces élections législatives n’annonce rien de bon. Si le patronat local pousse pour s’assurer une transition dans ses intérêts, c’est aussi par le pacte qu’elle a conclu avec les principaux investisseurs du pays – la France, mais aussi le Qatar, les Etats-unis – ainsi qu’avec le FMI.

Le FMI a accordé un prêt de 1,7 milliards de $ en 2013, la Banque mondiale vient de livrer un crédit de 1,2 milliard de $ en échange de « réformes structurelles » : avant tout la suppression de dizaines de milliers de postes dans la fonction publique, la baisse des salaires, l’abolition des subventions sur les produits de base et la privatisation des monopoles publics.

Le patronat, les institutions internationales sont inquiets du climat social toujours chaud – avec les mouvements qu’on a connus en Tunisie ces derniers mois dans les aéroports, la santé ou l’éducation – même si le nombre de grèves a baissé depuis la révolution : 426 grèves en 2011, 391 en 2012, 310 en 2013.

Les investissements ont ainsi chuté de près de 25 % en 2013, ils ont encore baissé de 25 % pour les six premiers mois de l’année 2014. On comprend mieux que le patronat local, les investisseurs étrangers – qui ont poussé à un « gouvernement technocratique », à une « union nationale » – cherchent leur formule politique avec les affairistes locaux, sans le peuple tunisien.

La France, toujours maître de l’avenir de la Tunisie

Chacun des principaux investisseurs mise sur un poulin dans la compétition : la France plutôt sur le camp « laic » dirigé par Nidaa Tounes, le Qatar parie sur les « islamistes » d’Ennahda, enfin les Etats-unis ne mettent pas leurs billes dans le même sac, sans oublier l’Allemagne qui lorgne sur la Tunisie dans sa Weltpolitik (politique mondiale) très africaine.

Regardez qui contrôle l’économie, vous saurez qui contrôle le pays.

La France est le premier partenaire commrcial de la Tunisie, son premier fournisseur (16,5 %), son premier client (27 %). C’est le premier pays pour le nombre d’entreprises (1 300) et le nombre d’emplois créés (125 000).

C’est de loin le 1er investisseur en stock, et elle est redevenue le 1 er investisseur en flux avec 261 millions d’euros. La France est aussi le pays qui contrôle la plus grande part de la dette tunisienne : 40 % en 2010.

Le Qatar est un concurrent sérieux pour la France bien qu’il soit en chute pour l’année 2013. Il était le premier investisseur en 2012 – quand Ennahdha était au pouvoir – avec 31 % des IDE.

De nouveaux investisseurs émergent, venant d’Europe : Allemagne (7 ème investisseur), Autriche (2 ème investisseur!), Royaume-Uni (4 ème investisseur), et du monde anglo-saxon. C’est moins les Etats-unis que le Canada (3 ème) et l’Australie (5 ème), attirés par les profits potentiels dans le secteur minier mais aussi les hautes technologies, avec le riche « capital humain » tunisien.

La France n’est plus seule en Tunisie, le temps de Ben Ali est fini. Mais rien ne peut se faire en Tunisie sans que la France n’y consente, rien ne peut se faire qui contredise ses intérêts.

Manuel Valls était à Tunis en septembre 2014 pour affirmer sa foi dans la « démocratie ». Il s’était en fait rendu en Tunisie pour un forum d’investissement franco-tunisien, pour rencontrer les milieux d’affaires tunisiens.

Le nom du forum : « Investir en Tunisie, start-up democracy ». Tout un programme. Pour la France, qui était prête à envoyer des policiers en Tunisie en 2011 pour soutenir Ben Ali, la démocratie n’est pas un produit d’exportation, ou alors c’est une marchandise dévaluée. Sorry.

Il ne fait aucun doute qu’avec le paysage politique qui se profile – une domination claire du bi-partisme « Ennahda » vs « Nidaa Tounes », peut-être avec une coalition d’union nationale – les entreprises françaises peuvent dormir sur leurs deux oreilles.

Les Tunisiens vont essayer de choisir le moindre mal, en soutenant les alternatives de gauche comme Al-Massar (dans l’Union pour la Tunisie) ou le Parti des travailleurs (dans le Front populaire) mais la résistance à la politique d’austérité dictée par le FMI qui vient se fera par la reconquête de la rue, par les luttes qui ont donné naissance à la révolution de 2011.

* Légende : couverture du numéro de … septembre 2013 de « Leaders » (l’équivalent tunisien de « Challenges ») avec ce dilemme terrible, entre Ennahdha et Nidaa Tounes : compromis tactique ou alliance stratégique ? Septembre 2014, c’est toujours le même dilemme, rien n’a changé !

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