Par Gilles Munier (Afrique Asie – novembre 2014)*
Après l’implosion programmée de l’Irak et de la Syrie, à qui le tour ? Ce pourrait bien être un jour celui de la Turquie.
À Aïn al-Arab (Kobané en kurde), une des villes martyres du nord de la Syrie, le vainqueur de la bataille ne peut être que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) d’Abdulah Ocalan – via sa branche locale, le Parti de l’union démocratique (PYD) – dans la guerre qu’il livre depuis 1978 aux gouvernements turcs successifs, aux féodaux kurdes et à l’Iran. Pour le président turc Receip Tayyip Erdogan, Abou Bakr al-Bagdadi, chef de l’État islamique (EIIL ou Da’ech), ou Qassem Suleimani, général commandant les Forces Al-Quds des Gardiens de la révolution islamique iranienne (Pasdarans), le PKK demeure une organisation séparatiste marxiste-léniniste de la pire espèce. Même s’il a évolué depuis l’effondrement de l’URSS et le kidnapping de son fondateur au Kenya en 1999… Le fait qu’il soit encore sur la liste officielle des organisations terroristes des pays occidentaux est depuis longtemps un non-sens auquel il serait bon de remédier.
Barzani, « père des Kurdes » !
Massoud Barzani, chef du Parti démocratique du Kurdistan (PDK, en Irak), sunnite d’obédience soufie naqshbandie, perçoit de son côté les unités combattantes du PYD et les idées progressistes qu’elles véhiculent comme éminemment déstabilisatrices pour la société féodale et patriarcale de la Région autonome qu’il préside. Qu’à cela ne tienne, il va faire un bout de chemin avec elles : dans la famille Barzani, on n’est pas à un revirement près. Mustapha Barzani, son père légendaire, « marxiste-léniniste » du temps de son exil en Union soviétique (1947- 1958), est le même homme qui, revenu en Irak, refusa la forme d’autonomie accordée par le gouvernement de Bagdad.
Pas seulement parce qu’il réclamait les champs pétroliers de Kirkouk – ville alors largement peuplée de Turkmènes –, mais surtout parce que les chefs de tribus kurdes rebelles le soutenant ne voulaient pas entendre parler de la réforme agraire prônée par la révolution baasiste. Barzani père a trahi ses frères du PDK iranien, dirigé par Abdul Rahman Ghassemlou, en guerroyant pour le compte du chah d’Iran, d’Israël et des États-Unis, comme son fils Massoud a trahi le PKK en s’alliant avec la Turquie, croyant qu’Ankara lui viendrait militairement en aide si la Région autonome irakienne était attaquée. L’autorisation que lui a donnée Erdogan, lors de leur rencontre à Diyarbakir en novembre 2013, de créer une section turque du PDK avait été interprétée par le Parti pour la paix et la démocratie (BDP), vitrine légale du PKK, comme un coup de couteau dans le dos. Seulement voilà, à l’époque, la menace venait de Bagdad et du régime de Nouri al-Maliki…
En septembre, quand les djihadistes de l’État islamique ont foncé sur Erbil, l’armée turque n’a pas réagi, obligeant Massoud Barzani à appeler Barack Obama au secours. Pour la jeunesse kurde, le report en catastrophe du référendum d’indépendance prévu en octobre dernier est une défaite en rase campagne. Il fallait à tout prix que l’appel à la « nation kurde » qu’il a lancé le 19 septembre pour qu’elle vienne en aide aux combattants de Kobané redore son blason. Mais, comment faire passer des peshmerga par la Turquie si Erdogan refusait ? Il avait promis à Saleh Moslem – co-président du PYD – de larguer des armes aux combattants. Mais là, c’était trop demander au Turcs.
Barzani s’en est sorti par un tour depasse-passe dont sa famille a le secret. Finalement – pressions américaines ou israéliennes aidant – Erdogan a accepté d’ouvrir sa frontière – sous conditions – à 150 peshmerga irakiens, sachant que la popularité ainsi acquise par Barzani contrebalancerait si besoin celle des chefs PKK au Kurdistan turc. Puis, l’aviation US a parachuté des armes et des munitions aux « terroristes » kurdes de Kobané, ce qui a permis aux Etats-Unis de se donner le beau rôle à moindre frais. Est-ce en vue d’un repositionnement stratégique sur la question du « Grand Kurdistan » ? Le louvoyant Barzani sera-t-il un jour intronisé « Père des Kurdes » ? En Israël, Benyamin Netanyahou doit se frotter les mains.
Retour du Hezbollah kurde ?
De l’île-prison d’Imrali, Ocalan avait prévenu qu’il mettrait un terme au cessez-le-feu instauré en mars 2013 si Kobané tombait, faute de soutien du gouvernement d’Ankara.
Les pourparlers kurdo-turcs vont donc se poursuivre et la reprise de la lutte armée demeurer en suspens. Mais Kobané ou pas, la menace que fait peser l’Etat Islamique sur les territoires peuplés par les Kurdes en Irak et en Syrie n’a pas disparue pour autant. Pour Cemil Bayik, un des principaux chefs militaires du PKK, interviewé par le journal turc Vatan « l’EIIL n’est que le sommet d’un iceberg, il y a derrière des forces régionales et mondiales ». « Certains », dit-il, « comparent cette organisation aux Mongols. Il y a peut-être certains points communs, mais il faut bien analyser ce qu’est l’EIIL. Les combattants de l’Etat Islamique sont maîtres dans l’art de la guerre psychologique… et ont très bien saisi les rapports de force au Moyen-Orient. Et bien sûr, ils s’inspirent en partie de l’histoire et de la culture islamiques pour s’adresser aux populations et en récoltent les fruits ». En d’autres termes, l’EIIL – avec ou sans Abou Bakr al-Baghdadi – n’est pas prêt de s’effondrer.
Depuis la « brève rencontre » à Paris, mi-octobre, entre des envoyés du PYD et des représentants du Département d’Etat américain, Erdogan doit quand même se demander si la Turquie – bien que pilier oriental de l’OTAN – n’est pas elle aussi dans le projet de redécoupage du Proche-Orient, promise à une partition en Etats turc, kurde et alévi. Pour parer à toutes éventualités, il a ordonné au MIT (service secret turc) de réactiver les branches armées du Hezbollah kurde (HK), fondé en 1980 par d’anciens djihadistes turcs et kurdes d’Afghanistan, responsable de l’assassinat de centaines de « communistes » au milieu des années 1990, pour la plupart militants ou sympathisants du PKK. Au Proche-Orient, qui sait de quoi demain sera fait ?
Photo : Kobané, près de la frontière avec la Turquie
Source : Afrique Asie (novembre 2014 – p.54 et 55)
Vidéo (2’09):The Battle of Kobani, seen from above