Syrie: les derniers survivants d’Alep
21 octobre 2015
Syrie: les derniers survivants d’Alep
On sait que la 2eme maison non terminée est devenue une école
c’est Kodmani qui est passée par là i
envoyée spéciale à Alep du journal, Hala Kodmani, publié le 15/03/2015 à 11:44
Oum Khaled sur son balcon, mère de l’une des trois dernières familles restées dans sa rue dévastée. Certains quartiers subissent jusqu’à trois raids quotidiens de l’aviation du régime.
Mohamed Abdelazez
Quatre ans après le début du soulèvement syrien, les forces rebelles et le régime de Bachar el-Assad se disputent le contrôle de l’ancienne capitale économique. Notre envoyée spéciale Hala Kodmani s’est rendue dans la cité en ruine, où les Alépins, pris entre deux feux, tentent de survivre. Envers et contre tout.
Dans le quartier déserté, son pull bleu turquoise est la seule tache de couleur au milieu de l’effondrement de pierres grises. Les va-et-vient de la frêle fillette, entre les trois derniers foyers habités de la rue, sont la principale animation du voisinage. Agée de 9 ans, elle s’occupe comme elle peut depuis que ses parents refusent qu’elle se rende à l’école. Son père a trop peur pour sa fille unique, Ahlam, un prénom arabe qui signifie « rêves ». Il préfère la regarder évoluer dans le décor de cauchemar où la petite famille continue de vivre.
Dans l’est d’Alep, un silence insoutenable de cimetière enveloppe les montagnes de gravats de Tariq al-Bab, un quartier populaire densément peuplé et animé il y a deux ans encore. Chaque bloc de béton chancelant raconte une existence brisée. Ici, le matelas coincé entre le deuxième et le troisième étage d’un mille-feuille de dalles de ciment est maculé de sang séché. Plus loin, une antenne parabolique rouillée, tombée avec le balcon où elle était fixée, avait sans doute permis d’avertir une famille devant la chaîne locale Halab Today du danger imminent, si toutefois l’électricité fonctionnait à ce moment. Dans l’appartement voisin, où deux murs sur quatre restent verticaux, un canapé marron fait face à la télé. Là-bas, un chat blond monte paresseusement vers une cuisine suspendue, espérant peut-être qu’on lui jette quelques restes. L’immense champ de ruines dans l’une des plus anciennes cités du monde crève les yeux et serre la gorge.
Barils d’explosifs et missiles au quotidien
Alep est la deuxième ville de Syrie et sa capitale économique. Contrôlée par la rébellion depuis l’été 2012, une grande moitié de l’agglomération subit chaque jour jusqu’à trois raids de l’aviation du régime. Dans les quartiers du sud-est de la ville, où les immeubles de trois ou quatre étages sont nombreux, la plupart des habitants ont fui. La cité comptait naguère 2,5 millions d’âmes. Aujourd’hui, seuls 400 000 résidents resteraient sur place.
« Raid après raid, vague après vague, on a vu partir tous nos voisins », raconte Oum Khaled, mère de l’une des trois familles vivant encore dans la rue de la petite Ahlam. « Les barils lancés des hélicoptères sont les plus meurtriers et les plus terrifiants », dit-elle, évoquant ces réservoirs, bombes à gaz, chauffe-eau ou conteneurs bourrés de débris métalliques et de matières explosives. Principaux responsables de la dévastation d’Alep, ces engins de mort artisanaux, bannis par la législation internationale, ont été largués par dizaines, certains jours de 2014, à Tariq al-Bab notamment. Leurs impacts sont visibles sur les maisons écrasées et au milieu des rues où ils creusent des cratères de 1 à 2 mètres de diamètre. Les corps qu’ils ont déchiquetés ont été souvent ramassés « par petits bouts de chair et d’os » par le papa d’Ahlam, engagé dans les services de secours depuis que l’atelier de menuiserie où il travaillait a été fermé. « Les barils ne sont pas les pires », ajoute Abou Khaled, contredisant sa femme. « Les missiles lancés par les Mig [chasseurs de fabrication russe] sont bien plus foudroyants. Les barils, on les voit tomber du ciel et on a jusqu’à vingt secondes pour courir et les éviter, même s’ils ne descendent pas en ligne droite. Le mois dernier, cela m’a permis de sauver mes deux neveux, qui jouaient au milieu de la rue: j’ai crié et ils ont eu le temps de courir 25 mètres. L’engin a explosé devant nous. »
Deux soeurs rentrent chez elles dans la vieille ville. Au coeur du vieil Alep, la vie semble avoir repris ses droits.
Photos : Mohamed Abdelazaz
Les tirs d’obus n’interrompent pas la conversation
La discussion sur les risques comparés des projectiles se déroule dans la rue, au soleil d’une matinée de fin d’hiver. Dans les ruines de leur quartier, assis sur des tabourets en plastique autour de tasses de café servies sur un plateau, voisins et membres de la famille parlent de leur survie miraculeuse et continuent de rendre grâce à Dieu. Les tirs d’obus et rafales de mitraillettes qu’on entend au loin n’interrompent pas la conversation. Réunis pour quelques heures, tous viennent des différents fronts de la guerre d’usure qui se poursuit depuis trois ans entre forces du régime et brigades d’insurgés, à 2 ou 3 kilomètres de là. Abou Khaled les énumère: « La zone industrielle au nord, les environs de l’aéroport au sud et la ligne de démarcation au centre-ville, à l’ouest… »
Il arrête soudain son récit. Tout le monde se tait. Les enfants regardent vers le ciel. Ils entendent le vrombissement des ailes d’un hélicoptère, puis une explosion retentit. Un boum dans un plouf. Le premier baril de la journée vient de tomber. Loin, à plus de 1 kilomètre. « Maintenant qu’il n’y a plus rien à détruire et plus personne à tuer par ici, nous sommes presque en sécurité », soupire une grand-mère. Ses petits yeux bleus enfoncés dans les rides s’embrument à l’évocation de son fils unique, détenu depuis près de deux ans: « C’est sa femme qui l’a fait arrêter. Auparavant, elle l’avait quitté pour un sbire des forces de sécurité, laissant ici leurs cinq enfants. Prise de remords, elle a cherché à revoir ses petits, mais mon fils a refusé. Alors, elle s’est vengée. » Des drames familiaux mesquins s’incrustent dans la grande tragédie. La vieille dame montre du doigt son appartement détruit; elle vit désormais à quelques mètres de là, dans un entrepôt sans fenêtres, avec sa fille quinquagénaire, veuve depuis peu et mère de quatre enfants. « L’aîné a 16 ans et vient de trouver un travail en Turquie, dit-elle avec un petit sourire de fierté. Le mois dernier, il nous a envoyé pour la première fois 5 000 livres syriennes [24 euros]. »
Maison ancienne appartenant à un Syrien exilé dans le vieil Alep gardée par des combattants locaux, touchée par un obus.
Mohamed Abdelazez
« J’ai déjà cassé toutes les armoires »
L’aide humanitaire est la principale ressource des démunis d’Alep. Tous les mois, des jeunes gens du conseil local de la ville livrent à chaque foyer un grand carton contenant riz, sucre, lentilles, pâtes, boîtes de boeuf en conserve, biscuits chocolatés, huile et sauce tomate, ainsi que des produits de toilette et d’entretien.
Oum Khaled en fait le meilleur usage, dans son appartement qui respire la propreté. Tous les jours, elle secoue à sa fenêtre la natte plastifiée siglée du UNHCR, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, et étend son linge lavé à la main sur le balcon du deuxième étage, dont la balustrade est détruite et qui n’est plus qu’une plateforme en l’air. Ensuite, elle se rend dans les maisons en ruine des environs à la recherche de bois de chauffage pour le poêle du séjour. « J’ai déjà cassé toutes les armoires, précise-t-elle. Mais il reste encore des portes et des cadres de fenêtres dans le voisinage pour finir l’hiver. » Les exigences de la survie sont une occupation à plein-temps pour la mère de famille, qui reste à l’écart du débat que viennent d’engager son mari et son voisin au sujet de l’appel à la trêve lancé il y a peu par l’envoyé spécial de l’ONU, Staffan de Mistura. « L’arrêt des bombardements de l’aviation sauverait des vies et pourrait même permettre le retour de la moitié des gens du quartier », fait valoir l’un. « Tu veux te retrouver à nouveau sous la coupe de la police et des services du régime, après tout ce qu’ils nous ont fait subir? » répond l’autre. « Sinon quoi, et jusqu’à quand? » reprend le premier, avant que tous deux ne tombent d’accord sur l’horizon bouché, quoi qu’il arrive. « A Alep, nous avons été parmi les derniers à rejoindre la révolution, un an après son lancement au printemps 2011, mais nous nous retrouvons en tête de la dévastation! » conclut le plus militant des deux.
Alep la marchande résiste aux bombardements, et ses commerçants sont souvent perçus comme des privilégiés.
Reuters/Jalal Al-Mamo
Les quartiers dévastés, mémoire des batailles
L’attente sceptique est l’attitude la mieux partagée par la population d’Alep. Au ressentiment à l’égard du monde entier, accusé d’avoir abandonné les Syriens à la mort, se mêlent méfiance et défiance envers les forces locales qui ont mis la ville à terre. Les hommes armés d’Al-Jabhat al-Chamyah (Le Front du Levant), un regroupement récemment constitué des brigades rebelles non djihadistes, assurent l’ordre dans la ville et se comportent correctement, mais ils se savent rejetés par les habitants. Ceux-là ne peuvent oublier ce qu’ils ont enduré ces dernières années du fait des petites et grandes batailles, plus ou moins imposées, plus ou moins fratricides, qui se sont déroulées tout autour d’eux et à leurs dépens. Leur mémoire n’a pas retenu les dates, mais chaque quartier dévasté rappelle un épisode ou l’autre de la guerre à rallonge. Le long de la grande artère de Qadi Askar, sur la principale ligne de front entre les quartiers contrôlés par le régime et la zone rebelle, l’un des complexes hospitaliers les plus modernes du pays a été le théâtre de plusieurs confrontations violentes. Les bâtiments médicaux, occupés dès l’été 2012 par l’Armée syrienne libre, abritent désormais le quartier général de la principale formation insurgée présente dans la ville. Souvent bombardé par l’armée du régime, l’hôpital pédiatrique avait été transformé naguère en prison par les hommes de l’Etat islamique. Ces derniers s’étaient imposés dans la zone en 2013, avant d’en être délogés par les brigades syriennes rebelles au début de 2014, et repoussés à une vingtaine de kilomètres de la cité. Les quartiers de Salaheddine (sud-ouest) et Boustan al-Qasr (centre), premiers bastions « libérés » du contrôle du régime, sont détruits tout le long de la ligne de front et désertés par leurs nombreux habitants. Plusieurs artères ou ruelles de la zone sont exposées aux snipers des deux bords.
Des écoliers dans la vieille ville d’Alep rentrent de classe. Des cours ont repris, après un ou deux ans d’interruption.
Mohamed Abdelazez
Un patrimoine dégradé par la guerre
Une autre ligne de démarcation, que seuls les habitants savent repérer, traverse la vieille ville mythique d’Alep. Ici, la guerre a atteint des siècles de civilisation, au point que c’est cette civilisation, précisément, que les guerriers semblent prendre pour cible.
Les combats de l’automne 2012 ont mis le feu à un secteur des souks inscrits au patrimoine mondial de l’humanité et à une partie de la Grande Mosquée du VIIIe siècle, construite pendant la glorieuse époque de l’Empire omeyyade en Syrie. Aujourd’hui, la vie a repris ses droits dans les ruelles abritées et parfois peu endommagées de la vieille ville. Des bâches, des rideaux accrochés ou des tonneaux empilés soustraient les passants aux viseurs des snipers. Les entrées sont marquées par des barrages tenus par de jeunes combattants au visage amène et parfois rasé. Certains occupent, pour mieux les protéger, des maisons anciennes de style ottoman appartenant à quelque grande famille ou autres amoureux exilés du vieil Alep. Au centre de leurs cours dallées de pierre blanche ou irisée trône une fontaine ou un citronnier. Des escaliers aux rampes en fer forgé mènent à des salons aux meubles anciens à peine poussiéreux. Au coeur de la vieille ville, la guerre s’absente soudain: des ribambelles d’enfants parcourent les ruelles à vélo ou en courant, cartable sur le dos. Nombre d’entre eux ont repris leur scolarité après une ou deux années d’interruption: leurs établissements étaient inaccessibles ou détruits par les bombes.
Les brigades d’Al-Jabhat al-Chamyah sont formées de combattants non djihadistes
Reuters/Hosam Katan
Les habitants s’organisent pour assurer l’enseignement
Plusieurs organisations de l’opposition et associations d’habitants se sont mobilisées pour l’éducation des plus jeunes: « Nous voulons éviter de nous retrouver avec une génération d’analphabètes », explique Rana, ex-institutrice et mère de deux petites filles. Elle a accepté d’assurer une classe, du niveau du CE2, pour un salaire mensuel équivalant à 100 euros. « Nous avons aménagé un local dans une maison abandonnée de la vieille ville et sommes trois à nous relayer toutes les quatre heures, avec un groupe d’une vingtaine d’enfants chacune. » Son cours terminé, Rana raccompagne trois de ses élèves chez sa voisine. En chemin, elle s’arrête pour prendre un thé dans la cour arborée d’une vigoureuse grand-mère quinquagénaire, Oum Kamal, qui vit là avec son fils, sa fille, leurs conjoints et neuf enfants dans une belle petite maison en pleine vieille ville. « Tant qu’on est chez soi, on garde la dignité », affirme-t-elle. Au plus fort des combats, pourtant, elle et les siens ont dû quitter les lieux: « Durant deux mois, nous avons vécu au Liban, mais tout est hors de prix et les réfugiés syriens se font racketter. Nous sommes aussi partis quelques semaines dans la zone d’Alep tenue par le régime, où mes deux filles sont installées avec leurs familles. Mais l’environnement était insupportable. Si l’on doit mourir, autant que ce soit dans notre maison. Ici, j’ai la chance d’avoir l’eau courante, grâce au puits sous ma cuisine. L’électricité nous arrive quelques heures par jour et me permet de faire tourner la machine à laver. En plus de l’aide alimentaire qui nous est livrée, mon fils tient depuis quelques mois un étal en ville où il vend des briquets et des lampes à piles. Nous arrivons à nous en sortir. »
Les magasins ouvrent à nouveau après chaque raid
L’artère centrale du quartier Al-Chaar, où le fils d’Oum Kamal fait son commerce, est réputée comme le quartier résistant « qui défie la mort », tant il reste vivant et animé, bien que régulièrement bombardé. Les magasins ouvrent à nouveau après chaque raid, dans la grande tradition d’Alep la marchande. Les clients se pressent autour des étals de fruits et légumes. Les bouchers préparent et grillent sur place les brochettes de viande hachée, les kebabs alépins. Les fameux cubes de savon brun au laurier sont disposés en pyramide chez les épiciers. Le soir tombé, chaque magasin met en marche son générateur électrique et la rue s’illumine, tandis que l’obscurité totale envahit le reste de la cité. « Seuls les combattants et les commerçants ont droit à la lumière, dans cette ville! » s’énerve Abou Khaled. Parmi les survivants d’Alep, les plus démunis envient les privilèges des seigneurs de guerre et des gens d’affaires. Dans la nuit noire de Tariq al-Bab, un homme tient une lampe de poche pour éclairer ses quelques pas au milieu des ruines. Il va prendre un dernier thé chez son voisin, le père d’Ahlam. Car une nouvelle vient de tomber: les forces d’opposition d’Alep ont rejeté la proposition de trêve de l’envoyé de l’ONU. Face à la guerre