« Paris : victime de la guerre par procuration ? », par Gabriel Rabhi
17 novembre 2015
« Paris : victime de la guerre par procuration ? », par Gabriel Rabhi
Gabriel Rabhi, auteur du documentaire « Dette, crise, chômage : qui crée l’argent ? » et passionné de géopolitique replace les attentats de Paris dans le contexte global des luttes d’intérêts entre grandes puissances. Il nous livre une analyse étayée, au delà de l’émotion et des déclarations étriquées omniprésentes dans les médias de grande diffusion.
En ces jours funestes, au delà de la tristesse et de la colère, que faut-il comprendre de ces attentats ? Et comment les expliquer ?
Chacun s’interroge, et je m’interroge aussi. Je crois que la première chose qu’il faut comprendre, c’est que l’émotion et la colère que nous ressentons sont celles que ressentent quotidiennement les Syriens, les Lybiens, les Irakiens, les Afghans, les Yemenites, ces populations qui comptent chaque jours leurs morts. Qu’ont ces pays en commun ? Soit ils ont été la cible de guerres d’agression occidentales, soit ils font l’objet de manipulations d’esprit postcoloniales. Ces pays se posent exactement les mêmes questions que nous aujourd’hui, et parfois depuis des décennies et après des millions de morts : comment une telle situation de chaos et d’horreur est-elle rendu possible sur notre sol et dans nos rues ?
La question n’est pas tant « pourquoi » il y a des attentats ou des conflits armés, car il y a partout des assoiffés de pouvoir, des extrêmistes et des factions violentes prêtes à commettre le pire, mais comment ceux-ci ont ils été rendus possibles. Qui a permis au pire de se réaliser ? Il faut bien une volonté quelque part, car aucun peuple, je dis bien aucun peuple, n’a envie de subir la violence ni de vivre des guerres.
La réponse est éminemment géopolitique : la fable du djihadiste en voulant à l’Occident parce que nous sommes des pays libres et civilisés est une imposture. Oui, de telles idéologies existent, mais elles sont identifiées et dans la plupart des pays leurs acteurs bien maitrisés, autant dans ces pays lointains qu’à l’intérieur de nos frontières. Et les conflits séculaires sont généralement circonscrits, délimités, avec des factions bien séparées.
Le déchainement de violence que l’on connaît depuis quelques décennies ne peut se comprendre que sur le temps long. Il y a quelques siècles, la conquête d’un territoire consistait à investir des lieux en soumettant les autochtones par la force ou en les exterminant. Ce fut le cas, par exemple, pour les amérindiens, exterminés par les colons venus d’Europe. Plus tard, le colonialisme consistait à annexer des territoires avec une armée colonisatrice, et à marginaliser les cultures locales pour soumettre et administrer les populations. Dans les deux cas, le but était de pouvoir disposer des terres et des richesses, et pour cela il fallait des autorités locales qui émanent directement du pays colonisateur, ou bien que cet état soit aux ordres de la puissance étrangère de tutelle. Trop d’indépendance nuisait à notre facilité d’accéder aux ressources naturelles et à la main d’œuvre de nos anciennes colonies.
Aujourd’hui, si le colonialisme n’est plus d’actualité, un esprit colonial est toujours bien présent, de manière complexe et polymorphe, ou plus exactement, on lui a substitué un arsenal de pratique visant à obtenir des états complaisant aux grandes puissances occidentales. Dans les pays pauvres ou en voie de développement, toute une gamme de procédés est disponible pour obtenir des états fantoches et des administrations favorables à nos intérêts, des plus pacifiques au plus violentes :
- · La corruption, avec notamment des dirigeants qui privatise les biens de l’état
- · L’endettement perpétuel par le FMI et la banque mondiale (lire « Confessions d’un Assassin Financier » de John Perkins)
- · Les coups d’état facilités, pour renverser les gouvernements non alignés
- · Le soutien militaire et opérationnel à des régimes autoritaires
- · La mise en place de rébellions factices ou d’organisations paramilitaires
- · La surveillance et l’espionnage pour faire pression et contrer les plans des adversaires
De l’Amérique du sud jusqu’en Asie, en passant par l’Afrique et les Balkans, nombreux sont les évènements qui relèvent de ces stratégies dans l’histoire récente.
Malgré quelques guerres d’agression réalisées ces dernières décennies par les Etats-Unis, l’intervention armée directe, comme le furent plus avant les croisades, n’est plus privilégiée et le sera de moins en mois. Le coût et la nécessité d’obtenir le consentement de l’opinion publique dans une société médiatisée sont des barrières importantes. Si des évènements opportuns comme les attentats du 11 septembre et des intérêts militaro-industriels peuvent permettre des interventions militaires de grande ampleur, elles restent risquées et multiplient les bilans calamiteux.
C’est ce que la guerre du Viet Nam révéla dans les années 70, et poussa les Etats-Unis et l’ensemble de l’Occident à modifier sa doctrine. Les deux grands principes sous jacent de cette évolution sont vieux comme la guerre :
1) « Les ennemis de mes ennemis sont ceux que je dois soutenir et armer pour faire tomber mes ennemis »
2) « Faire la guerre par procuration, plutôt que soi-même »
Ces deux adages résument l’essentiel des principes qui régissent la géopolitique et son corolaire, la vente d’armes, depuis la fin de l’époque coloniale et plus récemment les revers de l’administration américaine au Viet Nam, qui se muera plus tard en concept de la guerre « zéro mort » (du coté occidental, bien entendu). Au proche et au moyen orient, la doctrine israélo-américaine a intégrée l’instrumentalisation des groupes djihadistes. Concernant Israël, entouré de pays plus ou moins hostiles, ses services sont devenus experts dans l’infiltration et la manipulation des factions, souvent pour les monter les unes contre les autres ou s’en faire des enemis : plus leurs ennemis se battent entre eux, plus ils s’affaiblissent, plus Israël est fort. Pour eux la paix n’est pas souhaitable, puisque cela déboucherait sur la formation d’une ligue contre leur politique intérieur, et une solidarité des pays arabes avec les Palestiniens victimes de l’épuration Ethnique promue par la droite israélienne. Par ailleurs, cela mettrait en valeur de l’asymétrie du nombre des victimes israéliennes et palestiniennes, dans un rapport qui est de plus de 1 pour 200.
C’est de cette doctrine de guerre par procuration ou d’anéantissement mutuel que sont nés Ben Laden et Al Queida, tous deux des créations de la CIA contre le bloc soviétique, et auxquels on attribua les attentats du 11 septembre – Ben Laden ne l’ayant jamais revendiqué. Cette doctrine de guerre par procuration a été renforcée par des penseurs comme Zbigniew Brzezinski. Cet influant politologue défenseur de la domination américaine a aussi théorisé le point central ukrainien en Europe de l’Ouest, et dont on voit aujourd’hui la réalité concrète (lire le livre programmatique « le Grand Echiquier »).
Il faut comprendre que Daech, que l’on va désigner comme le responsable des attentats de Paris, est précisément le fruit de ces doctrines de guerre par procuration.
Avant d’aller plus loin dans notre analyse, il faut répondre à cette question : pourquoi toutes ces manipulations ?
Toute personne qui fait le bilan des conflits et de leurs victimes dans le monde est frappé par l’asymétrie de traitement et d’implication de l’occident entre des conflits qui font des millions de morts en Afrique centrale, et ceux du Proche ou Moyen orient. Ceci s’explique par les intérêts que nous avons à nous en mêler.
Les motivations des colonisateurs du dernier millénaire semblent évidentes : commerce, matières premières, richesses, esclaves et impérialisme. Depuis le début de la révolution industrielle, les matières premières sont devenues essentielles à la croissance économique perpétuelle qu’impose notre système financier. Notre niveau de vie est directement lié à la disponibilité des ressources énergétiques qui sont aujourd’hui déclinantes (regarder l’interventions de J.M. Jancovici à l’Assemblée Nationale). Vous noterez que nous ne sommes absolument pas auto-suffisants pour les matières premières énergétiques et industrielles : des Etats-Unis à l’Europe de l’Ouest, nous produisons peu de pétrole, d’uranium et de minerais. Nous sommes dépendants de nos importations. Il nous faut donc d’un coté assurer nos approvisionnements à bon prix, et de l’autre tenter d’enrayer et limiter la consommation des pays concurrents. Ceci explique l’indifférence générale de l’occident vis-à-vis de conflits hautement meurtriers en Afrique ou ailleurs, et notre soucis de préserver la stabilité et les influences au Proche et Moyen Orient. Et on est en droit de se poser la question : la COP21 traite-t-elle de climat ou de limitation de l’accès à l’énergie des pays émergeants?
Chaque pays, chaque bloc y va de sa conquête d’un coté, et de la domination militaire et économique des concurrents de l’autre. Ces équilibres reposent sur des rapports de force. Et à ce petit jeu, c’est généralement le plus fort qui gagne. Pour les Etats-Unis, premier consommateur d’énergie au monde par habitant, il est vitale de dominer et contenir un bloc partant de l’Europe de l’Ouest jusqu’au Japon, en passant par l’Orient et la Chine – le grand concurrent de demain – pour assurer ses approvisionnements énergétiques et l’accès aux ressources naturelles. C’est ce que de nombreux experts appellent l’Empire : ce sont les Etats-Unis et son état profond composé des élites financières américaines cosmopolites et du complexe militaro-industriel, dont le Pentagone, la CIA, et le bras politico-affairiste qu’est le CFR (Council on Foreign Relations) et ses myriades de think-tank. C’est la première puissance militaire mondiale, représentant la moitié des dépenses militaire du monde à lui seul. Pour donner une idée de la somme que cela représente, son budget militaire est proche de tiers du PIB Français : il s’agit d’un Etat dans l’Etat.
Cet Empire jouis d’une position de domination depuis la Seconde Guerre mondiale – et on peut considérer qu’il est restés depuis dans une économie de guerre. Après l’épuisement de l’Allemagne et de la Russie l’une contre l’autre, les Américains ont volé au secours de la victoire – nous devons notre libération aux Russes, pas aux Américains – et en ont profité pour commencer la construction d’un bloc transatlantique nécessaire à étendre leur zone d’influence. Ils ont arrimé l’Europe à leurs intérêts stratégiques, et ont étendues leur capacité de projection militaire grâce à un réseau de 700 bases dans le monde. La réalité, plus visible aujourd’hui que jamais, est que nous sommes depuis un pays satellite de cet Empire, via l’Otan qui nous commande militairement, l’Union Européenne qui forme un bloc désiré par les Américains – Marie-France Garaud décrit Jean Monnet comme « un agent de la CIA » -, le TAFTA et demain encore d’autres institutions (une monnaie communes faisant suite à une crise financière majeure). Toutes ces alliances et traités servent à prévenir que de nombreux pays Européens ne s’éloignent des intérêts stratégiques américains pour rejoindre ceux des pays émergents, au premier rang desquels les BRICS et plus particulièrement la Russie, pourtant voisin de l’Allemagne et plus largement, de l’Europe de l’ouest. Il fut théorisé très tôt, après la Seconde Guerre Mondiale, que la puissance industrielle de l’Allemagne alliée à celle, militaire, de la Russie, formerait une puissance concurrente à celle des Etats-Unis. Sur ce dernier point, le chaos en Ukraine et les sanctions économiques à l’encontre de la Russie sont directement liés à cette stratégie américaine d’arrimage de l’Europe au bloc transatlantique par l’interdiction de tout accord commercial avec la Russie et l’extension de l’OTAN aux frontières de celle-ci.
Dans cette lutte pour le partage du monde, il y a au Proche et au Moyen Orient des états alliés de l’OTAN, comme Israël, les pays a majorité Sunnites comme l’Arabie Saoudite, le Qatar et les autres monarchies du Golf. Ils sont des alliés de l’Occident dans sa volonté de garder le contrôle de ces régions riches en hydrocarbures, et servent les intérêts de l’état sioniste, Israël, dont il faut rappeler que le projet date de bien avant la Seconde Guerre Mondiale. La doctrine de la guerre par procuration use largement des conflits séculaires qui existent entre les chiites – principalement représentés par l’Iran – et les sunnites – principalement représentés par l’Arabie Saoudite et les monarchies du Golf possédant des territoires riches en hydro carbures.
Tout ceci est la toile de fond expliquant le chaos que connaissent les peuples de ces régions : au delà des guerres d’agression américaines, l’origine des tueries et conflits, ce sont les tractations et alliances entre de grandes puissances occidentales avec les factions locales, les chefs de guerre et les fous de Dieu, supportés, financés ou pire, organisés par des puissances étrangères. Chine, Etats-Unis, France, Grande Bretagne, Russie, tout le monde y va de la valorisation de ses anciennes alliances, de la création de nouvelles et de la lutte entre factions, ou directement de bombardements pour changer les équilibres entre les forces en présence, faisant le malheur des populations qui pour la majorité ne demandent qu’a vivre en paix.
Une chose est certaine : ni le peuple syrien, ni les Irakiens, ni les Afghans, ni les Lybiens, ni les habitants d’Afrique du nord, ni ceux du Sahel, ni même les Parisiens n’ont voulu ce chaos !
Ce chaos est construit de toute pièce soit par des puissances étrangères, soit par une élite et des cercles de pouvoir qui font appel à une forme de mercenariat – un des plus vieux métiers du monde – pour organiser le chaos, diviser, détruire des factions, organiser le trafic des ressources et changer les rapports de force. Ces pouvoirs instrumentalisent autant les chefs de guerre en recherche de nouvelle conquêtes, que les plus faibles, les jeunes les plus manipulables que l’on peut emmener à la guerre ou transformer en fondamentalistes. Pire, il faut entretenir ce chaos sans quoi il n’y a pas assez d’âmes perdues pour organiser les luttes entre factions. Cela n’a rien à voir avec l’Islam, le Judaïsme ou la Chrétienté : cela se nourrie d’ambitions locales, de crise sociale, de démantèlement des états, de désir de vengeance, de conflits séculaires, de chaos et de perte de repère.
Dans toute situation de chaos comme celle que nous vivons actuellement à Paris, la véritable question n’est pas tant de savoir qui a fait les attentats : cette question ne sert qu’a répondre au désir de vengeance des populations victimes de ces attentats. Un attentat est une instrumentalisation des victimes par ceux qui les organisent: la cible réelle des organisateurs d’attentats ne sont pas les victimes de l’attentat lui-même, mais éventuellement celles que les victimes vont faire par vengeance et désespoir. La cible réelle des attentats est toujours de second ordre.
Ce principe est fondamentale : des attentats ne servent en aucun cas à tuer des gens, mais sont réalisés pour créer une réaction et imposer un changement. Ils servent un objectif bien plus large que simplement tuer des gens. Le meurtre d’innocents est un moyen, non une fin. Les cibles de second ordre peuvent être multiples :
- · Imposer un changement de politique en lançant un message à une faction
- · Initier un conflit armé en réactivant de vieux contentieux
- · Menacer une organisation ou à un réseau en s’attaquant a ses cadres
- · Permettre une guerre d’agression en polarisant l’opinion publique
- · Créer le rejet par la population d’une faction ou d’une minorité
- · Faire une diversion pour éviter un soulèvement de la population contre ses dirigeants
- · Limiter les libertés individuelles et permettre une politique autoritaire
La gestion des attentats est pour certains, une discipline à part entière : c’est la gestion de la terreur. En Europe, le réseau Gladio, maintenant largement documenté, a perpétré des attentats dans toutes l’Europe dans les années 70, comme celui de la gare de Bologne en Italie, afin d’accuser la gauche et contrer ainsi l’influence politique du bloc communiste de l’Est. Ce réseau, dit Stay Behind, a été monté de toute pièce par la CIA et les membres de l’Otan pour manipuler et influencer les peuples Européens. Certains experts estiment qu’une importante proportion des attentats dans le monde est d’origine étatique ou permise par des organisations étatiques en manipulant des extrémistes, précisément dans le but d’en tirer un bénéfice secondaire.
Le protocole qui fut employé en Ukraine, en Syrie, en Lybie et dans divers pays dans le monde pour passer d’une manifestation pacifique à un chaos généralisé est très symptomatique du bénéfice attendu de ces tueries :
1) Une manifestation de la population, spontanée, est encadrée par les forces de l’ordre.
2) On poste des snipers qui tirent à la fois sur les policiers et les manifestants.
3) Les deux factions ripostent, et c’est rapidement le chaos, les uns se croyant réciproquement attaqués par les autres.
4) Il ne suffit plus que d’armer la faction civile et d’y introduire des mercenaires pour créer une rébellion que nos médias nous présentent alors comme une révolution d’un peuple opprimé par un tyran.
C’est ainsi que sont faites les révolutions de couleur et les printemps arabes. C’est ce qui s’est passé sur la place Maidan en Ukraine. Le but recherché est d’obtenir un fort changement avec le minimum d’investissement. Nul besoin d’avions, de porte-avions, de soldats au sol dont les morts risqueraient de créer un mouvement anti-guerre, comme ce fut le cas lors de la guerre du Viet Nam. Nul besoin non plus de devoir déclarer ouvertement une guerre à un autre pays car cela nécessite de matraquer l’opinion publique en désignant ceux qui ne sont pas alignés sur nos intérêts comme des tyrans qui ne rêve que de d’une chose : nous anéantir. Le terrorisme et la manipulation par de le chaos permettent d’éviter ces stratégies difficiles et risquées, tout en bouleversant les pays ciblés.
Daech est une variante de cette stratégie. Les Américains et les Israéliens travaillent depuis des décennies pour constituer des réseaux Djihadistes à opposer à diverses organisations et déstabiliser des gouvernements non alignés. Daech est la forme institutionnalisée du terrorisme d’Etat organisé, équipé de blindés et de véhicules légers, très bien armé et financé, disposant d’un soutien logistique de la part de certains états, dont leurs voisins directs la Turquie et Israël. Daech est une stratégie nécessaire pour remodeler l’ensemble de la région et faire naitre le Grand Israël, un projet de longue date soutenu par un large réseau occidental sioniste, incluant des territoires s’étendant de l’Egypte jusqu’à l’est de l’Iran.
Dans le cas des Attentats récents à Paris, quel serait le bénéfice secondaire pour Daech ? En quoi l’Etat Islamique à t-il intérêt à ce que la France, lointaine et hors de sa sphère d’influence directe, vienne le bombarder avec du matériel sophistiqué et faire de nombreux morts dans ses rangs ? La question reste mystérieuse. Ou alors, peut-être l’opération militaire qui sera présentée comme la réponse à ces attentats, ne sera pas celle que l’on croit.
Si la Russie intervient en Syrie, c’est aussi parce que Daech est l’instrument que veulent employer les Etats Unis contre eux, en mobilisant au passage les islamistes tchétchènes qui ont déjà commis de très meurtriers attentats en Russie, et au delà prolonger le mouvement avec les Ouïgours de Chine. Et si la coalition occidentale contre Daech fait semblant de bombarder l’Etat Islamique, mais au contraire lui largue de l’armement et des vivres, et que discrètement Israël soigne ses combattants et bombarde les factions ennemies de Daech, c’est précisément parce que c’est l’instrument qu’ils ont créé pour déstabiliser la Syrie, l’Iran, le Liban et le Hezbollah, et plus tard la Russie et la Chine. Leur but, concernant la Russie, est de déstabiliser la principale puissance militaire de l’OCS (Organisation de Coopération de Shangai), alliance formant un concurrent à la domination militaire des Etats Unis, et dont l’Iran à majorité chiite est un observateur.
On comprend donc bien que les enquêtes ne vont, in fine, que se concentrer sur les réseaux terroristes de proximité et les idiots utiles qui réalisent concrètement les attentats. Les grandes structures telles que la CIA, le Mossad, les agences de mercenariat comme Academi (ex Black Water) et les autres mythiques services et personnalités (Georges Soros, Henri Kessinger, BHL) qui nourrissent l’imaginaire populaire et sur lesquels une majorité de politiciens n’ont aucun pouvoir, sont hors de portée. Non pas qu’il faille tomber dans la théorie du complot et leur attribuer tous les torts, mais que la réalité est trop complexe pour déduire leur degré de responsabilité, surtout quand ces organisations et personnalités ne sont que des parties prenantes marginales – bien que décisives – ou de simples observateurs durant les évènements. Là encore, la guerre par procuration est la règle, et l’influence se fait discrète.
Ce qui est certain en revanche, c’est que l’anti-terrorisme ne cherche pas à résoudre la cause profonde du terrorisme, sinon il remettrait en cause la politique et les intérêts de l’état même dont il émane. L’anti-terrorisme ne fait que tenter de contenir les débordements de la politique étrangère des états et les conséquences des contrats d’armements et autres transactions qui se passent mal et finissent parfois par des négociations à coups de bombes (attentats de la rue de Rennes, affaire Karachi, etc). Changer de cap vis-à-vis de réseaux que l’on a soutenu et se mettre à les combattre peut déboucher sur des représailles, y compris de la part de participants étatiques qui ne sont pas d’accord avec ces changements.
Les attentats peuvent être un moyen pour un état ou une faction de faire une démonstration de force sur le sol d’un « partenaire », pour influencer sa politique et ses choix, et cela en utilisant un groupe extrémiste comme Daech. Dans la société civile, tout le monde criera a à la barbarie, les peuples seront solidaires : pour masquer le dessous des cartes, les belles phrases de « l’axe du mal », « l’obscurantisme contre le camp liberté » ou les discours islamophobes ne seront que des opérations de communication à l’attention des victimes pour éviter d’aborder la question politique, la question des retournements de veste, la question des commissions et des intermédiaires dans les ventes d’armes, la question du soutien de telle ou telle rébellion, de tel ou tel groupe terroriste, ou la question du « laisser faire », des questions qui forment en réalité la seule et unique réalité de ces attentats. Tout comme le problème de la faim dans le monde est présenté comme une fatalité pour éviter de dévoiler l’origine exclusivement politique de son existence, le terrorisme est présenté comme la haine de peuples entiers vis-à-vis de nos modes de vie pour éviter de montrer qu’en réalité, en géopolitique il n’y a ni gentils ni méchants, il n’y a que des intérêts, des agendas et des moyens parfois sanguinaires de les défendre. Contre la faim dans le monde on oppose l’humanitaire, et contre le terrorisme la guerre : ces deux solutions sont des rideaux de fumé sur les questions politiques qui sont à l’origine de ces phénomènes.
La réalité est plus crue. Tout le monde commerce avec Daech : l’essence ou le gazole que nous mettons dans nos réservoirs provient pour partie des puits que Daech contrôle, notre argent sert donc aussi à tuer en Syrie. Il sert aussi à maintenir des régimes alliés wahhabites barbares comme ceux de l’Arabie Saoudite et du Qatar, qui financent les réseaux salafistes jusque dans nos banlieues. Certaines drogues circulant dans les soirées sélectes parisiennes proviennent d’Afghanistan et financent les opérations secrètes des américains. Et il faut noter que l’argent de la drogue et de la mafia a contribué à stabiliser le système financier en 2008 d’après une étude de le l’ONU.
Quelle efficacité dans ce contexte peut trouver le démantèlement de quelques cellules terroristes si nous sommes les fidèles alliés de ceux qui les financent ?
En l’occurrence, déterminer l’identité des terroristes risque de ne répondre qu’à peu de questions, si ce n’est servir à mettre un voile supplémentaire sur la réalité politique et faire accepter à la population les dommages collatéraux de notre subordination à la politique américaine et israélienne au Proche et Moyen Orient. Car oui, ce sont probablement des djihadistes venus de divers endroits, organisés en petites cellules, bien armés et entrainés, avec des liens vers l’Arabie Saoudite wahhabite et en contact directe avec Daech, que nous avons aussi soutenu. Peut-être sont-ils arrivés en France avec les migrants dont l’industrie et les retraités allemands ont besoin comme main d’œuvre fraiche et (parfois) volontaire. C’est en tout cas ce qui va être affirmé, matraqué dans les médias.
En réalité, nous ne saurons rien des commanditaires, ni des moyens logistiques dont les terroristes ont bénéficiés – parfois classé secret défense – ni des connivences cachées, que ce soit dans notre pays ou à l’étranger. Car cela révèlerait au public des alliances jugées nécessaires dans un contexte mondial de tensions sur les plans économique, financier, énergétique et géostratégique. C’est le balais des grandes puissances se partageant le monde au-dessus-de puissances régionales ballotées par des intérêts qui les dépassent, et dont nous faisons partie.
Dans ce contexte, l’hypocrisie politique est la règle. Les attentats sont pour toute force politique le moyen de faire avancer leur agenda et il est toujours tentant pour cela soit de les laisser faire, soit de les rendre possibles voir de les aider un peu. « Toute crise est utile, c’est l’opportunité de changements impossibles en temps de paix » a confiée en substance Hillary Clinton il y a quelques années. C’est l’essence même de la « Real Politic ». La classe politique, souvent dépassée, incompétente ou complice, tente par tous les moyens d’en tirer un avantage électoral ou stratégique. Nos politiciens vont renforcer les mesures liberticides et tenter de passer pour des sauveurs en imposant un Patriot Act à la française. Les politiciens israéliens s’empresseront d’utiliser ces morts pour justifier plus de solidarité envers leur propre politique intérieure et les violences qu’ils commettent envers leurs autochtones. Et les Américains augmenteront leur présence militaire en Europe au motif de la lutte contre le terrorisme et inviterons les pays européens à plus de militarisation.
En conclusion, les attentats de Paris sont à comprendre comme l’émergence du chaos qui vient, et qui existe depuis déjà bien des années dans bien des pays avec notre complicité, un chaos nécessaire pour préserver certains intérêts et tenter de faire durer encore un peu une économie moribonde, au prix de morts quotidiens dans des populations civiles totalement dépassées par les enjeux. Nous étions jusqu’ici épargnés de vivre ce que d’autres peuples subissent au quotidien au profit des puissants, de la finance et des industriels : nous en avons maintenant un avant gout.
Le fait est qu’aujourd’hui les tensions internationales sont grandissantes, de plus en plus d’acteurs sont aux abois, les crises se multiplient et l’ordre du monde est changeant. Certaines puissances, pour tenter d’enrayer leur perte d’influence, n’hésiteront pas à sacrifier des innocents dans le camp « du bien occidental » et à jouer avec le feu (Israël vis à vis de la Russie, USA vis-à-vis de la Chine). La crise économique, la guerre monétaire et la raréfaction des sources énergétiques (les trois étant liés) mettent de nombreux acteurs internationaux en concurrence et en difficulté, les poussant à des pratiques risquées, des provocations extravagantes et des alliances douteuses dont nous risquons encore quelques décennies de subir les conséquences. Certaines des factions les plus belliqueuses vont même jusqu’à envisager une nouvelle guerre mondiale comme une solution de dernier recours pour préserver l’ordre mondial établit.
Le constat est douloureux.
Gabriel Rabhi