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24 novembre 2024

Daech ou la puissance du martyr


France/Monde – L’invité du samedi

Daech ou la puissance du martyr

21/11/2015

« Daech incarne le mal. Or, nous avons tous besoin d’une image du mal », explique Karim Miské. – (Photo Audrey Cerdan)

Pour le réalisateur Karim Miské, spécialiste du monde arabe, les combats menés par le groupe État islamique sont une forme moderne de la guerre du faible au fort.

Comment expliquer le phénomène Daech ? C’est la question que nous avons posée à l’auteur et réalisateur de nombreux documentaires, Karim Miské.

Si on vous proposait de réaliser un documentaire sur Daech (le groupe État islamique), qu’auriez-vous envie qu’on y trouve ?

« C’est un sujet que j’ai déjà beaucoup traité, notamment dans le documentaire Islamisme, le Nouvel ennemi ? en 1994. Si je devais me lancer dans un nouveau documentaire sur le sujet, j’aimerais qu’on y voie des questions propres au monde arabe, comme sa perte d’autonomie depuis l’Empire ottoman et ensuite par la colonisation occidentale. Pendant des siècles, les Arabes ne se sont pas dirigés eux-mêmes. Quand il s’est agi ensuite de récupérer son indépendance, le monde arabe avait beaucoup à rattraper. Le nationalisme arabe n’a pas été à la hauteur de ses promesses. Il n’a pas su développer une modernité ouverte avec des États fonctionnels où chacun peut avoir sa place et l’envie d’exister. Il en résulte un retour vers un passé fantasmé. Je commencerais donc un tel documentaire par Le Seigneur des anneaux. Daech, c’est le Mordor, le pays du mal. Daech incarne le mal. Or, nous avons tous besoin d’une image du mal. On aime s’en repaître. »

Comme les monstres dans les contes qui structurent l’imaginaire des enfants ?

« Exactement  ! C’est notre nouveau monstre. L’Union soviétique n’existe plus, donc nous nous sommes recréés une image du mal avec les intégristes, mais c’est presque à notre usage. Notre problème aujourd’hui, c’est plutôt que nous sommes dans une société de plus en plus fragmentée, très inégalitaire. Le problème, ça n’est pas la religion, les ethnies et les communautés, c’est la réalité sociale que nous cachons derrière. »

Quel jeu joue l’Arabie saoudite ?

« Quand vous voyez la chaîne saoudienne Iqraa ( » le savoir et la connaissance  » en arabe), c’est rigoriste, rétrograde et cela ne développe qu’une vision wahhabite et salafiste du monde. Mais cela donne des réponses simples à toutes les questions sous une forme moderne, la télé. Daech n’a fait qu’aller au bout de cette logique de refus de la modernité à la sauce occidentale et l’utilisation de ses outils (le Web) pour sa propagande. »

Quelle est la part de responsabilité des Américains ?

« Elle est considérable : lors de la première guerre du Golfe, en 1991, les États-Unis ont installé des bases chez leur grand allié saoudien sans se préoccuper des conséquences. C’est à cause de cela que Ben Laden, qui avait travaillé avec les Américains en Afghanistan, s’est retourné contre eux car pour lui comme pour de nombreux Saoudiens (et de nombreux musulmans en général), l’Arabie saoudite est une terre sacrée que les USA ont profanée en y installant des soldats. La création d’Al-Qaida est une conséquence directe de cette décision. »

Et la deuxième guerre du Golfe, en 2003 ?

« Elle a été extrêmement déstabilisatrice, non seulement par sa violence, mais aussi par son absurdité. Saddam Hussein était un horrible dictateur, mais il était un ennemi farouche des djihadistes. Or cette guerre était présentée comme une réponse aux attentats du 11 septembre 2001. Cela n’avait tout simplement aucun sens, comme Obama l’avait dit à l’époque : «  What I am opposed to is a dumb war  » (« C’est à une guerre stupide que je m’oppose »). Cette destruction du sens a été très lourde de conséquence, car les seuls producteurs de sens dans la région sont devenus les islamistes les plus radicaux. Résultat des courses, on avait déjà Al-Qaida grâce à Bush père, on s’est retrouvé grâce à son fils avec un soi-disant «  État islamique  » dont les fondateurs se sont d’ailleurs rencontrés dans une prison américaine en Irak. Je pense qu’il faudrait décerner un prix à l’ensemble de la famille Bush pour la cohérence de son entreprise de destruction de ce qui restait du monde arabe. En tout cas, on peut dire que les États-Unis ont magnifiquement réussi à se fabriquer des ennemis à leur image, maîtrisant toutes les techniques de communication les plus modernes. Alors qu’Al-Qaida en était restée à l’ère hollywoodienne, Isis ou Daech ou l’État islamique nous a fait entrer dans l’époque du Net 2.0 et des jeux vidéo plus vrais que nature. »

Et Israël ?

« Dès qu’on parle du monde arable, la question se pose. Israël est une source d’obsession pour tous les monothéistes. Quand j’ai fait Juifs et musulmans (série documentaire en quatre épisodes diffusée sur Arte en 2013), j’ai posé la question. »

Depuis les croisades…

« Il suffit d’aller voir le Saint-Sépulcre de Jérusalem pour voir dans quel état sont les orthodoxes, les catholiques, les évangéliques et tous les autres ! Quand ils arrivent là, ça les met en transe, exactement comme les musulmans sur l’esplanade des mosquées ou les juifs au Mur des lamentations. Cela dit, n’oublions pas la poignée de main entre Yitzhak Rabin et Yasser Arafat (en 1993). Ce moment a été applaudi par 90 % du monde arabe. »

Pourquoi ce désir de paix s’est-il envolé ?

« Parce que l’assassinat de Rabin (en 1995) a marché, de la même manière que l’assassinat de Sadat (le président égyptien tué en 1981) avait été efficace. Les deux à la suite ont diffusé un message clair : «  Si vous voulez faire la paix, vous êtes morts.  » Et ça, ça fait réfléchir. C’est le côté efficace du terrorisme et des assassinats ciblés. Mais ça ne marche pas dans l’autre camp. L’assassinat d’un chef du Hamas n’a pas la même portée démobilisatrice. Le martyr l’emporte. Pourquoi les guerres du faible au fort s’éternisent ? Parce que le faible accepte de mourir. C’est sa seule force. En face, le fort a peur de la mort. Pendant le siège de Malte par les Ottomans, en 1566, l’ordre des Hospitaliers résiste aux troupes de Soliman le magnifique. Tous les chevaliers se battent pour avoir «  la place d’honneur  », celle où ils étaient certains de mourir. Il faut attendre en général quelques générations pour que ces pratiques cessent. »

bio express

Karim Miské, 51 ans. Réalisateur de documentaires et écrivain. Après « Arab Jazz », un premier polar reconnu par la critique et le public, il vient de publier « N’appartenir », aux Éditions Viviane Hamy (88 pages, 12,50 €), un livre sur la non-appartenance.
Autant dire que son identité est complexe. Nous lui avons néanmoins demandé de la définir.
Karim Miské : « Mon identité première est française. J’ai grandi dans ce pays, dans la famille de ma mère qui était française. Après, j’ai des ancêtres un peu plus loin, du côté de mon père, en Mauritanie. Mauritanien, c’est complexe. Cela signifie arabe, africain, berbère, musulman… Je suis aussi politiquement plutôt de gauche et laïc, avec une grand-mère institutrice dans le Sud-Ouest, un grand-père élevé chez les jésuites en Vendée. Quand il était seul, il votait à droite, mais quand ma grand-mère était là, il votait à gauche. Ma mère a eu une période marxiste-léniniste. Mon père, plutôt musulman, mais surtout politiquement anticolonialiste tout en étant d’une famille d’aristocrates maures (l’ethnie arabo-berbère en Mauritanie), s’est engagé pour la libération dans une société féodale et esclavagiste. »

Propos recueillis par Christophe Colinet
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