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27 décembre 2024

« Les gens qui ont un livre »


Syrie, 3-17 octobre 2015

« Les gens qui ont un livre »

Marie-Ange Patrizio


Père Georges, dimanche 11 octobre 2015, Mar Yakub

Jeudi 26 novembre 2015

Récit de voyage en Syrie, 3 -10 octobre 2015.
4ème épisode
.

« Les gens qui ont un livre »

En ces jours où nos politiciens irresponsables et médias peu talentueux nous font tremper dans la peur et la morosité, je modifie à nouveau la chronologie de mon récit pour vous faire part de la façon dont certains résistent à l’agression terroriste en Syrie. Hauts les choeurs.

Au monastère de Mar Yakub, dimanche matin 11 octobre.
Rencontre imprévue avec le Père Georges, curé de la paroisse grecque-catholique -autrement dit melkite- de Qâra. Il est venu faire travailler des chants liturgiques byzantins à certaines religieuses[1] et dire la messe pour remplacer le Père Daniel qui la dit tous les jours au monastère.
Claire-Marie, au dernier moment : «allez lui demander de vous raconter ce qu’il a fait au moment du siège de Qâra» par les terroristes (novembre 2013).
Le Père Georges ne se fait pas prier, et nous allons assister à une véritable épopée dans le salon d’accueil du monastère. Rafqa traduit, mais nous intervenons aussi en français ou en italien, que notre interlocuteur comprend.

  Le début du récit se situe juste avant l’assaut de Qâra par l’Armée syrienne. La ville venait d’être envahie et occupée par les terroristes (dits à l’époque « rebelles » par nos politiciens menteurs et médias aux ordres). La population s’était enfuie en apprenant l’arrivée des groupes armés.
Le Père Georges était avec deux amis (dont un avait un pistolet) dans le salon d’accueil de son église quand un habitant de Qâra (musulman) l’a appelé pour lui dire de partir. A peine sortis dans la rue, à côté de l’église, ils voient arriver un islamiste des groupes armés, longue barbe, qui s’adresse à eux en arabe littéraire (pas le patois local, donc), les salue « salam alaykum » puis leur dit qu’il cherche l’église parce qu’il faut détruire tous les insignes du Mal. Le Père Georges était en habits civils ; un des deux amis répond à l’islamiste que Mohamed dans le Coran leur demandait de respecter « les gens qui ont un livre » « ahel al kitab » : c’est-à-dire les chrétiens et les juifs. L’autre persiste : les signes chrétiens sont des signes du Mal qu’il faut détruire et leur redemande « où elle est, l’église ? » Ils  lui répondent c’est là, et l’ami de Père Georges lui dit « tas addal »« je vous en prie »- pour qu’il rentre. L’autre : non je dois aller chercher mes compagnons.
Le Père G. réalise alors qu’il a laissé son téléphone portable dans le salon et ils retournent le chercher, en sachant qu’ils ne pourront pas ressortir par la porte de l’église car les autres allaient arriver. Ils vont partir par les toits pour aller chercher quelques affaires dans sa maison. Il savait qu’il y avait un barrage de Daesh à la porte de la ville. Il ne pouvait pas prendre de valise : il a mis des vêtements dans un petit sac, de l’argent aussi. Et ils sont sortis par derrière, par des petites rues, pour aller jusqu’à une voiture qui les attendait. « Dieu était avec nous parce que personne ne nous a vus ».
A midi, un officier de l’armée arabe l’appelle : « Père, où êtes-vous ? » : « Je suis à Qâra », « – mais que faites-vous là ?! S’ils vous prennent ils vont négocier après avec nous pour vous relâcher, et encore s’ils ne vous font pas de mal ! ». « Je ne peux pas sortir, ils sont à la porte de la ville et ils vont me voir ». « – Si, il faut sortir, c’est pour ta sécurité et pour ta vie ».
« J’ai téléphoné aux 20% de chrétiens qui étaient restés dans la ville »
m-a : « ça fait combien de gens à peu près ? »
Père G. : « 30-40 personnes. Je leur ai dit : ceux qui veulent sortir, ils sortent », et la plupart des 20% est sortie. Lui, il a rejoint la personne qui attendait avec une voiture.
Rafqa : un musulman ?
«  Non, c’était un chrétien. Avec moi il y avait ma mère, la femme de son frère et (X) : on les a mis dans la voiture. C’était la Providence. Celui qui avait un pistolet m’a dit monte avec nous. Je ne peux pas monter avec vous, il n’y a plus de place ». L’autre lui a dit : « assieds-toi sous moi » Et quand cet homme était assis sur lui on ne le voyait plus ! Rire du Père Georges, nous aussi car la scène mimée est cocasse, le Père étant loin d’être fluet !
Quand ils sont partis vers les portes de la ville, les frappes (de l’Armée syrienne) ont commencé : « C’était très, très, très dangereux, une extrême dangerosité. Moi je priais Saint Michel, « Saint Michel, ouvre les portes ! Sois avec nous ! « »
Dans les rues, quasiment désertes, les terroristes qu’ils croisaient étaient paniqués (par les frappes) : « »Passez par là, passez par là », c’est eux qui nous guidaient ! Et moi avec l’autre assis sur moi ! ». C’était risqué parce que certains -qui étaient avec Daesh- le connaissaient.
Rafqa : « ils étaient sur la ligne rouge entre l’Armée syrienne et Daesh ! ».
Père G. : « Ils (terroristes) ont tiré sur les chrétiens (le deuxième groupe) mais personne n’est mort. Les musulmans qui n’étaient pas avec Daesh voulaient partir, mais les autres leur tiraient dessus pour qu’ils ne sortent pas, ils voulaient qu’ils restent avec eux dans la ville. Les chrétiens sont sortis. On (les terroristes) a tiré sur nous mais personne n’est mort ».
(…)
« Quatre jours après, la même histoire s’est répétée à Dayr Atiyah ». « On s’est retrouvé enfermés, assiégés à Dayr Atiyah aussi ». La plupart des paroissiens étaient allés se réfugier à Dayr Atiyah (ville à moins de dix kilomètres de Qâra). « On s’était installé dans les maisons pour accueillir les réfugiés, avec des aides, pour notre paroisse. Quatre jours plus tard on est réveillé par des cris. Daesh était entré dans l’université. Tous les universitaires s’étaient enfuis du village. Et dans le souk du village il y avait Al Nosra. Daesh à l’université et Al Nosra au souk ! Les filles de l’Université du Qalamoun (nom de l’université de la région) sortaient en criant et en pleurant. On dit qu’il y a des filles sur qui ils ont tiré ».
La maison où ils étaient réfugiés était tout près de Daesh, vers l’université. « Nous étions deux familles, 17 personnes avec le prêtre, et nous étions arrivés le dimanche à Dayr Atiyah. Le problème a commencé le mercredi et nous sommes restés (dans la maison) mercredi, jeudi, vendredi, samedi » et sortis le dimanche. « Cinq jours, on a vécu avec la mort ». Les tirs de roquette partaient de la maison à côté d’eux. « Il n’y avait pas à manger, pas à boire, il n’y avait qu’à prier ». Le prêtre de Dayr Atiyah avait quitté la ville le premier jour.
R. : « Ce prêtre, avec le père G, ils se soutenaient un peu parce que lui aussi (Père Georges) est de Dayr Atiyah ; et donc il connaissait quelques personnes de Dayr Atiyah ».
Alors il a dit à Dieu : « Pourquoi tu es comme ça ?! ». Il (Père G.) avait pris le danger de mourir pour sa paroisse et maintenant il se retrouvait avec celle de Dayr Atiyah en plus ! Le dernier jour, le samedi, il a dit aux autres qu’il sentait que Dieu voulait qu’ils sortent le lendemain, le dimanche, « parce que c’est le dimanche que je suis sorti de Qâra et je sortirai le dimanche de Dayr Atiyah » ; il a senti que le dimanche ce serait bien, que Dieu voulait ça. « Comment on sort ? » lui ont dit les autres, «on a 4 Kms à faire à pied pour arriver à l’entrée de Dayr Atiyah ! Et à l’entrée il y a Al Nosra. Et de l’autre côté Daesh : ils contrôlent les chrétiens. Il ne faut pas sortir. Il y a des chrétiens qui ont été tués » ; les chrétiens de Qâra qui étaient là lui ont dit : « Non, 4 Kms, non ! On préfère mourir ici, dans la maison »; alors il leur a dit « Dieu sera avec nous », et il s’est mis debout. Il a fait mettre un foulard aux femmes et il a fait une prière : « Dieu quand tu as marché avec Moïse dans la mer Rouge, tu as ouvert le chemin devant lui. Aujourd’hui tu vas nous ouvrir le chemin. Et je vais te demander plus, mon Dieu : ce barrage d’Al Nosra tu vas l’enlever, au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, amin ! »
m-a : « Vous êtes aussi un grand acteur !».
« Non, je dis notre expérience, ce qui est ».
Je ne mettais pas en doute son récit ; je parlais de la façon dont il le mettait en scène : ton, mimiques, gestes, occupant l’espace pour certaines scènes : on y était. Et on s’est vraiment amusé malgré le tragique des situations décrites. Il nous manquait un Pasolini pour filmer ; celui de Uccellacci e uccellini.
Père G. : « Alors on est sorti et on a commencé à marcher, moi à la fin (de la file), le dernier. J’ai le chapelet et je prie, je prie. On a marché les 4 Kms, on a commencé à marcher et moi je prie, je prie. Quatre kilomètres. Je prie… La surprise c’est qu’on n’a trouvé personne (en chemin) : imaginez, un endroit plein de terroristes, on n’a vu personne ! C’était tranquille ».
Ils arrivent vers la sortie, il n’y avait plus de barrage d’Al Nosra ! Ils ont continué à marcher, au début c’était entre les maisons, on ne les voyait pas, mais là c’était à découvert.
R. : Si on avait eu plus de temps, il aurait voulu nous amener sur place pour nous montrer les lieux.
Il a dit aux autres de courir, lui restant derrière pour que, si jamais ils tirent, il soit le premier à mourir. Tout d’un coup, au milieu du chemin, devant le musée de Dayr Atiyah, ils se trouvent face à face avec un sniper, armé. « Je lui ai dit en continuant à marcher « salam alaykum » (en penchant la tête courtoisement), il ne m’a pas répondu… comme s’il ne nous avait pas vus !»
m-a : « il a dû être sidéré» (stupeur ; ou un peu forcé sur le captagon),
Père G. « Non, un miracle ! ».
Ils sont arrivés jusqu’à l’Armée syrienne, et quand ils sont arrivés il a dit « on est en sécurité ». Il a fallu faire encore 3 Kms, 4 et ensuite 3 : ça faisait 7 Kms, il avait mal aux pieds. Mais il était heureux.
Dominique : « vous étiez en soutane ? »
« Non, pas en soutane, il fallait se cacher, pas question de se montrer ». Ensuite ils sont partis (se réfugier) à Sadad (sur la route Palmyre-Homs, attaquée par Daesh ces dernières semaines, assaut repoussé par l’Armée syrienne et comités de défense populaire), pas loin de Qaryatayn (envahie par les terroristes cet été, assiégée en ce moment par l’Armée ; des chrétiens retenus en otage viennent juste d’être libérés), où il y avait un évêque qui leur a donné des aides. Après il est parti à Homs, où il est resté 3 semaines. « Et après je suis allé à (?), au Liban parce que ma mère est libanaise », il est resté 4 jours chez sa mère au Liban.
« Et après nous sommes rentrés à Qâra, qui était vide (les terroristes se sont enfuis – à Aarsâl, Liban- après l’assaut de l’AS). Je suis rentré avec des jeunes et quelques familles. On était parti avec eux. Pas d’eau, pas d’électricité, pas de télévision, rien ». L’armée ne voulait pas que les gens rentrent mais comme il est prêtre, il a dit (inaudible) et tous les chrétiens sont revenus. Quand ils sont rentrés dans l’église, elle était profanée, cassée, détruite. Les croix cassées. Ils avaient volé les objets en argent, répandu le vin (de messe), coupé la croix. Il n’y avait pas d’eau pour nettoyer, mais il y avait la neige ».
Rafqa : « la neige a beaucoup aidé ! » (cf. épisode suivant).
Il a remis les croix qui n’étaient pas trop cassées, il a tout ramassé, et ce qu’il y avait à recoller il l’a envoyé à Damas pour la restauration. « Ils ont tiré sur la croix qui est tout en haut, après ils l’ont piétinée ».
Ils ont tout nettoyé. Personne ne les a aidés. Deux ou trois semaines après leur retour à Qâra les gens sont revenus. D’abord seulement les chrétiens. Quatre jours plus tard, j’ai célébré la messe ».
Conclusion, tranquille : « c’était une belle expérience ». Oui, et partagée.
m-a : « on n’en vit pas des moments comme ça dans la vie. Heureusement d’ailleurs ».
Père G. : « on était seuls, personne ne nous a soutenus économiquement, rien ». Il aurait aimé qu’on voie l’église après sa restauration, après la guerre. « J’ai quelque chose ici (photos dans son smartphone) ».
R. : « c’est une belle histoire quand même ». Il nous montre les photos : « c’est le salon de l’église, après la restauration. Les icônes étaient toutes cassées. Tout était cassé, l’autel aussi ».
Dominique : « J’ai vu des églises cassées de la même façon au Kosovo ».
Père G. : « les vitraux cassés. Il y avait une sépulture sous l’autel, d’un prêtre enterré là, ils avaient pris son corps. Pas de respect pour les morts, profanation ».
P. Georges en riant : « Mais les croix qu’ils ont abîmées on les a refaites encore plus grandes ! À l’entrée et tout en haut de l’église ».
(…)
Je note ses coordonnées et lui donne les miennes : « Ah vous êtes psychologue, c’est pour ça que vous m’avez dit que je suis un acteur ! ».
Oui, quelqu’un qui raconte ces événements avec autant d’humour et de vitalité, a aussi l’intelligence et le courage nécessaires pour les affronter ; et en sortir vivant, avec ses ouailles. Ça va ensemble. L’épopée racontée par le Père Georges relève autant de la tragédie que de la commedia dell’arte. Il a passé, pour apprendre le chant liturgique orthodoxe, quatre années à Rome. Ça laisse des traces, pas que dans la voix. Mais peut-être y a-t-il aussi dans la tradition littéraire et théâtrale syro-libanaise des éléments préparant à cette disposition : au jeu, à l’art de vivre. Donc à faire face, à agir au lieu de se laisser submerger par la peur. Au désir de vivre, en revenant au plus tôt dans sa maison, reconstruire.
Ils ne se sont pas partis, tous ceux que nous avons rencontrés, ou ils reviennent dans leur Syrie meurtrie par plus de quatre années d’agressions terroristes. Dont nous avons eu un exemple le 13 novembre à Paris. En Syrie, plus de quatre années d’assassinats programmés, quotidiens, et certains accomplis dans des exactions innommables, par ces groupes très bien armés, nourris, logés, payés : ceux que nous prétendons attaquer aujourd’hui (Daesh) et ceux dont nous ne disons pas que nous continuons à les soutenir (Al Nosra, et girouettes genre ASL).
En France juste après le 13 novembre, nos médias nous ont gavés de mauvais micro-trottoir où des gens plus ou moins excités exhibaient une « envie de vivre » pour « résister à la barbarie » : « il faut continuer à aller boire des verres, à faire la fête, à sortir, à aller au restaurant, au théâtre, au cinéma » etc., surtout quand on a de quoi payer tout ça, à Paris[2].
Politique de l’autruiche, comme disait le pauvre Dr Lacan : « la tête dans le sable pendant qu’un autre (politiciens vendus et mercenaires terroristes) vous plume le derrière ».

marie-ange patrizio,
Marseille, 25 novembre 2015

Les citations du récit du Père G. ont été restituées notamment grâce à l’excellente mémoire de Rafqa F. et à l’enregistrement partiel de Dominique de France. Merci à toutes les deux.

[1] Note de Dominique de France : « Ne pas confondre les melkites avec les orthodoxes, dits, au Proche-Orient, « grecs-orthodoxes ». Si le père Georges a appris le chant byzantin à Rome c’est parce qu’il chante la liturgie byzantine mais il l’apprend à Rome, ville du Pape, et non à Athènes, capitale du chant byzantin.
Entre les melkites et les orthodoxes, il y a des différences d’ordre théologique mais la principale différence est l’organisation des églises : les grecs-catholiques ou melkites obéissent au pape, les grecs-orthodoxes dépendent de  » juridictions  » nationales qui se rattachent aux différents patriarcats orthodoxes : Moscou, Constantinople, Antioche (avec quatre patriarcats d’Antioche différents), de Serbie, et de Roumanie. Au Proche-Orient, c’est plutôt Antioche.
Les rites sont exactement les mêmes : byzantins. La plupart du temps ils suivent la liturgie de Saint Jean Chrysostome, vénèrent les icônes, etc. … C’est en apparence semblable, mais ni l’organisation de l’église, ni la théologie, ni les pratiques ne sont semblables, et donc cela donne des mentalités et des manières de vivre différentes, au fil  des siècles. Ces séparations remontent pour certaines aux premiers conciles des Vème et VIème siècles … Mais au Proche-Orient, ils sont tous en danger et cela les unit très certainement. C’est pourquoi Agnès-Mariam voudrait faire de Mar Yakub le monastère de  » l’Unité d’Antioche «  (Dar Antakya) ».

[2] Sinon à la maison en banlieue, après la journée de travail et une ou deux heures de trajet avec ce qu’il faut de peur instillée par l’état d’urgence (et médias).

>>> Partie 3
>>> Partie 2
>>> Partie 1

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