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29 mars 2024

Tunisie : comment ils voient la révolution, cinq ans après la chute de Ben Ali


Le 14 janvier 2011, la Tunisie a ouvert une nouvelle page de son histoire avec la chute de Ben Ali. Comment les Tunisiens ont-ils vécu ce jour-là ? Comment voient-ils la révolution aujourd’hui ? Six d’entre eux témoignent.

 

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Walid Tayaa, réalisateur

Le système est toujours là !

Présent sur l’avenue Bourguiba depuis le matin, je m’en étais éloigné quand la répression policière avait atteint son paroxysme et ce sont les titres de la chaîne qatarie Al Jazira, qui tournaient en boucle, qui m’ont appris le départ de Ben Ali. La nouvelle était énorme ; j’étais incrédule et sceptique. S’il avait suffit de quelques milliers de personnes pour faire tomber la dictature, pourquoi ne pas l’avoir tenté avant ? Finalement, il ne s’agissait pas du départ d’une personne au pouvoir mais de la chute d’un système. Or, cinq ans après, nous constatons que le système est toujours là et que ceux qui y étaient impliqués ont de plus en plus de visibilité.

Le plus terrible est que les gouvernants ont finalement été à l’encontre des demandes de dignité et de travail qui ont porté le soulèvement de 2011. Le parcours aurait pu être différent si les politiques ne voulaient pas le pouvoir à tout prix. Résultat, la pauvreté et le chômage sont durablement installés et la dignité toujours bafouée. Malgré les libertés inscrites dans la Constitution, la loi permet encore des touchers rectaux pour établir l’homosexualité de certains. Difficile dans ces conditions de faire aboutir ou de faire respecter un projet moderniste et progressiste.

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Einayet Msellem, chef d’entreprise et militante de la société civile

La société civile peine dans son éparpillement à se faire entendre

J’étais sur l’avenue Bourguiba sous une pluie de grenades lacrymogènes quand la nouvelle de la fuite de Ben Ali a renforcé notre détermination. Mais, finalement, ce n’était qu’une révolte contre un système et ses dirigeants qui n’a pas accompli sa révolution. Le parcours accompli pendant les cinq dernières années a été marqué par l’absence de maturité citoyenne des Tunisiens qui s’est ressenti dans leurs choix électoraux. Des partis ont acheté des voix avec de l’argent, des dons ou des menaces. Cela a faussé la donne d’autant que l’éparpillement des voix a été important. L’élite est absente et quand certains s’expriment en son nom, c’est avec opportunisme. Personne n’est dupe ; toutes ces manœuvres feront sortir de l’histoire ceux qui les mènent tant ils ont desservi le pays. Le discours politique a créé encore plus d’exclusion à force de mensonges et la société civile peine dans son éparpillement à se faire entendre. Elle se recentre sur le terrain et fait du social à la place des gouvernants. Tout aurait pu être différent si on avait réellement intégré que le vivre ensemble, dans le respect des libertés de chacun, était possible.

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Belgacem Ayari, secrétaire général adjoint de l’Union générale du travail de Tunisie (UGTT), chargé du secteur privé

Les libertés sont un acquis mais rien n’a été fait sur le plan économique et social

J’étais signataire de la grève générale du 14 janvier et j’avais démarré la manifestation depuis la place Mohamed Ali, siège de l’UGTT et lieu historique des revendications sociales. C’est dans un café de l’avenue, où les manifestants avaient trouvé refuge pour échapper à la traque de la police, que j’ai appris le départ de Ben Ali. Les cinq dernières années ont été difficiles et compliquées avec les assassinats politiques et le terrorisme qui ont donné la préséance au volet sécuritaire alors que le peuple attend des réponses sur le chômage, la situation des jeunes et le développement régional. Tous les partis ont déçu une population déjà désespérée. Certes, la société civile a joué un rôle clé pour contrer le glissement vers le conservatisme et l’initiative du Dialogue national, menée par l’UGTT, a abouti à l’adoption de la Constitution et la tenue d’élections.

Cependant, on ne peut que constater qu’en matière de bonne gouvernance, de corruption et de justice sociale et fiscale, rien n’a été mis en place par les dirigeants alors que ce sont des points essentiels. Malgré les menaces actuelles, les libertés sont un acquis mais rien n’a été fait sur le plan économique et social. Tout aurait été différent sans les tiraillements et les rivalités politiques et si les promesses faites, notamment aux jeunes, avaient été tenues.

Al Massar

Samir Taïeb, secrétaire général du Parti d’Al Massar (ex-Ettajdid)

La révolution marche aujourd’hui sur ses genoux

Nous étions en réunion du bureau politique d’Ettajdid et recevions des retours des événements sur l’avenue Bourguiba quand l’annonce du départ de Ben Ali est tombée. Cinq ans après, notre révolution va mal. Elle a été un soulèvement populaire avec un esprit révolutionnaire dont les objectifs n’ont pas été réalisés. Basée sur un trépied de valeurs de dignité, de liberté et de justice sociale, elle marche aujourd’hui sur ses genoux. Ce qui se passe n’a plus rien à voir avec la révolution. Nous constatons l’expression d’un esprit conservateur et une montée réactionnaire en totale opposition avec le chapitre 2 de la Constitution qui porte sur les libertés. On n’a pas fait table rase du passé et porté au bout un projet novateur. L’accumulation de déceptions a fait refluer une société civile fatiguée d’intervenir sans résultats patents. La gestion aurait pu être différente mais les erreurs et les responsabilités en incombent à tous. Reste qu’il faut défendre la Constitution que les actuels dirigeants violent déjà.

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Radhi Meddeb, Président  de l’association Action et développement solidaire et PDG de Comète Engineering

Des lobbies puissants, nouveaux et anciens, s’opposent aux réformes

C’est depuis Paris, où j’étais en mission, que je suivais les événements en Tunisie, inquiet que le régime, dans un dernier sursaut, ne se durcisse encore plus. Un coup de fil m’annonce la fuite de Ben Ali. L’effondrement du régime est une grande joie d’autant qu’une chape de plomb pesait sur le pays. Le désenchantement est vite arrivé. Aucun projet porté par qui que ce soit n’était viable par manque de contenu et de réflexion sur l’identification d’un nouveau modèle comprenant plus d’ inclusion, de solidarité, de modernité et d’indépendance. Dans la période qui a suivi, l’économie n’a pas trouvé sa place. Les débats ont porté sur les exigences de liberté. On s’est occupé de débats sur des choix identitaires, religieux sans s’intéresser au volet économique et social qui n’a été traité que par un biais caritatif. Pourtant, on aurait aussi été en droit d’attendre une réduction des disparités sociales. Avec la mondialisation et les images des paraboles, les Tunisiens savent ce qui se passe ailleurs, refusent les discriminations et souhaitent une répartition des richesses avec un processus inclusif. La classe politique s’est appropriée des exigences et oublié la question économique.

L’exigence est l’ouverture économique et la libération des énergies pour anticiper la création de richesse. Le contraire a été fait avec une dégradation des indicateurs macro-économiques et la destruction des marges de manœuvre. De toute évidence, des lobbies puissants, nouveaux et anciens, s’opposent aux réformes et aux modifications des règles du jeu. Tout aurait pu être différent si nous avions traité autrement les exigences en menant un travail de fond en parallèle sur les différents volets et si nous avions envoyé des messages clairs à nos partenaires quant à nos choix et orientations. Il aurait fallu un changement d’hommes et une volonté de réformes.

Rym Ghaly

Hadda Hammada, femme de ménage

Dans mon entourage, plus personne ne veut plus entendre parler de politique, ni de Nidaa, ni d’Ennahdha, ni des autres…

J’étais chez moi à Hay Ettahrir à Tunis, inquiète de ne pas voir mon fils rentrer alors qu’on entendait des tirs à l’extérieur et je me demandais si je pouvais aller travailler le lendemain. Mon quartier était à feu et à sang. Mon mari a soudain hurlé : « Ben Ali est parti. La télé le dit ! ». Nous étions stupéfaits et contents sans trop savoir pourquoi. J’espérais surtout que ces bouleversements permettraient à mes enfants de trouver un emploi et que plus personne ne nous empêcherait d’être pratiquants. Mais les cinq dernières années ont été bien plus difficiles que celles sous Ben Ali. Malgré toute la bonne volonté, nos fins de mois arrivent le 20 plutôt que le 30. À écouter la télévision et mon mari, j’ai appris des choses en politique mais on n’a vu les effets d’aucune stratégie vis-à-vis des démunis. Je suis allé voter mais je ne crois plus que les choses puissent changer. Il aurait fallu que le peuple puisse se faire entendre mais les dirigeants ont seulement fait mine d’entendre nos demandes. En tout cas, dans mon entourage, plus personne ne veut plus entendre parler de politique, ni de Nidaa, ni d’Ennahda, ni des autres…

Frida Dahmani

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