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25 avril 2024

Une histoire de la «France noire»: enfin le grand récit qui bouscule les silences


 

http://www.mediapart.fr/article/offert/d0de74a84f765d2ee47b85f9a1501cac

«Mais qu’est-ce que c’est donc, un Noir ? Et d’abord, c’est de quelle couleur ?», demandait Jean Genet dans Les Nègres, en 1948. Et quelles sont alors les teintes de cette «France noire», explorée, en 2011, par un collectif d’historiens dirigé par Pascal Blanchard ?
Un ouvrage aussi documenté qu’imagé, La France noire, trois siècles de présence, publié aux éditions La Découverte, accompagné d’une série de trois films documentaires diffusés sur France-5 en janvier prochain et d’une exposition itinérante, a pour ambition de retracer l’histoire des Noirs de France et la part noire de l’histoire française.
«Ce n’est pas neuf de travailler sur l’histoire des Noirs en France, précise Pascal Blanchard. Des centaines de livres leur ont été consacrés, mais ils sont souvent restés à la marge de l’histoire de France, comme une histoire d’immigrés pour immigrés. Nous voulions donc rendre cette histoire visible, avec tous les codes de la grande histoire : une historiographie pointue, une iconographie exceptionnelle, tous les codes d’un beau livre… C’est quand cette histoire devient visible qu’elle dérange.» C’est aussi quand elle regroupe, sous une même enseigne, des réalités très différentes.
Qu’est-ce qui relie, en effet, l’histoire d’Hégésippe Légitimus, élu député de la Guadeloupe en 1898, à celle d’un docker malgache installé en France au début du XXe siècle ? Ou celle d’un tirailleur sénégalais de la Grande Guerre à celle d’un boxer américain installé en France dans les années 1920 ou encore d’un Malien de Kayes venu à Paris après-guerre ?
«C’est un regard, une condition, tranche Pascal Blanchard. Cela a pu être une revendication politique et culturelle, mais, être noir, c’est d’abord se sentir noir dans le regard de l’autre. Lilian Thuram explique cela dans le film. Quand tu nais, comme lui, aux Antilles, tu es français. Quand tu arrives en métropole, à l’âge de 9 ans, tu deviens noir.»
Le livre de l’historien Pap N’Diaye, La Condition noire, essai sur une minorité française, avait été, le premier, en 2008, à montrer qu’il n’existait pas une identité unique, monolithique, mais, par contre, une condition, ressentie au regard de l’histoire. «Sans ce livre, on aurait eu du mal à faire La France noire, concède Pascal Blanchard. En France, on pense que faire l’histoire d’une population fabrique une communauté. Si on travaille sur les ouvriers, on fabrique une classe. Si on travaille sur les Noirs, on fabrique une communauté noire. Aux Etats-Unis, on peut travailler sur un ensemble, sans considérer pour autant que cet ensemble constitue une identité ou une communauté. Le livre montre que plusieurs histoires s’entrecroisent : l’histoire des Malgaches en France n’est pas celle des Mauritaniens en France, qui n’est pas celle des Sénégalais en France, ni celle des Guyanais en France… Mais dans le regard porté sur ces communautés, dans certaines affirmations politiques et culturelles, ou dans certaines décisions juridiques de l’Etat à travers l’histoire, être noir avait un signifiant collectif.»
Ce livre est-il le fruit de «Black Studies» à la française, du nom de cette histoire née aux Etats-Unis, durant les années 1960, dans la foulée des mouvements revendiquant les droits civiques ? Le terme dérange Pascal Blanchard. «Cette histoire ne vient pas d’une importation des Black Studies, mais du croisement de gens qui travaillent sur l’histoire coloniale, sur l’histoire de l’immigration ou l’histoire du regard, depuis plus d’un quart de siècle. Cela n’émerge pas d’une revendication politique.»
Même si, en 2005, est né le CRAN, le Conseil représentatif des associations noires de France, qui revendique une identité noire ?  «Le CRAN est la partie visible, mais il n’a rien inventé, poursuit Pascal Blanchard. Quelle différence y a-t-il entre le Comité de défense de la race nègre, qui date du milieu des années 1920, et le CRAN ? C’est parce qu’on connaît mal l’histoire de France, et de cette France noire, qu’on pense que le CRAN est une nouveauté. Il y a toujours eu des moments où, parce que les populations sont en situation d’exclusion, de combat politique ou de recherche de légitimité, elles se regroupent et s’affirment.»
En remontant jusqu’à la présence noire en France dès le XVIIIe siècle, dans la lignée des travaux pionniers d’Erick Noël, cet ouvrage bat en brèche le mythe de migrations récentes, qui auraient du mal à s’intégrer, culturellement, à l’Hexagone. Mais il ne vise pas, pour autant, à bâtir un récit héroïque de cette présence noire dans la métropole.
Cet ouvrage très illustré doit être reçu, explique Pascal Blanchard, comme «un album de famille. Or, dans un album de famille, il y a tout. On n’enlève pas les photos qui dérangent tel ou tel. On livre des documents historiques. On parle donc aussi de Blaise Diagne lorsqu’il inaugure l’exposition coloniale de 1931, de Gratien Candace, député de Guadeloupe qui a soutenu le régime de Vichy, ou de René Maran, Martiniquais lauréat du prix Goncourt qui a fini sa carrière de journaliste à Je suis partout… On a voulu sortir des deux mythologies. Celle du silence et de la sortie de l’histoire, comme si les Africains, les Antillais, les Guyanais, les Réunionnais n’avaient jamais été partie prenante de l’histoire de France. Mais aussi celle du Panthéon dressé par certains héritiers directs de cette histoire, qui pensent que tous les Noirs en France auraient été des Malcolm X français…»
Pour Mediapart, dans les pages suivantes, Pascal Blanchard revient, en images, sur quelques moments de l’histoire de cette «France noire».

Noirs de France avant la Grande Guerre

C’est la couverture d’un livre paru en 1895. Qui est, pour l’époque, un vrai best-seller. Le célèbre capitaine Danrit, en écrivant L’Invasion noire, nous raconte une histoire incroyable. Des musulmans lèvent des masses d’Africains pour envahir la France et Paris.
Ce thème de l’invasion de la métropole par l’Afrique est donc très ancien.
Le succès est énorme, il y a des affiches dans tout Paris pour promouvoir le livre. Cette image est intéressante parce qu’elle incarne un fantasme largement partagé : «Bien sûr nous sommes une grande nation coloniale, mais, si nous n’y prenons garde, demain ces masses nous envahiront et Paris brûlera.» La fin du livre est fantastique, puisqu’au bout du compte, «nous» les renverrons chez eux, «nous» les coloniserons, et «nous» les garderons chez eux.
Dans ce livre et sur cette image se trouvent donc toutes les mythologies qui vont accompagner le XXe siècle : la peur de l’invasion, la peur du métissage, la peur de l’Islam… Et tous les fantasmes sur les Noirs voleurs de femmes, guerriers sanguinaires… Sauvages en un mot.
Toute l’image des premiers migrants africains ou antillais relève d’un imaginaire lié à des populations arrivées tard en France, dans les années 1960-1970. Cette photo est donc exceptionnelle parce qu’elle date de l’avant Première Guerre mondiale et renvoie un tout autre regard.
Elle nous montre un travailleur, certainement un docker ou un marin, qui fait sa très belle photo, avec tous les codes du studio : le beau costume, le chapeau posé sur le siège… C’est un signe de réussite, qu’il va ramener au pays ou laisser à sa petite copine en France.
Dans toute cette image, il y a un ensemble d’éléments fantastiques, parce qu’ils composent une vision différente de celle qui structure nos inconscients collectifs. D’abord, une présence, qu’on ne soupçonne guère avant 1914, alors qu’il existe une immigration assez ancienne. Ensuite, une forme de fierté. Ce personnage pose et symbolise une forme de réussite sociale, en étant venu travailler en France. Cette photographie casse donc tous les codes, les attendus et les chronologies qu’on a en tête.
C’est une image de l’Exposition universelle de 1900, complètement stéréotypée, qui prétend reproduire un bout d’Afrique au cœur de Paris. A une époque où très peu d’Antillais et d’Africains vivent en France, et surtout des élites, l’Exposition universelle, avec ses 50 millions de visiteurs, est un moment majeur de basculement dans le XXe siècle. Elle reconstitue au cœur de Paris tout cet empire colonial.
Et les Français qui ne connaissent pas ces pays et ces populations, même s’ils ont pu en voir quelques-unes au Jardin d’Acclimatation, vont avoir ainsi, sous leurs yeux, tous ces mondes coloniaux reconstitués. Ils découvrent tous ces peuples en se promenant dans les allées de l’exposition. Se construit, alors, tout l’imaginaire pacifié d’un empire pacifié.
Certes, c’est du théâtre colonial, mais, en même temps, on fabrique une forme d’accoutumance aux mondes noirs dans ce monde complètement européen. Les Français savent ce qu’est le bruit de la cora, une tenue de Sénégalais, un prieur musulman… Parce qu’ils ont vu tout cela à l’Exposition universelle, même si c’est sous forme de clichés. Jamais plus une telle masse de visiteurs – 50 millions ! – n’aura ainsi accès à une telle représentation.

La «honte noire»

Ces images documentent une histoire mal connue. Elles résument une mythologie qui a existé sur la «honte noire» : les Français auraient installé leurs troupes noires (ce qui inclut en réalité à l’époque les troupes maghrébines) pour occuper certains territoires allemands après la Première Guerre mondiale, dans le but explicite d’humilier l’Allemagne vaincue. Dès 1919, la propagande allemande sur cette question a été très virulente.
Elle a même produit un film, qui sort en 1921, s’appelant «la honte noire» et dont la grande photo de la page de droite constitue un extrait. C’est un récit incroyable de soldats noirs qui violent une jeune femme. La jeune femme est humiliée par ce viol, fait appel aux cours de justice, et la fin du film est un appel des Allemands, notamment aux Américains, sur le mode, «vous, les Américains, vous savez ce que c’est, vous interdisez les mariages mixtes et les métissages, aidez-nous à sauver la race allemande».
C’est la même thématique que sur la médaille en bas à droite, qui date de 1920, où l’on voit une jeune Allemande attachée à un sexe en érection et portant un casque militaire français… C’est exactement la mythologie que reprendra Hitler, trois ans plus tard, en écrivant Mein Kampf, dont plusieurs pages racontent cette protestation des nationalistes allemands contre la «honte noire» imposée par la France.
C’est une mythologie tenace, qui ira très loin dans le temps et les imaginaires. Elle renvoie à ce que feront certaines troupes allemandes en 1940 : le massacre systématique des troupes noires, sans les faire prisonnières, pendant la campagne de France. On a tous oublié qu’en 1940, les Allemands feront un léger détour pour aller à Reims détruire le monument en hommage aux troupes noires, alors qu’ils sont en pleine marche vers Paris ! Cela dit quelque chose de l’intériorisation du phénomène et du processus…
L’envers du décor de tout cela est fascinant. A l’époque, la France du lendemain de la Première Guerre mondiale se retrouve dans un cas de figure hallucinant. D’un côté, elle doit rendre hommage aux valeureux combattants noirs de la guerre de 14-18, dénoncer les attaques racistes des ligues nationales allemandes ou des journaux allemands… Mais, de l’autre, elle est en train de leur refuser la citoyenneté.

De la construction de l’exotique à la réappropriation de l’histoire

C’est une couverture du magazine Voilà, datant de 1935, qui renvoie à l’imaginaire du temps. La présence immigrée s’est accentuée, à Paris, mais partout en France, à Bordeaux, à Marseille…
Quand on va acheter sa baguette, on ne se retourne plus lorsqu’on croise quelqu’un venu d’outre-mer.
Mais, ce qui est intéressant ici, c’est que toutes ces populations, asiatiques, maghrébines, noires, sont regroupées dans un même magazine et désignées comme exotiques. Le reportage à l’intérieur du magazine montre à quel point «ces gens-là» vivent «ici» comme «là-bas». On se croirait dans les rues de Bangkok ou de Dakar.
En pensant toutes ces populations comme exotiques, en les pensant comme semblables, on sous-entend qu’elles ne sont pas comme nous, et que, quelque part, leur place ici est «anormale», puisqu’elles ne sont, structurellement, «pas d’ici».
Leur exotisme les renvoie à une illégitimité de présence. Ce sont des exotiques dans notre pays, qui se situent donc à la marge d’une norme, et cette norme c’est l’homme blanc.
Sur cette image, le photographe a saisi le 12e régiment de tirailleurs sénégalais, venu pour les cérémonies du 14 juillet en 1939. C’est une photographie emblématique de l’arrivée des combattants pour les guerres. On a vraiment l’impression que ces hommes sortent d’Afrique et que derrière eux se trouvent les milliers de combattants venus des colonies.
Ce qui est saisissant, c’est à quel point la rémanence, dans l’histoire de France, de ces défilés de «troupes de couleurs», est fréquente. On réédite la mémoire de la Grande Guerre. Pour le cinquantenaire des indépendances africaines, on a fait défiler des troupes africaines sur les Champs. En 1989, pour le bicentenaire de la révolution, Jean-Paul Goude fait défiler des tirailleurs… Ce qui me semble aussi intéressant, c’est de voir comment personne ne les regarde, comment les gens autour regardent plutôt l’appareil photo. Ces soldats noirs font déjà partie du décor.
Cette image documente l’occupation par des sans-papiers, de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Et c’est pour moi une formidable ironie de l’histoire. Ce lieu a été construit en 1931 à la gloire de l’histoire coloniale, pour l’Exposition coloniale. Il devient ensuite, jusqu’aux années 1960, le musée des Colonies, puis le musée des Arts africains et océaniens, alors que nous sommes dans un pays où il n’y a pas de musée de l’histoire coloniale. On a préféré y faire un musée de l’histoire de l’immigration, pour éviter qu’il ne devienne un musée de l’histoire coloniale.
Et qui l’occupe, alors qu’il n’a jamais été inauguré par la République? Ce sont, en 2010, les sans-papiers. La boucle se boucle. Cette occupation constitue la véritable inauguration de ce lieu. Ils posent leur drapeau devant les fresques du monde colonial qui se trouvent sur le mur du musée. Et l’affiche au premier plan demande la régularisation. Je trouvais qu’il y avait, là, une concentration de ce siècle.
C’est pour cela qu’on a voulu conclure le livre avec cette image. Les sans-papiers rappellent que ce lieu est lié à l’histoire de l’immigration, de la colonisation. Ils ne sont plus des figurants passifs, mais des acteurs actifs. Ils reprennent possession de l’histoire, et de leur légitimité dans le flux de l’histoire.

«Nous avons regressé»

Sur cette double page, on a à peu près tout ce que la France a oublié. Depuis la Révolution française, des élus, en provenance de Saint-Domingue, des Antilles, d’Afrique, de Guyane, ont siégé au Sénat et à l’Assemblée. Et beaucoup plus qu’aujourd’hui. Certains hommes comme Gaston Monnerville, président du Sénat pendant plus de dix ans, sont parvenus aux plus hautes marches de la République. Houphouët-Boigny était ministre. Césaire était député. On a encore plus oublié leurs prédécesseurs.
Il y a plus d’un siècle, en 1904, après un vrai combat politique, le Parlement élit un vice-président de la Chambre des députés qui est noir… C’est Gaston Gerville-Réache, député de Guadeloupe. On a aussi oublié des députés comme Hégésippe Légitimus, grand-père de Pascal, élu en 1899 à l’Assemblée. Lorsqu’il arrive à Paris, L’Assiette au beurre, journal anarcho-syndicaliste, le caricature pendant 16 pages comme un brave nègre. Mais il est membre du Parlement, à part entière.
Est-ce qu’un vice-président du Parlement noir serait possible aujourd’hui ? Comment expliquer le reflux de la représentation politique des Noirs que nous avons connu par rapport au siècle dernier. Quand nous parlons aujourd’hui de diversité de la vie politique, il faut se souvenir que nous avons connu cette diversité, que nous étions, à cet égard, l’une des nations les plus avancées du monde. Et nous avons régressé. Le temps long nous sert pour comprendre qu’il y a eu des flux et des reflux, et que nous sommes peut-être une des générations qui connaît, en la matière, le plus grand reflux.
17 novembre 2011 | Par Joseph Confavreux
 
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