Avigail Abarbanel est née et a grandi en Israël. Elle a déménagé en Australie en 1991 et elle vit maintenant dans le nord de l’Ecosse. Elle travaille en tant que psychothérapeute et superviseur clinique en pratique privée et elle milite pour les droits des Palestiniens.

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« La Palestine n’existe pas ! (et n’existera jamais) » – Banderole sur les murs d’Al-Khalil/Hébron, quartier Tel Rumeida envahi par les colons juifs

Samedi dernier, j’ai assisté à une conférence sur le colonialisme de peuplement (1) israélien en Palestine, organisée par la Campagne de Solidarité Ecosse-Palestine (SPSC) à Edimbourg. Ce fut une journée émouvante et passionnante. Tous les intervenants ont reconnu, chacun à sa façon, que parler de colonialisme de peuplement en Palestine-Israël clarifie et simplifie le récit sur ce qui se passe réellement là-bas.

L’un des orateurs les plus captivants, Mahmoud Zawahra, s’est concentré sur l’idée de résistance et a parlé des nombreuses façons dont la résistance se manifeste dans la vie quotidienne en Palestine. A la fin de son discours, Zawahra nous a demandé de soutenir la résistance palestinienne non violente (2) de diverses façons : la résistance est vitale à notre survie lorsque quelqu’un tente non seulement de nous détruire physiquement, mais aussi d’effacer notre histoire et notre mémoire collective en anéantissant notre esprit même, notre culture, la mémoire de ce que nous vivons, et le récit de cette expérience.

J’ai quitté la conférence avec un fort sentiment de clarté et d’urgence. J’ai réalisé que parallèlement à nos efforts pour libérer les Palestiniens du colonialisme de peuplement israélien par le boycott, les désinvestissements et les sanctions (BDS) [Israël n’a rien à craindre des actions BDS, même s’il les dénonces, cela fait partie du « jeu ». Il va de soi que chacun se doit de boycotter cet Etat criminel; toutefois les responsables des associations qui affirment que le BDS peut stopper l’avancée d’Israël et stopper ses crimes, enduisent les gens en erreur. Lire Atzmon sur ce sujet, Ndlr] et d’autres moyens, nous devons aussi libérer notre langage. En fait, la libération de notre langage pourrait être la clé pour parvenir à la libération sur le terrain. Pour mobiliser l’opposition à Israël et donner notre coup d’accélérateur collectif une bonne fois pour toutes, il nous faut nous débarrasser des euphémismes et de la langue de bois, et appeler ce que fait Israël par son vrai nom, du « colonialisme de peuplement ».

Dans mes articles et mes entretiens, j’évite les mots « occupation », « conflit » et « paix ». Ces mots, dans le contexte de Palestine-Israël, ont longtemps sonné faux et mensongers. Les Israéliens favorables à la cause palestinienne utilisent énormément ces mots, et même les Israéliens sionistestraditionnels vivent avec eux assez confortablement. A l’extérieur d’Israël, la grande majorité des analystes et des commentateurs les utilisent fréquemment. Ils sont omniprésents dans les titres et le contenu des articles de penseurs progressistes, et dans les rapports des grands médias.

« Occupation », « conflit » et « paix » sont des mots paralysants qui nous éloignent de la « scène du crime » et nous entraînent dans la course folle aux « pourparlers de paix » – encore une autre phrase fictive et frauduleuse dans la réalité de Palestine-Israël. Lorsque le vocabulaire utilisé définit les problèmes de manière incorrecte, les solutions appliquées ensuite sont inappropriées ou erronées.

Ces trois mots sont pratiques et sûrs – en fait un outil efficace dans les guerres psychologique et de propagande d’Israël. Sur le front de la propagande, ils aident à obscurcir la réalité en essayant de nous dire que nous avons affaire à un « simple » cas d’occupation, à un conflit entre deux groupes égaux, et les conflits se terminent quand il y a la paix. Le mot « occupation » suggère également à tort que le problème en Palestine-Israëlremonte seulement à 1967. Comme Ilan Pappé nous l’a rappelé samedi, les occupations se terminent et les conflits peuvent être résolus par les discussions et les négociations. C’est ce que l’observateur le moins informé attend quand il ou elle entend ces mots. Les choses vont mal maintenant, et cela pourrait prendre un certain temps, mais parce que c’est une « occupation » et un « conflit », il y a toujours l’espoir d’une résolution « pacifique ». Faire croire aux gens que c’est seulement une question de temps est une tactique dilatoire importante et efficace d’Israël alors qu’il cherche à achever son projet colonial de peuplement.

Sur le plan psychologique, ces mots servent à leurrer le grand public à l’intérieur et à l’extérieur d’Israël et à paralyser un militantisme efficace. Beaucoup de bonnes personnes, ayant une conscience sociale et de l’empathie, m’ont dit, au fil des ans, qu’elles évitent d’exprimer leurs sentiments et leurs opinions au sujet de la Palestine-Israël parce qu’elles ont l’impression de ne pas comprendre ces questions suffisamment bien. « Ça semble si compliqué » est vraiment le leitmotiv. Nos dirigeants politiques, de tous bords, dans les pays occidentaux les plus influents, sont intellectuellement paresseux, malhonnêtes ou lâches. Et ce vocabulaire les aide à imposer cette paralysie et leur manque de volonté à faire ce qu’il faut et à soutenir les populations autochtones de Palestine peu à peu évincées par Israël. Si nous appelons un crime un crime, nous pouvons agir contre lui. Mais si nous disons que c’est autre chose, nous n’avons pas à agir, ou nous agissons d’une manière inadéquate.

Beaucoup de gens savent déjà que le langage est politique. Ce n’est pas une idée neuve. Le langage n’est pas seulement un outil innocent et neutre pour communiquer les uns avec les autres. La manière dont nous parlons des problèmes et le vocabulaire que nous utilisons, n’ »expriment » pas seulement notre perception de la réalité, il la « détermine » souvent. Le langage donne les paramètres de la discussion et marque les limites entre le dicible et l’indicible. Il assigne une identité distincte à des groupes et à des idées, et les distingue d’autres groupes et idées. Au fur et à mesure que notre compréhension des problèmes s’approfondit, notre vocabulaire fait de même, et au fur et à mesure que notre courage (ou notre frustration) grandit, nous saisissons l’indicible pour le rendre dicible. Nous pouvons dissoudre des groupes avec un changement de langage, et nous pouvons passer d’un groupe à l’autre en changeant de langage. Écouter le langage et la terminologie nous met en garde contre les « mauvaises » personnes, et nous permet de savoir qui nous devons écouter et qui nous ne devons pas, si tant est que nous ne voulons pas nous retrouver aux marges de nos groupes ou complètement dehors dans le froid. Il y a beaucoup d’exemples de tout cela dans la façon dont nous parlons de Palestine-Israël.

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 Abu Nawar au milieu des décombres de son village bédouin détruit par les forces isréaliennes à l’est d’Al-Quds, le 6 janvier 2016. ©AFP

Les projets de colonialisme de peuplement ne se contentent pas de s’approprier la terre et de supprimer les habitants existants. S’ils veulent vaincre leurs victimes, prendre ce qui leur appartient et commettre le crime en toute impunité, ils doivent aussi contrôler le langage utilisé pour parler de ce qui se passe. Les voix et les récits des peuples autochtones ont traditionnellement été plus faibles et moins présents que celles des groupes de colons (les raisons de cet état de fait sont le sujet d’un autre article et sont probablement déjà le thème d’écrits sur le colonialisme et le colonialisme de peuplement). Si ce n’était pas le cas, les populations indigènes auraient plus de succès dans l’expulsion des colons et dans la récupération de ses biens. C’est une des raisons pour lesquelles on dit que l’histoire est écrite par les vainqueurs. Mais ce n’est pas seulement l’histoire a posteriori, c’est aussi le récit au jour le jour qui est dicté par ceux qui colonisent et s’installent, et qui sont les plus puissants dans une histoire comme celle-ci.

En termes de langage et de narration, Israël nous a créé deux pièges efficaces. L’un est le « piège de l’antisémitisme » et l’autre est le « piège du particularisme ». Il est presque impossible de parler de Palestine-Israël sans se préoccuper, ou du moins sans mentionner l’antisémitisme. Israël a réussi à lier l’antisémitisme tant au soutien des Palestiniens qu’à la critique d’Israël. Non seulement on nous dit que critiquer Israël est antisémite, mais quiconque soutient les Palestiniens doit craindre d’être taxé d’antisémitisme. J’ai rencontré cette situation un nombre incalculable de fois au fil des ans. Les gens sont vraiment inquiets, et cela les empêche de dénoncer ou d’exprimer publiquement leurs sentiments. S’inquiéter de l’antisémitisme, en discuter ad nauseam, parvient à nous détourner [de] et à paralyser la lutte pour un changement de politique vis-à-vis d’Israël, et retarde toute action décisive au nom des Palestiniens.

Le « piège du particularisme » est encore plus insidieux. La psychologie de groupe juive israélienne est très similaire à la psychologie sectaire. L’une des caractéristiques des sectes est leur sentiment qu’elles sont spéciales et que tout ce qui les concerne, ce qu’elles sont, ce qu’elles croient, ce qu’elles font, et même leur destin, sont spéciaux. De plus, à cause de cette particularité, elles ne peuvent pas être jugées ou évaluées par les mêmes règles qui s’appliquent à tout le monde. Elles sont effectivement en dehors des lois de la société générale (oui, les sectes correspondent bien à la définition d’un trouble de la personnalité narcissique). L’Etat d’Israël voudrait nous leurrer et nous faire croire que ce qu’il fait en Palestine ne peut pas être jugé de la même manière et selon les mêmes règles que d’autres projets similaires. Le piège du particularisme ici est conçu pour continuer à nous faire croire que le peuple juif et l’Etat juif sont particuliers, et que les Palestiniens aussi sont particuliers. Nous sommes censés croire que les Juifs qui se sont installés et qui ont colonisé la Palestine ne sont pas comme tous les autres colonisateurs dans l’histoire, et que les victimes, les Palestiniens, ne sont pas comme les autres victimes dans l’histoire. Israëls’est acharné à nous faire croire que les Palestiniens sont un peuple « mauvais » qui mérite ce qui lui arrive, ou même qu’ils ne sont pas un peuple. La déshumanisation des Palestiniens est une longue histoire qui remonte au 19ème siècle.

Insister sur l’application de l’étiquette correcte sur ce que le sionisme est en train de faire en Palestine, à savoir du colonialisme de peuplement, libère notre langage des deux pièges. Cela nous libère de la confusion sur ce qui se passe réellement, et aussi de donner à Israël une dérogation spéciale. L’occupation est bien réelle, mais ce n’est pas le vrai problème. C’est seulement un outil dans le projet plus vaste de colonisation de peuplement juif en Palestine. Ce qu’on appelle « le conflit » est le résultat de la résistance d’un peuple autochtone à un groupe de colonisateurs. Il n’y a rien de spécial à propos du coupable et rien de spécial à propos de la victime. Parler de colonialisme de peuplement est parler d’un crime contre l’humanité par l’humanité. Ce n’est pas si compliqué.

Nous devons revenir à la même ligne de pensée qui a rendu Hannah Arendt si impopulaire en Israël. Couvrant le procès Eichmann à Jérusalem, elle a cherché à tirer des leçons universelles de l’holocauste plutôt que de le voir comme un cas particulier. Elle voulait comprendre ce qui peut amener des gens ordinaires comme Eichmann à être de connivence et à faciliter des actes aussi diaboliques contre leurs frères humains. Elle a reconnu que cela arrive tout le temps dans l’expérience humaine. Elle a parlé de la banalité du mal, et a appelé à l’élaboration d’un cadre plus solide du droit international pour couvrir les crimes contre l’humanité.

Mais Israël déteste l’idée que l’holocauste est juste un autre génocide, un autre crime contre l’humanité commis par l’humanité. Il a toujours refusé de permettre que son propre peuple et le monde extérieur apprennent de lui une leçon universelle. On apprend au peuple juif à voir l’holocauste comme un événement unique dans l’histoire humaine, et eux-mêmes contre les plus grandes victimes de l’histoire humaine. Comme l’historien Benny Morris l’a dit dans un entretien avec Ari Shavit pour le Ha’aretz en 2004, « Nous sommes les plus grandes victimes dans le cours de l’histoire et nous sommes aussi la plus grande victime potentielle. Même si nous opprimons les Palestiniens, nous sommes ici le côté le plus faible. » Les Israéliens juifs et beaucoup de juifs à travers le monde ont été conditionnés à croire que tout ce qui arrive à quelqu’un d’autre est pâle en comparaison à ce qui est arrivé aux juifs. Ceci aussi est commode, parce que cela signifie que si grandes que soient les souffrances qu’Israël inflige aux Palestiniens, elles ne seront pas pire que ce qui nous est arrivé. Moi aussi j’ai cru cela par le passé, et c’était une caractéristique de mon identité même.

Les Palestiniens ne souffrent pas d’un complexe de particularisme. Pour eux, il est acquis que le crime contre eux est une injustice terrible contre des êtres humains commise par d’autres êtres humains, indépendamment de qui ils sont. Beaucoup de Palestiniens avec qui je discute me demandent souvent avec une authentique perplexité pourquoi cela leur arrive. La plupart des Palestiniens sont sidérés par le manque d’action du monde à leur égard et par le soutien universel dont jouit Israël, face à de telles preuves écrasantes de la nature du crime contre eux.

Si nous voulons vraiment aider les Palestiniens, nous devons examiner notre vocabulaire, et nous ne devons faire aucun compromis. Nous pouvons protester tant que nous voulons, mais si nous continuons à utiliser des mots comme « occupation », « conflit » et « paix », nous ne faisons que jouer à l’intérieur des règles et des pièges qu’Israël a créé pour nous. Pour résister au paradigme, nous ne pouvons pas agir de l’intérieur, ou nous risquons d’être impuissants et inefficaces.

En science, quand une théorie ne correspond pas à la réalité empirique, la théorie doit changer ou disparaître. C’est une science mauvaise et frauduleuse que celle qui « truque » ou ignore les preuves juste pour garder une théorie que nous aimons, ou qui nous sert d’une manière ou d’une autre. Les preuves empiriques sur le terrain ne correspondent pas à une « occupation » ou à une théorie du « conflit », mais elles sont parfaitement adaptées au colonialisme de peuplement et tout le monde peut le voir.

Israël est un produit du projet colonial de peuplement en cours dont le début remonte à la fin du 19ème siècle avec la création du mouvement sioniste. En fait, le sionisme est un colonialisme de peuplement et quiconque soutient le sionisme soutient le colonialisme de peuplement. Pour être des militants efficaces afin de mettre fin au colonialisme de peuplement israélien, nous devons être de bons scientifiques et faire en sorte que le vocabulaire que nous utilisons, notre théorie, correspondent aux preuves. Tant que nous serons de mauvais scientifiques, nous permettrons activement que le crime contre l’humanité continue d’avancer, sans interruption et en toute impunité, jusqu’à sa terrible conclusion. C’est impardonnable.

Par Avigail Abarbanel | 19.08.2016

(1) Une colonie de peuplement est une colonie vers laquelle un État envoie des personnes (hommes, femmes et enfants), afin d’établir une présence pérenne et autonome et d’y bâtir une société. Dans le cas de la Palestine, la population occupante implante sa population civile dans un territoire occupé militairement dont elle pille les ressources et s’efforce par tous les moyens de faire disparaître la population autochtone. L’Algérie, colonisée par la France, était une colonie de peuplement (entre autres exemples) (NdT).
(2) ISM réitère son positionnement de soutien à toutes les formes de la résistance palestinienne. (NdT)

Article original: Mondoweiss

Traduction : MR pour ISM