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Syrte, une ville cossue fort bien tenue, avant l’intervention voulue par Sarkozy & BHL, en ruine


En prétextant une intervention humanitaire pour renverser Kadhafi, l’intervention de l’OTAN a miné la confiance et rendue beaucoup plus difficile toute coopération future

Il est rare en politique étrangère d’entendre une critique aussi dévastatrice que celle exprimée par la commission des Affaires étrangères du Parlement britannique fustigeant l’intervention militaire de 2011 en Libye. Le rapport Chilcot, qui a exposé avec une objectivité de médecin légiste les bévues de l’attaque contre l’Irak en 2003, avait certes donné le ton cet été, mais le rapport sur la Libye va encore plus loin, à plusieurs titres.

L’invasion de l’Irak s’est faite dans un contexte différent. L’opinion publique était en grande majorité contre ce qu’on connaissait des projets des gouvernements américain et britannique et, si quelques journalistes avaient honteusement fait fuiter de faux renseignements, il y avait eu un vif débat dans la plupart des médias sur l’opportunité de provoquer un changement de régime par la force et au moyen d’une ingérence étrangère.

Ce n’est pas ce qui s’est passé lors de la crise libyenne. L’instinct grégaire a pris le dessus, et les médias y ont joué un rôle prépondérant, en aiguillonnant les politiques pour qu’ils aient recours à la force militaire. À peine une douzaine de députés se sont prononcés contre cette campagne de frappes aériennes. En France, certains intellectuels hystériques de l’« intervention humanitaire » ont lourdement pesé dans la décision – Bernard-Henri Levy en tête, en suggérant des amalgames sans fondement avec Srebrenica et le Rwanda.

La guerre aérienne fut déclenchée quand on a prétendu que les forces de Mouammar Kadhafi, qui avançaient sur la ville orientale rebelle de Benghazi, allaient massacrer massivement les civils si personne n’arrêtait leur progression. Des journalistes sur le terrain n’ont pas vérifié ces alarmantes prédictions, comme ils auraient dû. Or, comme les experts renommés de la Libye, Alison Pargeter et le professeur George Joffe, l’ont souligné dans leur argumentaire brillamment défendu devant la commission des Affaires étrangères, les rapports sur les récents événements donnaient à penser qu’il fallait prendre la direction opposée.

Voici ce qu’en dit Alison Pargeter :

« Kadhafi avait déjà repris d’autres villes à l’est – Ajdabiya, par exemple – où aucun massacre à grande échelle n’avait été à déplorer. En réalité, la première réaction du régime après le soulèvement parti de Benghazi, fut de tenter une politique de la main tendue et d’apaiser certains des rebelles. Kadhafi envoya à Benghazi son fils Saadi, porteur de nombreuses promesses d’aide au développement – ce qui revenait à les supplier d’arrêter. Saif al-Islam plaida sa cause avec certains prisonniers islamistes qu’il avait libérés de prison au cours des deux dernières années. En geste d’apaisement, il remit également en liberté d’autres prisonniers islamistes. Donc, je ne dispose d’aucune preuve qu’il se préparait à un massacre généralisé. À mon avis, ce n’était même pas son intérêt non plus, car il se serait alors aliéné beaucoup de tribus à l’est de la Libye. »

Un improbable massacre annoncé

Joffe a présenté des preuves tirées d’une crise antérieure :

« Kadhafi avait par le passé, adopté des comportements qui laissaient prévoir comment il allait effectivement réagir. Revenons aux bombardements américains contre Benghazi et Tripoli dans les années 1980 : loin d’essayer d’éliminer à l’est, en Cyrénaïque, les menaces contre son régime, Kadhafi passa six mois à essayer de pacifier les tribus qui s’y trouvaient. On a des preuves qu’il était bien conscient de l’instabilité de certaines régions du pays et se savait impuissant à les contrôler par la seule violence. C’est pourquoi il aurait sans doute réagi, en fait, avec beaucoup de modération, cette fois-là aussi ».

Autre preuve supplémentaire : la commission des Affaires étrangères cite le nombre de morts et de blessés à Tripoli et Misrata début 2011, avant les rumeurs de massacre à Benghazi, en soulignant qu’à peine 1% de femmes et d’enfants se trouvaient parmi les victimes. Il conclut donc :« Cette écart entre le nombre d’hommes et de femmes parmi les victimes suggère que les forces du régime Kadhafi ciblaient avant tout des combattants, des hommes, impliqués dans le contexte d’une guerre civile, et n’ont jamais attaqué des civils sans discrimination. Plus largement, s’il est vrai que Mouammar Kadhafi a commis pendant quarante ans d’effroyables violations des droits de l’homme, on n’a jamais pu lui reprocher d’attaques à grande échelle contre des civils libyens ».

En dépit de ces faits, les quelques analyses qui remettaient en question l’éventualité d’un massacre imminent ont été noyées sous le flot de celles qui préconisaient une intervention. Les faucons se sont emparés d’un discours de Kadhafi dans lequel il exprimait des menaces tonitruantes : « Je vais les traquer, une rue après l’autre », et prétendu qu’ils tenaient là la preuve de l’imminence d’un bain de sang.

William Hague, ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni à l’époque, a expliqué devant la Commission que Kadhafi avait « annoncé son intention » de se venger sur la population de Benghazi. Ses conseillers, ainsi que la plupart des journalistes en Libye, ont commodément oublié ou carrément supprimé la phrase d’ouverture du discours dans lequel le dirigeant libyen menaçait, à les croire, de commettre un massacre. Or, il avait commencé par dire, « Je vais m’en prendre aux barbus », prouvant ainsi qu’il visait les rebelles islamistes, pas la population civile.

Présence islamiste ignorée

En effet, les décideurs britanniques et français qui ont poussé en faveur d’une intervention militaire ont ignoré que des combattants islamistes armés, issus de groupes de miliciens bien établis, dont certains avaient combattu Kadhafi pendant des années, avaient infiltré les rebelles. Autre fait accablant : la commission des Affaires étrangères rapporte qu’elle avait alors demandé à Liam Fox, à l’époque secrétaire d’État à la Défense britannique, s’il était au courant que des militants islamistes s’étaient fondus parmi les rebelles. Il répondit qu’il « ne se souvenait pas avoir eu sous les yeux quoi que ce soit allant dans ce sens ».

Sa réponse, ainsi que le ton d’une grande partie de la couverture médiatique de l’époque, révèle une tendance à idéaliser la rébellion, en la mettant sur le même pied d’égalité que le fameux « pouvoir du peuple » qui avait tant captivé les journalistes et les observateurs moins proches des manifestations à Tunis et au Caire, début 2011. Que la lutte contre Kadhafi en Libye soit rapidement devenue une rébellion armée, aurait dû piquer la curiosité des étrangers. Ils auraient dû voir que la Libye était depuis longtemps déchirée par des conflits tribaux et régionaux et que la société libyenne n’avait rien à voir avec celles d’Égypte et de Tunisie. De même, en Syrie, nombre d’analystes des médias et conseillers gouvernementaux ont mis un temps infini à reconnaître que les forces anti-Assad ne comptaient pas seulement de jeunes militants de la société civile, mais comprenaient aussi des islamistes de la ligne la plus dure, dont les intentions trahissaient le plus borné des sectarismes.

La triste réalité est que les faucons britanniques et français n’ont pas été les seuls à se tromper sur la situation en Libye. Les Américains ont commis la  même erreur : ils autorisèrent les attaques aériennes et y participèrent même, bien qu’ils aient, une fois Kadhafi renversé, laissé au Royaume-Uni et à la France le soin d’organiser ensuite la campagne de propagande.

La Russie et la Chine ne sont pas non plus exemptes de reproches : elles se sont abstenues au sujet de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU autorisant la guerre aérienne en Libye : c’est peut-être pour des motifs de realpolitik qu’elles ont souhaité ne pas opposer leur veto à une démonstration de force par l’Occident, car, contrairement aux frappes en Irak, celles-ci avaient le soutien de la Ligue arabe.

Mission partie à la dérive ou tromperie délibérée ?

On ne sait toujours pas si les frappes aériennes ont été conçues pour provoquer un changement de régime ou si elles ne constituaient, comme initialement indiqué, rien de plus qu’une tactique géographiquement limitée pour protéger Benghazi, sur le modèle de la no-fly zone au nord de l’Irak, imposée par les États-Unis, le Royaume-Uni et la France (mais jamais autorisée par l’ONU) en 1991. La commission des Affaires étrangères estime que ce passage au changement de régime fut une dérive « opportuniste » de la mission initiale.

Ceux qui se souviennent de la façon dont les États-Unis ont, en 2001, instrumentalisé les rebelles de l’Alliance du nord pour en faire, sur le terrain afghan, des fantassins contre les talibans – tandis que pleuvaient les missiles et les bombes américaines – seront tentés de penser le changement de régime était bien à l’ordre du jour dès le début de l’intervention. Les Russes ont ensuite fait valoir qu’ils avaient été trompés par les gouvernements occidentaux, eux qui avaient prétendu n’engager qu’une intervention limitée. C’est cela, disent-ils, qui explique leurs réticences à autoriser des actions « humanitaires » similaires contre le gouvernement en Syrie.

L’intervention en Libye changea la donne. Elle a gâché le seul moment, ces dernières années, où existait entre les puissances un large consensus sur l’utilisation de la force contre un État souverain [un consensus sur une intervention militaire criminelle que l’auteur semble regretter, ndlr].

On peut également déplorer qu’une fois obtenu le changement de régime, les puissances qui s’étaient alliées pour le provoquer n’ont pas fait grand-chose pour aider les Libyens à reconstruire leur pays. Encore une leçon de la guerre en Irak dont personne ne s’est souvenu.

Jonathan Steele | 20 septembre 2016

Jonathan Steele est correspondant à l’étranger et auteur d’études largement acclamées de relations internationales. Il était le chef du bureau du Guardian à Washington à la fin des années 1970, et chef de leur bureau à Moscou lors de l’effondrement du communisme. Il a fait ses études dans les universités de Cambridge et de Yale, et a écrit des livres sur l’Irak, l’Afghanistan, la Russie, l’Afrique du Sud et l’Allemagne, y compris « Defeat : why America and Britain lost Iraq » (Défaite : pourquoi l’Amérique et la Grande-Bretagne ont perdu l’Irak) (IB Tauris, 2008) et « Ghosts of Afghanistan : the haunted battleground » (Fantômes d’Afghanistan : le champ de bataille hanté)  (Portobello Books 2011).

Article original traduit par dominique@macabies.fr

Source: MEE