Prof Félix TANO : « Aucun argument sérieux ne s’oppose au retrait des pays africains de la CPI »

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professeur Félix TANO,

professeur Félix TANO,

Windhoek, la capitale de la Namibie, a abrité les 14 et 15 juin 2016 un colloque sur le thème « la Cour Pénale Internationale et l’Afrique : les pays africains doivent-ils se retirer de la cour ? ». Cette rencontre qui a réuni plus d’une vingtaine d’universitaires, a aussi évoqué certaines situations pendantes devant la CPI, comme celle de la Côte d’Ivoire. A son retour de voyage, nous avons joint le professeur Félix TANO, un des participants au colloque, pour faire le point des échanges et recueillir ses impressions.

Vous venez de participer à un colloque sur la CPI qui a réuni des participants venus de plusieurs pays. On serait tenté de vous demander si, cette CPI tant décriée, a encore des partisans ?

Dans sa formule actuelle, je ne crois pas que la CPI compte encore des partisans. Je n’ai entendu aucun intervenant défendre, bec et ongle, cette institution dans son fonctionnement actuel. Tous ceux qui lui trouvent encore un intérêt, pensent qu’elle devrait être réformée sur la base des critiques qui lui sont adressées, afin de corriger ses faiblesses actuelles. Ils militent donc pour une révision de certaines dispositions du Statut de Rome.

Quelles sont les faiblesses de la CPI qui ont été évoquées ?

Ces faiblesses sont mieux connues maintenant grâce aux nombreuses publications très critiques sur la CPI, particulièrement les trois ouvrages déjà consacrés à l’affaire Laurent Gbagbo à la CPI, et aussi « déni de justice, la réalité de la CPI » de David Hoile (Grande Bretagne), dont la communication a particulièrement mis l’accent sur cet aspect des choses.

Pour l’essentiel, il a soutenu que la CPI n’est pas une cour internationale, mais plutôt une cour européenne ; elle n’est pas indépendante financièrement, étant financée à plus de 70% par les pays de l’Union européenne. Elle est utilisée pour des objectifs politiques et diplomatiques, pour assouvir les intérêts de l’impérialisme occidental, comme le montrent suffisamment les cas de la Côte d’Ivoire, du Soudan et de la Libye. Elle est utilisée contre les africains, et particulièrement les patriotes africains qui résistent à l’impérialisme et néglige de poursuivre les atrocités commises par ses agents déstabilisateurs, rebelles et autres. Ce n’est donc pas une cour impartiale. Bref, selon son constat « la CPI n’est pas l’institution adéquate pour les africains ».

Elle est qualifiée de cour européenne, alors que, justement, au cours de ce colloque, une communication a porté sur « la CPI, une cour africaine ».

Effectivement, il s’agissait de la communication du prof Nico Horn (Namibie) qui tendait à montrer que l’Afrique est présente dans cette cour à différents niveaux. Les Etats africains y sont les plus nombreux (34 membres), le Président de l’Assemblée des Etats parties, le procureur, des juges et des membres du bureau du procureur sont africains. Et puis, la majorité écrasante des affaires qui y sont jugées y ont été transférées à l’initiative d’Etats africains, etc.

Mais, ces réalités ne doivent pas occulter le fait que ce sont des occidentaux qui y tiennent les positions les plus nombreuses, que le financement des enquêtes dépend de leur bon vouloir et qu’ils y sont plus qu’influents.

D’ailleurs, à quoi sert-il d’avoir une procureure et des membres de son bureau africains si, en lieu et place des enquêtes que ce procureur devrait conduire, elle se contente des rapports des ONG des droits de l’homme qui, eux sont aux mains des occidentaux, ou encore des articles de presse de partis dirigés par des féaux de l’impérialisme ? A quoi sert-il, pour les africains, d’être les plus nombreux, s’ils doivent agir en rang dispersé alors que les Etats de l’Union Européenne, par leur organisation interne, se comportent pratiquement comme un seul Etat ? C’est d’ailleurs le lieu d’indiquer qu’à propos de la CPI, les Etats de l’Union Européenne ont adopté une position commune qui encourage les autres Etats à adhérer au Statut de Rome. A cet effet, une clause a été insérée dans les accords UE-ACP qui, selon des analystes, aboutit pratiquement à un chantage financier pour obliger les Etats ACP à adhérer à la CPI. Les pays de l’Union Européenne ont donc une mainmise parfaite sur l’institution.

Ce colloque devrait examiner la question de savoir si les Etats africains doivent mettre fin à leur adhésion à la CPI. Y-a-t-il des partisans du maintien de l’Afrique à la CPI ?

L’objectif du colloque n’était pas d’aller se compter. Et d’ailleurs, comme l’a reconnu le prof Boyce Wanda (Namibie), « il n’y a aucun doute que l’opinion est contre le maintien de l’Afrique à la CPI ». Il s’agissait plutôt de faire le point des idées en la matière. Même quand elles sont minoritaires, il faut les entendre, les analyser et juger de leur pertinence. Donc, oui, il y a des partisans du maintien des Etats africains à la CPI.

Quels arguments fondent leur position ?

Les partisans s’appuient sur les grands et nobles objectifs du Statut de Rome et la nécessité de punir les crimes de masse, les mécanismes juridiques mis en place (la complémentarité, les règles de saisine), sur l’absence d’alternative crédible en Afrique, etc.

Mais, je voudrais tout de suite souligner que ce ne sont pas les objectifs affirmés dans le statut de Rome qui sont contestés. La répression des graves crimes contre l’humanité et les atrocités qui défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine est un objectif partagé par tous.

Mais c’est parce que ces nobles objectifs ont été dévoyés par la CPI elle-même, que les partisans d’un retrait se multiplient. Par exemple, elle refuse de poursuivre les crimes de l’impérialisme, qu’ils soient commis par les pays occidentaux directement ou indirectement, par le biais des rebelles locaux qu’ils financent, comme en Côte d’Ivoire.

Et, lorsque vous vous rappelez que les interventions des européens à travers l’histoire ont toujours été justifiés par de grands principes et idéaux, vous vous rendez compte de la supercherie. En effet, ce sont les mêmes qui, sous prétexte d’apporter la civilisation à l’Afrique, l’ont colonisée. Ce sont les mêmes qui, sous prétexte des droits de l’homme, pratiquent l’ingérence humanitaire, et qui sont prétexte de démocratie, pratiquent l’ingérence électorale, en allant jusqu’à remplacer avec une violence inouïe un président élu, par leur suppôt et fidèle serviteur.

Du reste, il faut maintenant éviter de juger la Cpi en s’arcboutant sur son Statut fondateur, les objectifs qu’il contient et les mécanismes institutionnels sur lesquels elle repose. Près de 15 ans après la création de l’institution, les analyses devraient maintenant porter sur ses actes posés par la CPI à travers son fonctionnement concret et les affaires qu’elle a eu à traiter.

A ce propos, qu’est-ce que les animateurs ont fait de l’instrument qui leur a été confié pour sortir le monde des atrocités ?

Dans la mise en œuvre du Statut de Rome, la CPI est devenue autre chose qu’une cour qui recherche la justice. Elle est manipulée par les pays occidentaux. Dans une démonstration très magistrale, Dr Artwell Nhematchena (Zimbabwe), a montré dans une analyse sociologique, comment certaines institutions, paradoxalement instaurent une injustice et une forme de violence, alors qu’elles devraient justement lutter contre ces maux, et comment elles perpétuent l’impérialisme occidental, sous une forme différente. La CPI en fait partie.

A cet effet d’ailleurs, les deux communications qui ont porté sur la Côte d’Ivoire étaient suffisamment éloquentes. Ma communication a justement montré l’intrusion flagrante de la France non seulement dans le transfèrement du président Laurent Gbagbo à la CPI, mais aussi dans sa chute. Quant à celle du prof Gnaka Lagoké (Etats-Unis), elle évoquait la discrimination dans les poursuites, dans la mesure où les rebelles, dont les massacres, particulièrement le génocide wè, ont été suffisamment documentés, n’ont pas jusqu’à ce jour, fait l’objet de poursuites.

Actuellement, la Cpi n’est rien d’autre qu’une arme de domination, que les européens  » utilisent … pour mettre en place les dirigeants de leur choix en Afrique et éliminer ceux qu’ils n’aiment pas », selon le constat lucide du Président Yoweri Museveni (Ouganda).

Alors, faut-il désespérer de l’humanité ? N’y-a-t-il pas de solutions idoines aux crimes de masse et aux massacres perpétrés tout au long de l’histoire, à travers le monde ?

C’est la question de l’alternative à la Cpi qui se trouve ainsi posée. Les réformistes pensent pouvoir trouver leur salut dans une CPI réformée.

Personnellement, je ne pense pas qu’il y ait une alternative crédible à l’intérieur du mécanisme institutionnel issu de la deuxième guerre mondiale (ou qui lui est rattaché), qui est dominé par les vainqueurs de cette guerre, la loi du plus fort. N’oublions pas que le procès de Nuremberg était lui-même l’expression d’une « justice des vainqueurs ». C’est la même logique qui a présidé à la création du Tribunal pénal international ad hoc pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Souvenons-nous que le président yougoslave Slobodan Milosevic avait été accusé de « nettoyage ethnique du Kosovo » par l’’OTAN (Organisation du traité de l’atlantique nord) qui, d’abord, lui déclara une « guerre humanitaire » dont elle sortit victorieuse, avant de le traduire devant le TPIY. Mais après des années d’audience, le Procureur ne parvînt pas à démontrer l’existence d’un projet d’extermination et dut admettre que le génocide d’un demi-million de Kosovars n’était qu’un artifice de propagande. Pourtant, le 11 mars 2006, Slobodan Milosevic a été retrouvé mort dans sa cellule du TPIY, mettant fin de facto à son procès.

La Cpi n’échappe pas à cette logique du plus fort et la situation de la Côte d’Ivoire en est l’illustration la plus parfaite. Pour la défense de ses propres intérêts, la France a réussi à entraîner l’Union Européenne et d’autres membres de la communauté internationale (Etats-Unis) dans une guerre coloniale pour faire chuter un Président élu (Laurent Gbagbo) et le traduire devant la CPI. En réalité, la justice n’a servi que d’alibi. Il n’existe d’autre droit que celui du plus fort. C’est cette vision du monde que la CPI traduit dans les faits. C’est pure illusion que d’en attendre autre chose.

Alors, d’où peut venir le salut ?

Le professeur John Baloro (Namibie) a passé en revue un certain nombre d’institutions qui ont déjà été expérimentées dans le passé et qui pourraient être des alternatives à la CPI. S’y retrouvent les tribunaux nationaux, les tribunaux ad hoc comme ceux du Rwanda, de la Sierra-Leone ou dans l’affaire Habré, les cours régionales instituées au sein des communautés d’intégration économiques, les commissions vérité et réconciliation et enfin la cour continentale africaine.

Comme vous pouvez vous en douter, ces solutions possibles n’ont pas la même signification et la même portée. Mais en les revisitant, il y a possibilité de suggérer un mécanisme institutionnel qui prenne en compte certaines préoccupations : dépasser le cadre national devant la complexité de certains problèmes, éviter de démultiplier les institutions interafricaines et intégrer dans cette approche une structure d’alerte et de conciliation avant de passer à la phase répressive. C’est pourquoi je pense que le cadre africain continental paraît plus indiqué pour cette institution qui devrait avoir plusieurs chambres.

Une telle approche n’a pas l’assentiment des réformistes comme vous les appelez, car, disent-ils, l’Afrique éprouve des difficultés à financer les institutions panafricaines. Ont-ils tort ?

S’ils devraient avoir raison, alors ce serait à désespérer de tout. Figurez-vous que les Etats africains éprouvent eux-mêmes des difficultés de financement de leurs dépenses publiques. Faudrait-il supprimer ces Etats ? Quant aux Etats et institutions des pays développés, l’actualité nous fait état régulièrement des difficultés financières auxquelles ils sont confrontés et des mesures de rigueur prises pour y remédier. Et puis, réfléchissons un peu, si l’Afrique est l’objet de tant d’attention, je dirai même de convoitises depuis des siècles, n’est-ce pas parce qu’elle est capable de générer des revenus ?

Alors, il faut sortir de ce carcan psychologique qui nous a fait perdre toute confiance en nos possibilités. Non, je ne pense pas que les difficultés financières soient insurmontables.

Pour votre mot de fin, pourriez-vous nous dire ce qu’il faut retenir d’essentiel après ce colloque ?

Je pense que l’idée d’un retrait des pays africains fait son chemin. Elle a même commencé avec la Namibie. Et les attitudes de défiance de certains Etats à l’égard de la CPI, peuvent être interprétées comme entrant dans cette logique, en attendant certainement une résolution de l’Union africaine qui en fixerait peut-être les modalités. Cette perspective est d’autant plus sérieuse que les rares voix discordantes ne reposent pas sur des arguments solides.

Peut-être que ce retrait ne sera pas total, car, l’Afrique, en tant que telle, n’étant pas membre de la Cpi, les adhésions et les retraits relèvent de la souveraineté de chaque Etat. Mais, le seul retrait des Etats progressistes d’Afrique, feraient perdre toute sa crédibilité à cette institution et du coup aussi, son intérêt, y compris pour les occidentaux.

Et je voudrais ajouter que, même les réformistes ne sont pas contre cette perspective. Mais, disent-ils, si ce retrait doit se faire, ce devrait être dans l’intérêt des peuples africains, ces paysans, ces travailleurs et ces villageois qui souffrent des violences perpétrées par le pouvoir exercé par d’autres africains. Et, si l’Afrique devrait avancer vers une cour alternative, il faut qu’elle revienne sur certains choix faits à Malabo qui exclut de poursuivre les chefs d’Etat en exercice, et qu’elle prenne le temps de créer une cour viable et réellement indépendante.

Propos recueillis par E. Kamagaté

Source: Le Temps N° 3817 du Lundi 27 Juin 2016