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29 mars 2024

DU BOUGNOULE AU SAUVAGEON — voyage dans l’imaginaire français


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les 7 du quebec

DU BOUGNOULE AU SAUVAGEON — voyage dans l’imaginaire français
par Ysengrimus

L’ouvrage de René Naba, Du bougnoule au sauvageon — voyage dans l’imaginaire français, (l’Harmattan, 2002, 152 p) fournit un excellent panorama descriptif de la France à l’aube du grand exercice autocritique qui l’attend désormais, sur un vaste ensemble de questions sociales et sociétales, notamment sur son rapport aux descendants et descendantes de son ancienne piétaille coloniale. Résumons le travail de monsieur Naba.

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Note liminaire: Le contexte historique

Par deux fois en un même siècle, phénomène rarissime dans l’histoire, ces soldats de l’avant, les avant-gardes de la mort et de la victoire, goumiers Algériens, spahis Marocains, tirailleurs Tunisiens, Sénégalais et Soudano-nigériens, auront été embrigadés dans des conflits qui leur étaient, étymologiquement, totalement étrangers, avant d’être rejetés, dans une sorte de catharsis, dans les ténèbres de l’infériorité, renvoyés à leur condition subalterne, sérieusement réprimés aussitôt leur devoir accompli, comme ce fut le cas d’une manière répétitive pour ne pas être un hasard, à Sétif (Algérie), en 1945, cruellement le jour de la victoire alliée de la seconde Guerre Mondiale, au camp de Thiaroye (Sénégal) en 1946, et, à Madagascar, en 1947, sans doute à titre de rétribution pour leur concours à l’effort de guerre français.

La note liminaire s’intéresse à la signification historique et à l’évolution sémantique et étymologique du mot et du concept de bougnoule. Manifestation de condescendance et de familiarité, le terme saute de race en race et ne sert jamais qu’à construire l’autre. Un principe demeure, capital, fatal, criminel même. L’apport historique déterminant du bougnoule (notamment dans les guerres mondiales) est nié, occulté, oublié. Pourtant sa présence dans les replis les plus intimes de l’imaginaire français est immense.

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Chapitre I — Les colonies, avant-goût du paradis ou arrière-goût d’enfer?

Symboles oubliés de l’époque coloniale, totalement refoulés de la mémoire collective occidentale alors qu’elles auront suscité l’engouement de millions de spectateurs aussi bien à Paris qu’à Londres, à Hambourg et New York et même à Moscou, «étape majeure du passage progressif d’un racisme scientifique à un racisme populaire», les «exhibitions anthropozoologiques», en mettant en perspective la «spectacularisation de l’autre» par un savant dosage d’individus exotiques et de bêtes sauvages, auront donné naissance à bien des stéréotypes encore en vigueur à l’époque contemporaine. Ils contribueront ainsi puissamment à façonner l’identité occidentale et l’imaginaire des Occidentaux.

Le boy colonisé porte le fardeau de l’homme blanc. Il le fait avec une ardeur si déterminante que les zoos humains pullulent en Europe, pendant la période coloniale, et servent de légitimation scientifique à l’invasion et au pillage d’un continent. La dimension cruciale des coloniaux se manifestera à travers l’aveu froid et impavide des cotations boursières des travailleurs coloniaux, un peu comme on coterais un bétail ou de la machinerie. Fait curieux, l’indochinois est coté au plus bas (et le caucasien au plus haut). La revanche de l’indochinois et des peuples coloniaux rebondira dans la puissance, l’habilité et l’intelligence des luttes anticoloniales. Ce sera alors la cotation des coloniaux qui se trouvera, elle-même, promptement décotée.

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Chapitre II — La France et le phénomène exogène: l’être et le néant

L’indépendance de l’Algérie en 1962 sonne le glas de l’idée impériale en France. Les accords franco-algériens d’Evian le 18 mars 1962 en même temps qu’ils aménagent l’indépendance de l’Algérie mettent fin à cinq siècles d’aventures coloniales. «De Dunkerque à Tamanrasset», la France est réduite désormais «de Dunkerque à Menton». Elle se tourne vers l’Europe et tourne en même temps le dos à son empire colonial, limitant aux relations institutionnelles et aux relations d’affaires ses rapports à l’outremer.

Comme subitement, le phare colonialiste s’éteint. On semble passer de l’être colonial au néant colonial. Le ci-devant étranger désormais, c’est un travailleur immigré. Et son option migratoire, il va la sentir passer. On entend désormais faire suer le burnous. La France se modernise, et, aussi, se tertiarise. La façon qu’elle a de se fantasmer elle-même se rajuste. Désormais, selon une formule consacré, on a pas de pétrole mais on a des idées. La fascination pour les secteurs tertiaires et quaternaire place encore l’immigré dans un enclos à part. Il sue dans son burnous tandis que son compatriote hexagonal cogite les phases subséquentes..

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Chapitre III — La Politique des égards

Première puissance continentale de l’Europe, au début du vingtième siècle, à un moment où l’Europe était le centre du monde, la France sera relégué au neuvième rang des puissances mondiales à l’horizon de l’an 2017, dont la dégradation de sa notation économique de triple A à double A en est le signe précurseur. Sans doute imputable à la montée en puissance des grands ensembles (Chine, Inde), à la perte de son empire, cette relégation est tout autant imputable aux déboires militaires français ininterrompus depuis plus d‘un siècle, de la défaite de Waterloo (1815) à la défaite de Fachoda, de l’expédition du Mexique (1861-1867) à l’expédition de Suez (1956), de la capitulation de Sedan (1870), à la capitulation de Montoire (1940) à la capitulation de Dien Bien Phu (1954), du coup de Trafalgar au sabordage de Toulon (1942), aux déboires économiques, du Crédit Lyonnais, d’Elf Aquitaine, à France Télécom, au Gan à Dexia, aux marchés d’Île de France et aux frais de bouche.

Les tentatives d’initiatives de la France prennent de plus en plus la forme d’un ensemble confus de tataouinages incohérents. Rien ne marche. Le Liban est approché dans la confusion. On passe sans le vouloir de la Grande Syrie à la Syrie mineure. Sous Sarkozy, on inflige un double camouflet retentissant à la Turquie en lui barrant l’entrée de l’Europe tout en lui imposant de rester dans l’OTAN. Toute la dynamique de ces séquences de dérives est le corollaire lancinant du déclassement de la France dans la hiérarchie des puissances. La France n’a plus la touche. Son rendez-vous post-colonial se pose un lapin à lui-même, en permanence.

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Chapitre IV — L’Europe face au fait migratoire arabo-musulman

Premier pays européen par l’importance de sa communauté musulmane, la France est aussi, proportionnellement à sa superficie et à sa population, le plus important foyer musulman du monde occidental. Avec près de cinq millions de musulmans, dont deux millions de nationalité française, elle compte davantage de musulmans que pas moins de huit pays membres de la Ligue arabe (Liban, Koweït, Qatar, Bahreïn, Émirats Arabes Unis, Palestine, Îles Comores et Djibouti). Elle pourrait, à ce titre, justifier d’une adhésion à l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI), le forum politique panislamique regroupant cinquante-deux États de divers continents ou à tout le moins disposer d’un siège d’observateur.

En dépit de tous les avatars de la France, un nouveau paradigme s’installe. Le bougnoule d’autrefois pourrait parfaitement devenir un compagnon solide de l’espoir français de tenir tête à l’hégémonisme anglo-américain. Une donnée cruciale ici, c’est la donnée linguistique. La langue française recule à l’échelle du monde, devant les langues anglaise et espagnole. Mais la langue arabe avance. Toute une reconfiguration se met en place dans l’avancée post-coloniale. La France et l’Europe ont une carte arabo-musulmane à jouer. Sauront-elles la tirer du jeu?

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Chapitre V — France Colonies: La France schizophrène?

Que d’infamies auront été lavées par l’abnégation d’un Albert Schweitzer, le bon médecin de Lambaréné au Gabon. Que d’avanies gommées de la mémoire par l’humilité d‘un Raoul Follereau, le grand frère des lépreux au Sénégal. Que de dérives mortifères de la Françafrique, une des formes les plus élaborées du pacte de corruption des élites à l’échelle transcontinentale, auront été compensées par le dévouement de René Dumont, l’ancêtre de l’écologie moderne, pourfendeur précoce du pillage du tiers monde et du gaspillage des ressources de la planète. […] Hors des sentiers battus, loin des coteries de la société des biens pensants, ces perturbateurs excentriques auront creusé le sillon de la société française et ancré l’humanité de la France dans l’imaginaire du monde, en dépit de bien nombreuses turpitudes.

De par son fonctionnement et sa destiné historique, la France a toujours su faire preuve de sens dialectique. Produisant le pire et le meilleur, aussi éclairée que corrompue, elle a fait travailler la contradiction critique au sein de son action organisatrice, tant nationale que coloniale. Le besoin d’un tel sens critique objectif se fait, de nos jours, sentir plus que jamais car la France est à la recherche d’un second souffle et c’est peut-être cette sorte d’aptitude autocritique immanente, résultat mental fatal des grands soubresauts de l’histoire, qui lui permettra de se ressaisir. L’honneur de la France ne sera pas de refuser un combat, mais de livrer un combat sans jamais offenser la dignité humaine. Sa grandeur ne sera pas de mutiler ou de rabaisser les autres mais de se hisser au niveau du meilleur des autres et l’exception française qu’elle brandit devra se vivre non comme un passe-droit, mais comme une exigence de l’excellence.

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Chapitre VI — L’identité française en mutation

Bien que les peuples du tiers-monde n’aient jamais cultivé une idéologie victimaire, et que leurs ressortissants en France n’en aient jamais fait usage dans leur combat pour leur acceptation, la repentance devrait englober les victimes muettes, les alliés de la période coloniale, les peuples colonisés d’outremer, qui, paradoxalement, à deux reprises en un siècle, ont fortement contribué à la libération de leur colonisateur dans des guerres qui leur étaient totalement étrangères, les deux guerres mondiales (1914-18, 1939-45), avant d’être sérieusement réprimés à Sétif (Algérie), au camp de Thiaroye (Sénégal) et à Madagascar, sans doute à titre de rétribution pour leur concours à l’effort de guerre français.

La France bariolé est une réalité. Elle peut se définir au sein de la modernité. Elle a des faiblesses mais elle a aussi des atouts. Démographiquement, elle a besoin de l’immigration. Sa politique restrictive sur cette dernière ne tient pas compte de la baisse de fécondité et du vieillissement de la population. L’Arabe, pour sa part, n’est pas le dépositaire de tous les maux. La France doit le revaloriser, de façon à en venir à stabiliser sa compréhension de l’apport de l’immigré, notamment au plan de l’héritage historique (il n’y avait ni quotas, ni seuils de tolérance ni masse critique pendant le grand afflux d’Arabes en France des guerres mondiales). La culture arabe est un enrichissement objectif et futuriste de la France. Loin de constituer un péril, le développement de l’enseignement de la langue arabe pourrait favoriser l’émergence d’une nouvelle génération de citoyens biculturels, en mesure d’être des têtes de pont entre les deux rives de la Méditerranée.

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Chapitre VII — Les oubliés de la République

La France qui se refuse aux statistiques ethniques comme contraires aux principes fondateurs de la République française (Égalité et Fraternité), est, en fait, un ferme partisan de cette pratique discriminatoire dans la rétribution de ses anciens combattants d’origine non française, et, même au-delà, dans la mobilité sociale des diverses composantes de la société française.

La pension d’un ancien combattant «basané» est éminemment et fondamentalement un salaire ethnique, inique et cynique. Mis en contraste face à la contribution globale des colonies à l’effort de guerre français cette pension est une véritable infamie. «Les oubliés de la République» portent bien leur nom et le sort qu’on leur fait encore aujourd’hui atteste indubitablement la permanence d’une posture raciste. Parler du rôle positif des colonisés par rapport à leur colonisateur c’est fatalement entrer dans le ventre d’un fort cuisant paradoxe. Jamais pays au monde n’a été autant que la France redevable de sa liberté aux colonies, jamais pays au monde n’a pourtant autant que la France réprimé ses libérateurs souvent de manière compulsive.

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Épilogue: Manhattan Transfer, au cœur du sanctuaire américain

Comparable par son retentissement et sa portée symbolique au sac de Jérusalem (1099) et de Constantinople (1204), dont il constituerait dans l’imaginaire du fondamentalisme arabo-musulman sa réplique millénaire, le «mardi noir» américain du 11 septembre 2001 n’est pas le détonateur de la première guerre moderne du vingt-et-unième siècle, mais le dernier avatar colonial du vingtième siècle et les bombes humaines volantes qui ont percuté les symboles économiques et militaires de l’hyper puissance américaine, —le Pentagone à Washington et les tours jumelles du World Trade Center à New York—, n’étaient pas propulsées par du kérosène mais par près d’un siècle de spoliations, d’humiliations et de frustrations accumulées depuis la promesse Balfour.

Le terrorisme est une créature occidentale. C’est la réplique de la bête blessée. Tant que cette conscience ne se manifestera pas clairement dans l’esprit des décideurs occidentaux, on ne fera que de la merde, en politique internationale. Remplaçons une bonne fois le moralisme bien pensant qui penche toujours sur le même bord par une description adéquate des faits socio-historiques. L’Amérique doit tout simplement changer de programme. Sauf à précipiter une nouvelle fracture Nord-Sud ou à attiser un nouveau «choc des imaginaires», prélude à un nouveau conflit des civilisations, l’Occident devra intégrer ses nouveaux paramètres dans ses rapports avec le monde non occidental, tenir compte du fait que le Pakistan, l’Arabie Saoudite, et au-delà, l’ensemble du monde musulman, malgré toute leur grande bonne volonté proaméricaine, sont, quant à eux, captifs de l’héritage d’Oussama Ben Laden…

Comprenons cet héritage collectivement, joignons sa lancinante douleur à la nôtre et, une fois pour toutes, tous ensemble, entrons dans le siècle et changeons de disque.

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René Naba, Du bougnoule au sauvageon — voyage dans l’imaginaire français, l’Harmattan, 2002, 152 p.

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Ysengrimus | 18 mai 2019 à 0 12 00 05005 | URL : http://www.les7duquebec.com/?p=238804

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