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19 avril 2024

Comment le monde occidental se retranche dans un bunker qu’il a lui-même construit


Publié par Gilles Munier sur 3 Juillet 2019,

Détail d’une carte publiée par le ministère des Affaires étrangères américain reprenant les conseils de sécurité donnés aux voyageurs. Les étoiles représentent les ambassades et les consulats. Site du ministère des Affaires étrangères américain

Par Ruben Andersson (revue de presse : The Conversation – 2/7/19)*

À la frontière entre les États-Unis et le Mexique, les mesures « d’urgence » de Donald Trump face au flux de réfugiés ont conduit à incarcérer des enfants et faire planer la menace d’une guerre commerciale.

En Libye, à présent en première ligne de la « crise » migratoire européenne, des personnes sont détenues dans des conditions atroces, et les Nations unies redoutent que la Méditerranée ne devienne une « mer de sang », à l’heure où les coupes budgétaires et les mesures restrictives se multiplient à l’encontre des navires de sauvetage des migrants.

Notre monde est hérissé de barrières

Un état d’urgence chronique affecte aujourd’hui la politique frontalière des pays occidentaux. Toutefois, notre point de vue sur l’origine de cet état de fait reste trop étriqué. Les politiques de crise doivent être comprises dans le contexte du remodelage de la relation entre les puissances occidentales et leurs éternelles « arrière-cours ». L’objectif est à présent de tenir le danger à distance à tout prix, pour ne pas l’avoir sous les yeux ni à l’esprit. Près de vingt ans après le 11-Septembre, notre monde est hérissé de barrières : zones vertes et rouges, sécurité et danger, citoyens et intrus.

Au cours de mes recherches sur la sécurité et les conflits pour mon livre No-Go World (University of California Press, non traduit), j’ai entendu ces barrières se fermer sur des frontières et de lointaines « zones dangereuses ».

Aux postes-frontières d’Arizona et d’Espagne, les gardes m’ont raconté comment ils affrontent les tentatives désespérées des migrants pour franchir ces barrières « inutiles ».

À Lampedusa, en 2015, avant que l’Italie ne ferme ses ports aux navires de sauvetage, j’ai vu des Africains pris en charge par du personnel en combinaisons de protection, qui vérifiait qu’ils n’avaient pas la gale avant de les expédier dans des centres « d’accueil » ceints de hauts murs.

Dans les zones dangereuses comme le Mali en guerre, j’ai rencontré des soldats européens retranchés derrière de semblables murs tandis que les insurgés écumaient l’arrière-pays.

Les cartes creusent encore ce fossé. Aux actualités, les médias font de la Syrie et du Sahara des lieux hantés par des djihadistes surhumains, et des taches rouges désignant les zones « à éviter » maculent les planisphères comme des gouttes de sang, tandis que les agences frontalières et les think tanks y ajoutent des flèches menaçantes illustrant les flux migratoires ou les réseaux de contrebande.

Leurs cartes parlent d’un danger qui gagne du terrain ; à les croire, pour reprendre les mots de Joe Biden, l’ex-vice-président des États-Unis, les « loups » sont à nos portes.

Les cartes racontent aussi des histoires sur le monde qui nous entoure, et le récit horrifique des actuels planisphères illustrant les zones de danger en rappelle d’autres, bien plus anciens. Au Moyen-âge, des créatures monstrueuses peuplaient les marges des mappemondes européennes.

Au temps des « Grandes Découvertes », les espaces vierges ont suscité les vagues successives de conquêtes coloniales avant d’être remplacés par d’orgueilleuses cartographies d’empires. Aujourd’hui, le monde connecté de Google Earth coexiste avec ces cartes du danger qui font leur miel de la mise à distance et des divisions. À l’ère de la mondialisation, les espaces inconnus réapparaissent paradoxalement.

Les nouveaux « monstres à éliminer »

La fin de la guerre froide a été un catalyseur. Après la défaite de l’ennemi soviétique, un certain nombre de grands pontes et néoconservateurs se sont mis en quête de nouveaux « monstres à éliminer ». Parmi eux, le journaliste Robert Kaplan, qui évoquait une prochaine « anarchie criminelle ».

Bill Clinton l’a écouté, tout comme son successeur, George W. Bush. À la veille de l’invasion de l’Irak, un stratège du Pentagone a allégrement divisé le monde entre un « centre » connecté et une « frange » dangereusement déconnectée qui devait être mise au pas. Le monde de l’antiterrorisme et des murs frontaliers avait trouvé sa carte de l’Apocalypse.

Cependant, les missions de sécurisation dans les zones rouges et le long des frontières n’ont fait qu’empirer les choses. Plus la « guerre contre le terrorisme » s’est intensifiée, plus le nombre de victimes du terrorisme dans le monde a augmenté. À mesure que Washington renforçait la sécurité à la frontière, de plus en plus d’immigrés clandestins mexicains devenaient des sans-papiers à long terme.

Au fil des années passées par l’Europe à « lutter contre l’immigration », les migrants sont devenus de plus en plus désespérés et les réseaux de passeurs clandestins se sont développés. En 2010, un attaché de police européen m’a dit :

« Nous sommes maintenant dans l’œil du cyclone. […] Quand on verrouille toutes les portes, on se retrouve avec une cocotte-minute sous pression, prête à exploser. »

Sa prédiction s’est avérée.

Et pourtant, loin de changer de tactique, les puissances occidentales mettent les bouchées doubles à chaque nouvelle « crise ». Elles renforcent les contrôles, surenchérissent de discours clivants et aggravent les divisions.

Prenez par exemple la responsable des Affaires étrangères de l’UE, Federica Mogherini, qui voit dans le Sahel et la Corne de l’Afrique « le lieu » où l’Europe doit concentrer tous ses efforts pour lutter contre l’immigration illégale et le terrorisme.

Ce genre de tournure de phrase – que j’ai entendu maintes fois dans la bouche de fonctionnaires haut placés – balaie toute notion de société locale et la remplace par des zones de danger qui s’étendent à travers un nombre ahurissant de pays. Cet « arc d’instabilité » est devenu un tel lieu commun qu’il a même hérité d’un surnom dans les coulisses du ministère des Affaires étrangères britannique : la « banane pourrie ».

S’occuper de cette banane pourrie est une affaire peu reluisante, comme j’ai pu le constater au Mali. Dans la capitale, Bamako, tout le monde, depuis les garde-frontières jusqu’aux responsables du maintien de la paix en passant par les travailleurs humanitaires et les agents antiterroristes, était occupé à se retrancher dans une enclave sécurisée.

Dans cette version au rabais de la zone verte de Bagdad, les responsables humanitaires européens « rédigent des rapports et mettent au point de nouvelles stratégies à la petite semaine » pour « justifier leur salaire », comme le dit un fonctionnaire caustique.

Les militaires européens se contentent d’activités de renseignement pendant que les Africains, mal équipés, subissent les attaques des insurgés. Cette « sécurité » à distance n’a pas empêché la violence de proliférer, suscitant la colère de la population locale et poussant les intervenants à se retirer encore plus loin derrière les murs de leur bunker.

Rejeter la faute sur autrui

Les divisions établies sur les cartes renforcent ce schéma par ce que les psychanalystes appellent la projection : le fautif, c’est l’autre. Or c’est faux.

Le danger n’est pas géographique mais systémique, et les différents intervenants font partie de ce système. Les opérations occidentales – campagne de l’OTAN en Libye, guerre contre le terrorisme ou ingérence en Amérique centrale des États-Unis – ont directement contribué à l’instabilité des « zones rouges ».

Les premiers à le constater sont aux premières lignes. Dans ses baraquements militaires à Bamako, un officier m’a dit : « C’est l’OTAN qui a fait tout ça en Libye, et c’est à cause de l’Europe qu’il y a tous ces terroristes » au Mali. Il a haussé le ton en pointant du doigt la télévision, qui montrait l’avancée de l’État islamique en Irak : « C’est vous ! C’est vous ! »

Il avait à la fois tort et raison. Raison, dans le sens où, un peu comme à l’époque coloniale, la carte du monde d’aujourd’hui fait que le désastreux retour de flamme des interventions occidentales est absorbé par des « zones tampons » » plus pauvres. Le Sahel est devenu l’une de ces zones. Tort, en ce que les politiques du danger servent des intérêts particuliers à la fois en Occident et dans ces zones tampons.

Sortir du bunker ?

Si des responsables occidentaux peu scrupuleux sont capables d’attiser la peur de leurs concitoyens pour des raisons politiques, leurs ennemis peuvent en faire autant, de même que leurs « États partenaires » dans la lutte contre l’immigration ou le terrorisme.

Plus la valeur attachée au combat contre un danger perçu est importante, plus le prix à payer pour empêcher la catastrophe est élevé. Il en résulte un cercle vicieux où le danger se nourrit du danger, comme on a pu le voir de la Turquie à la Libye en passant par le Sahel.

La sortie de ce bunker doit commencer par inverser la spirale négative par le biais de différentes incitations et d’un récit différent.

Nous avons besoin d’une nouvelle carte. Mais pour l’instant, le président malien Ibrahim Boubacar Keïta aura le dernier mot. Interrogé par un journaliste sur ce qu’il répondrait aux citoyens français qui estimaient que l’opération antiterroriste du pays au Sahel était trop coûteuse, il a rétorqué :

« [Que] le Mali est une digue. Si elle rompt, l’Europe sera submergée ».

Ruben Andersson : Associate Professor in Migration and Development, University of Oxford.

Ruben Andersson a reçu des financements du fonds AXA Research pour la recherche (2014-16) ainsi que du UK Economic and Social Research Council (2008-12).

Créé en 2007 pour favoriser le partage des connaissances scientifiques sur les questions de société, Axa Research Fund soutient plus de 600 projets à travers le monde portés par des chercheurs de 54 nationalités. Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site du Axa Research Fund.

Traduit de l’anglais par Iris Le Guinio pour Fast ForWord.

*Source : The Conversation

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