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9 octobre 2024

Qui est responsable du chaos libyen ?


Il faudra encore beaucoup de temps avant que les Libyens cessent de payer le prix d’un jeu international malintentionné qui vient se greffer sur l’incapacité de leurs leaders à regarder au-delà de leurs propres intérêts
Des Libyens constatent les conséquences d’une attaque aérienne attribuée aux forces loyales au général Khalifa Haftar à Tadjourah, au sud de la capitale libyenne Tripoli, le 15 juin 2019 (AFP)

En juin 2019, une délégation composée de politiques, de journalistes et d’experts originaires de divers pays européens s’est rendue à Tripoli. Ce voyage, auquel j’ai participé, était organisé à l’initiative de l’International Center for Relations and Diplomacy (ICRD), en partenariat avec l’Institut prospective et sécurité en Europe.

La délégation a pu s’y entretenir avec nombre de maires, membres de partis politiques, représentants d’organisations de la société civile et personnalités institutionnelles du pays. Parmi celles-ci, le Premier ministre Fayez al-Sarraj, le responsable de la Mission d’appui des Nations unies en Libye Ghassan Salamé et le président du Haut Conseil d’État Khaled al-Mishri.

Procéder à une visite de Tripoli en dépit du contexte belliqueux qui prévaut entre les milices de l’ouest relevant du Gouvernement d’entente nationale (GEN) et l’Armée nationale libyenne (ANL) commandée par le maréchal Khalifa Haftar est un exercice recommandé. Cela même si un tel voyage ne suffit à refléter ce qui prévaut sur l’ensemble du pays. Car la société libyenne est extrêmement polarisée.

Néanmoins, s’entretenir avec des personnes basées à l’ouest de la Libye, écouter leurs doléances et observer la vie telle qu’elle s’organise au jour le jour donnent des indications précieuses sur la situation qui prévaut dans cette partie précise du pays. On réalise aussi l’ampleur du gouffre qui sépare la réalité des faits tels que relatés par beaucoup de médias.

Tripoli est bien plus sûre que ce que l’on dit

Aucun doute n’est possible : la Libye vit une situation de guerre. Début avril 2019, le maréchal Khalifa Haftar a bel et bien engagé des hostilités en s’en prenant à Tripoli, dont il comptait s’emparer.

Cela faisait environ un an que des rumeurs évoquaient cette offensive. Mais personne ne savait exactement quand ou si elle se matérialiserait.

Quelques semaines avant l’attaque, Khalifa Haftar paraissait avoir pris le contrôle de la région du Fezzan, dans le sud. Il s’est avéré qu’il avait approché dans le même temps certaines milices basées dans l’ouest libyen pour leur demander de l’aider à s’emparer de la capitale, que ce soit activement ou en affichant leur neutralité. Celles qui promirent de l’aider le trahiront et soutiendront finalement le Gouvernement d’entente nationale.

Des forces fidèles au Gouvernement d’entente nationale arrivent dans la banlieue de Tripoli depuis leur base de Misrata le 6 avril (AFP)
Des forces fidèles au Gouvernement d’entente nationale arrivent dans la banlieue de Tripoli depuis leur base de Misrata le 6 avril 2019 (AFP)

À en croire les médias, Tripoli serait en proie à une guerre féroce, chaos et peur prévaudraient. Les choses sont plus nuancées. Le Gouvernement d’entente nationale et l’Armée nationale libyenne sont bel et bien engagés dans une guerre. Mais leurs combats sont concentrés aux abords sud et est de Tripoli, cependant que les contingents respectifs participant à ces hostilités sont limités en nombre.

Globalement parlant, les attaques se concentrent autour de l’aéroport international de Tripoli, aux limites administratives du sud de la capitale, ainsi qu’aux alentours de Tarhouna, de Gharyan et de certaines zones qui leur sont périphériques.

Quelque 600 personnes sont mortes depuis le début de l’offensive sur Tripoli début avril 2019. Cinquante d’entre elles environ sont des civils ; on recense plus de 3 000 blessés ; mais il convient tout autant de s’inquiéter du nombre de personnes déplacées à l’occasion de ce conflit, qui s’élève à un total de quelque 90 000 personnes.

Tout cela doit être pris au sérieux. Mais on demeure loin de la situation d’apocalypse que tant de personnes, à commencer par les habitants de Tripoli, évoquent généralement.

Une France extrêmement impopulaire

La chute de l’ancien leader libyen Mouammar Kadhafi, fin 2011, était une bonne nouvelle. Néanmoins, les Libyens ont beaucoup souffert depuis. Ils étaient optimistes devant la possibilité pour leur pays d’ouvrir une nouvelle page de son histoire. Huit ans plus tard, le pays est toujours en guerre.

La France n’est pas la bienvenue à l’ouest de la Libye ; les Français en général sont l’objet de critiques, voire rejetés. C’est là la conséquence logique de l’attitude ambiguë de la France en Libye

Aucun des événements intervenus depuis 2011 ne peut être lu indépendamment de l’enjeu des interférences étrangères, à commencer par la chute de Mouammar Kadhafi. À l’époque, une coalition de près de vingt pays, placés sous l’égide de l’OTAN, ou en coopération avec elle, avait travaillé à cet objectif. On retrouvait parmi eux les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Italie, le Qatar, les Émirats arabes unis et la France.

Les Libyens peuvent depuis avoir pris de la distance, ou changé de point de vue, sur ces pays. Cependant, le ressentiment des Libyens de l’Ouest à l’encontre des États qui soutiennent aujourd’hui Khalifa Haftar est indéniable. Émirats arabes unis, Égypte, Arabie saoudite et France sont voués aux gémonies, de même que la Mission d’appui des Nations unies en Libye, critiquée parce qu’elle n’adopte pas de position tranchée.

Les quatre pays susmentionnés soutiennent Khalifa Haftar, chacun à sa façon. Mais alors que les trois premiers d’entre eux le font sans ambigüité aucune, la France s’avère soutenir à la fois Khalifa Haftar et le « gouvernement internationalement reconnu » de Fayez al-Sarraj. Les Libyens de l’Ouest rejettent cette contradiction.

Beaucoup d’entre eux voient que toute personne ou pays soutenant Khalifa Haftar est un traître qui doit payer pour ses actes. Des exemples tels que la mort de membres des forces spéciales françaises en Libye en 2016 ou l’arrestation d’espions français supposés à la frontière libyo-tunisienne en avril 2019 reflètent à leurs yeux une attitude abusive de Paris.

La France n’est pas la bienvenue à l’ouest de la Libye ; les Français en général sont l’objet de critiques, voire rejetés. C’est là la conséquence logique de l’attitude ambiguë de la France en Libye.

Les raisons de l’échec

Une idée répandue veut que la Libye n’ait pas connu la paix du fait des interférences étrangères. Cela reste à démontrer. Les ingérences extérieures en Libye se sont nourries du vide politique qui a suivi la chute de Mouammar Kadhafi. Mais il n’est pas pour autant dit que sans ces interférences, les Libyens auraient pu se mettre pacifiquement d’accord sur les termes d’un projet politique.

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On tend généralement à penser que les ingérences extérieures s’imposent aux pays qui en sont l’objet. C’est le contraire qui prévaut en Libye. Khalifa Haftar dépend de soutiens étrangers forts, c’est même pour lui une question de survie politique, mais c’est aussi un choix de sa part.

De même, Fayez al-Sarraj a hérité d’une situation qui existait préalablement à son arrivée au pouvoir en 2016. En 2011 déjà, le Qatar et la Turquie étaient les soutiens affirmés d’acteurs qui avaient accepté leur soutien, et qui finiraient par constituer le premier gouvernement officiel libyen (2011-2012) puis le Congrès général national (2012-2016).

Fayez al-Sarraj et Khalifa Haftar dépendent ainsi tout autant l’un que l’autre de sponsors et de fournisseurs en armes étrangers.

Qui plus est, les milices qui soutiennent le Premier ministre le font sur la base de leur rejet de Khalifa Haftar, non par adhésion à Fayez al-Sarraj. Le jour où le conflit libyen prendra fin, les différends inter-milices ne tarderont pas à ressurgir.

Sur l’avenir

Est-il dès lors toujours permis de croire en un futur radieux pour la Libye ? Pas à court terme en tous cas. Le pays vit un conflit de basse intensité, qui se limite aux faubourgs est et sud de Tripoli. L’impasse continuera à prévaloir, à condition du moins que les acteurs n’aient pas accès à une technologie militaire ou à un armement plus sophistiqués.

Nous retournons, doucement mais sûrement, à la case départ, à savoir une situation où est et ouest ont chacun leur gouvernement, cependant que les milices font leur propre loi sur le terrain

On peut s’attendre à ce que, au bout du compte, les protagonistes du jeu libyen reviennent sur les lignes de division qui prévalaient encore en janvier 2019, avant que Khalifa Haftar n’entre au sud de la Libye.

Seul un retour à ces lignes serait acceptable par chacune des parties, cette situation leur permettant de sauver les apparences en montrant qu’elles n’auraient pas souffert de pertes géographiques importantes. Garder la face permettrait aussi à ces acteurs d’acquiescer plus facilement à l’idée de la réouverture d’un processus politique.

Le problème néanmoins est qu’aucun des protagonistes libyens n’acceptera de s’adresser à l’autre de sitôt. Fayez al-Sarraj vient de lancer une initiative politique qui n’inclue pas Khalifa Haftar. Il rêve de pouvoir composer avec d’autres interlocuteurs de l’est.

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Cependant, en procédant de la sorte, le Premier ministre libyen ne change rien à la réalité des faits. À moins que la population de la Cyrénaïque ne se soulève contre Khalifa Haftar, celui-ci restera l’homme fort de l’Est.

En d’autres mots, nous retournons, doucement mais sûrement, à la case départ, à savoir une situation où est et ouest ont chacun leur gouvernement, cependant que les milices font leur propre loi sur le terrain.

Les divisions de la communauté internationale continuent d’être à l’origine des principaux troubles libyens. Et il faudra encore beaucoup de temps avant que les Libyens cessent de payer le prix d’un jeu international malintentionné qui vient se greffer sur l’incapacité de leurs leaders à regarder au-delà de leurs propres intérêts.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Barah Mikaïl
Barah Mikaïl est directeur de Stractegia, un centre basé à Madrid et dédié à la recherche sur la région Afrique du Nord – Moyen-Orient ainsi que sur les perspectives politiques, économiques et sociales en Espagne. Il est également professeur de géopolitique spécialisé dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Université Saint Louis (Madrid, Espagne). Il a été auparavant directeur de recherche sur le Moyen-Orient à la Fundación para las Relaciones Internacionales y el Diálogo Exterior (FRIDE, Madrid, 2012-2015) ainsi qu’à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS, Paris, 2002-2011). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et publications spécialisées. Son dernier livre, Une nécessaire relecture du « Printemps arabe », est paru aux éditions du Cygne en 2012.
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