La perspective d’une prise de contrôle de Tripoli par l’Armée nationale libyenne (ANL), dirigée par Khalifa Haftar, soulève la question de son approche future à l’égard des institutions financières du pays – notamment de la Banque centrale de Libye, la National Oil Corporation (NOC) et la Libya Investment Authority –, déjà affaiblies par plusieurs années d’instabilité et de comportement criminel.
Car depuis des années, l’homme fort de l’est de la Libye développe, avec son armée et les groupes armés qui lui sont affiliés, une économie de prédation basée entre autres sur l’extorsion, le détournement de fonds publics et le parrainage de groupes armés locaux pour le contrôle de la contrebande. Et son influence sur les institutions politiques et financières pour promouvoir ses intérêts économiques est de plus en plus importante.
C’est ce que révèle un rapport de Noria Research et de l’ONG Global Initiative against Transnational Organized Crime, rendu public ce mercredi 26 juin, sur le comportement prédateur de l’ANL dans les territoires sous son contrôle depuis ce qui a été présenté comme la « libération » de Benghazi en juillet 2017.
Composée d’environ 70 000 hommes – ex-officiers libyens, miliciens, combattants sans formation militaire issus de tribus, salafistes – sous la direction du maréchal Haftar, l’ANL contrôle aujourd’hui un territoire plus grand que la France qui comprend une grande partie de l’est du pays, du croissant pétrolier à la frontière égyptienne. Elle est aussi présente dans le centre et le sud du pays, notamment à Koufra et aux alentours de Sebha, où elle a obtenu le ralliement de tribus.
Le travail de recherche effectué par Noria Research, basé sur des entretiens menés avec divers acteurs en Libye, à Tunis, au Caire et à Istanbul (hommes d’affaires, victimes de groupes armés, dissidents de l’ANL, notables locaux, etc.) et des informations contenues dans des documents officiels, dont certains sont confidentiels, révèle la stratégie utilisée par l’ANL pour contrôler les principales sources de revenus dans la région.
Le rapport révèle la stratégie utilisée par l’ANL pour contrôler les principales sources de revenus dans la région
« L’un des aspects du financement de l’ANL relativement bien compris est son recours à une banque centrale parallèle, la Banque centrale libyenne de l’Est pour payer sa masse salariale », explique d’abord le rapport.
Pour rappel, Haftar est nommé commandant en chef de l’ANL en mars 2015. L’ANL, qui n’était jusque-là pas reconnue par le Gouvernement d’union nationale (GNA) basé à Tripoli, et qui n’était donc pas en mesure de garantir un accès durable aux fonds publics pour financer ses dépenses et payer les salaires de ses troupes, se voit, avec cette nomination, autoriser l’accès à des fonds fournis par le gouvernement provisoire.
En février 2019, le gouverneur de la Banque centrale libyenne de l’Est, Ali al-Hebri, a déclaré dans un entretien télévisé qu’un tiers du budget du gouvernement intérimaire au cours des trois dernières années, soit 6,47 milliards de dollars, avait été affecté au financement de l’ANL.
Mais l’enquête souligne que l’ANL ne s’est pas seulement appuyée sur le secteur bancaire parallèle pour se financer.
En l’absence d’un budget public viable et en raison des difficultés rencontrées par le gouvernement provisoire pour accéder aux fonds dont elle a besoin pour l’équipement et la modernisation de ses troupes, l’ANL a dû développer des sources de revenus indépendantes et plus accessibles, notamment depuis la libération de Benghazi le 5 juillet 2017.
Pendant les trois années de combats à Benghazi, entre mai 2014 et juillet 2017, opposant l’ANL à une coalition d’islamistes armés et d’extrémistes révolutionnaires, les groupes armés affiliés à l’ANL « ont développé une économie de la prédation, pour prendre possession de biens par la force et exploiter des ressources sur le territoire sous leur contrôle », souligne l’enquête.
« La prolifération des armes et l’absence d’État de droit a permis aux groupes armés de prendre possession de propriétés privées et des structures publiques » pour les transférer à la direction du Comité des investissements militaires et des travaux publics, appelé « comité militaire », chargé de gérer les activités économiques de l’ANL.
Certains groupes ethniques ont été forcés de fuir la ville, principalement des personnes originaires de Misrata et d’autres parties de l’ouest de la Libye. « Des groupes armés affiliés à l’ANL ont pris pour cibles des individus et des familles, les accusant d’appartenir à des organisations terroristes ou de soutenir des organisations terroristes, même s’ils n’avaient pas d’appartenance politique ou ethnique spécifique. Selon des témoignages, des personnes auraient été kidnappées, détenues, torturées ou assassinées et leurs biens repris par des membres de groupes armés locaux. »
Le recours à la force pour prendre le contrôle d’infrastructures publiques
Le 11 septembre 2016, les forces de l’ANL emmenées par Haftar lancent une opération militaire appelée « Surprise foudroyante », destinée à reprendre le contrôle des quatre ports du croissant pétrolier (Ras Lanouf, al-Sedra, Zueitina et Brega) aux Gardiens des installations pétrolières (PFG), unités fidèles à Ibrahim Jadhran, qui a beaucoup coopéré avec le GNA.
Cette opération a permis aux exportations de pétrole de reprendre sous la supervision de la compagnie nationale libyenne de pétrole (NOC).
En mars 2019, la prise de contrôle par l’ANL des champs pétrolifères al-Sharara et al-Fil ont placé la plupart des infrastructures pétrolières libyennes sous son contrôle.
« La communauté internationale a maintes fois mis en garde contre toute tentative d’établir des filières d’exportation parallèles en Libye, soulignant que seul la NOC, établie à Tripoli, peut exporter légalement du pétrole en provenance de Libye. À ce jour, l’ANL ne semble pas vouloir changer ce statu quo », note le rapport.
La menace des représentants du gouvernement pour obtenir de l’argent
Selon l’enquête, les commandants de l’ANL ont eu recours au chantage pour extorquer de l’argent aux fonctionnaires et aux employés de banque.
« Il y a eu des incidents où des groupes armés ont enlevé les parents d’individus ciblés et les ont fait chanter pour de l’argent », peut-on lire. « Le secteur bancaire a été l’une des principales sources de financement des groupes armés en Libye, notamment de l’ANL », affirme aussi le rapport.
Un rapport confidentiel publié en 2018 indiquait que des lettres de crédit (garantie d’une banque indiquant que le paiement d’un acheteur local à un vendeur étranger sera correct et fait à l’heure), non conformes aux procédures requises établies par la Banque centrale libyenne, émises par des banques de l’est de la Libye entre 2016 et 2018, ont dépassé 1,08 milliard de dollars.
Il indique également que la plupart des ports d’entrée pour les marchandises importées se trouvent dans l’ouest de la Libye, ce qui a empêché les autorités de vérifier si les marchandises importées concordaient avec les descriptions données sur les factures présentées aux banques émettrices, notamment en raison de la division entre Libye occidentale et orientale.
Mais faute de contrôles efficaces sur le secteur bancaire et les autorités douanières en Libye, « les lettres de crédit octroyées à des hommes d’affaires ou à des particuliers liés à des groupes armés étaient en réalité utilisées pour acheter des devises fortes à l’époque », explique l’enquête de Noria Research.
La monnaie forte était ensuite injectée sur le marché noir de la monnaie libyenne via un réseau de courtiers en devises et vendue au taux du marché noir. « Cela a eu pour effet de vider les réserves de devises fortes du pays et de déprécier la valeur du dinar libyen, entraînant une crise de liquidité sans précédent et une hausse significative des prix des produits de base. »
L’imposition d’un monopole sur plusieurs entreprises d’exportation
En décembre 2017, Haftar a demandé au ministre de l’Économie et de l’Industrie du gouvernement intérimaire de publier une série de décisions et lois accordant au comité militaire un pouvoir exclusif sur les exportations de fer et d’acier et le droit de fournir du carburant aux navires au large des côtes libyennes.
Par ailleurs, une loi a accordé au comité une exonération des taxes à l’exportation et des frais administratifs, ce qui a conféré un avantage concurrentiel considérable aux sociétés et entités appartenant à l’ANL.
Les gouvernements libyens successifs, y compris sous l’ancien régime, ont à plusieurs reprises interdit les exportations de déchets ferreux de la Libye, qui représente un atout économique national stratégique utilisé par les aciéries du pays pour produire des produits en fer et en acier à des prix compétitifs.
Le pays possède de grandes quantités de déchets ferreux, provenant notamment des véhicules militaires abandonnés et du matériel de l’armée de Kadhafi
Le pays possède de grandes quantités de déchets ferreux, provenant notamment des véhicules militaires abandonnés et du matériel de l’armée de Kadhafi en 2011.
Lorsque le port de Benghazi a rouvert ses portes fin 2017, le commandement de l’ANL a ordonné la fermeture du port de Tobrouk en décembre 2017 à la suite d’allégations de pratiques de commerce illicite. Et le Comité des investissements militaires et des travaux publics a pris le contrôle des exportations des déchets ferreux de l’est de la Libye
Vers la même époque, fin 2017, le comité militaire a imposé un monopole sur la fourniture de carburant aux navires ancrés dans les ports de l’est du pays, ce qui laisse penser que des produits pétroliers raffinés étaient aussi illégalement exportés de l’est de la Libye par l’ANL
En 2010, avant la révolution libyenne, le pays exportait 1,65 million de barils de pétrole brut par jour et 594 milliards de pieds cubes de gaz naturel, qui représentaient ensemble 96 % du budget de l’État et 65 % de son PIB.
Après la révolution, le pays a connu une forte baisse des exportations de pétrole. La Libye a une capacité de raffinage très limitée et importe 90 % de ses produits pétroliers raffinés pour la consommation intérieure, un taux qui se maintient à un niveau stable depuis 2011.
Le bureau d’audit libyen estime que la contrebande de produits pétroliers raffinés a coûté à l’État libyen environ 20 milliards de dollars entre 2014 et 2017.
En l’absence d’un contrôle effectif des exportations par les autorités de l’État et en raison de l’augmentation exponentielle des quantités de carburant passées en contrebande, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté en juin 2017 la résolution 2362, qui rend illégale toute exportation de produits pétroliers.
Le rapport rappelle qu’en août 2017, un groupe armé a arrêté un des trafiquants de produits raffinés les plus actifs de l’ouest de la Libye, Fahmi Salim Ben Khalifa. Sa détention, les arrestations ultérieures de certains des agents de la contrebande et les séries de combats qui ont éclaté dans la ville de Sabratha le long de la route de contrebande de Zawiya à Zouara ont contribué à une importante diminution de la contrebande au cours des premiers mois de 2018.
Mais la contrebande se poursuit aux frontières terrestres libyennes avec l’Égypte, le Soudan, le Tchad, le Niger et la Tunisie. Dans l’est de la Libye, les installations pétrolières, y compris les dépôts, sont sous le contrôle direct de l’ANL ou de ses groupes armés affiliés. En échange de leur loyauté, l’ANL ferme les yeux sur leurs activités de contrebande de pétrole.
Une stratégie de parrainage des groupes armés en dépit de leur implication connue dans la traite des êtres humains
Via un soutien politique et militaire aux groupes armés affiliés opérant le long des itinéraires de contrebande, l’ANL a étendu son influence à travers l’est de la Libye en consolidant les alliances avec les groupes locaux et, par extension, les circonscriptions locales.
D’autre part, sa stratégie a permis aux groupes armés affiliés de prendre le contrôle des itinéraires de contrebande, de financer leurs activités et d’expulser leurs concurrents militaires et commerciaux.
Le rapport développe le cas de Koufra, agglomération urbaine située dans le désert libyen à environ 370 kilomètres des frontières soudanaise et tchadienne et 800 km au sud de Benghazi. La population, d’environ 60 000 habitants, comprend 40 000 personnes de l’ethnie Zwei et 10 000 Tobous. Les autres sont des étrangers, principalement du Tchad et du Soudan.
La stratégie d’expansion de la LNA a reposé sur le soutien d’un groupe contre l’autre en exploitant les divisions locales. La décision de soutenir les Zweis face aux Tobous dans le conflit qui opposait les deux ethnies était motivée par des raisons politiques, culturelles et économiques.
Premièrement, les Zweis sont nettement plus nombreux et ont des liens étroits avec les cercles décisionnels à Benghazi, Tripoli et Khartoum. Deuxièmement, Haftar a des liens tribaux avec les Zweis, car sa mère appartient à ce groupe ethnique. Troisièmement, la présence démographique et militaire des Zweis s’étend de la frontière soudanaise à Ajdabiya : obtenir leur soutien était stratégique pour que l’ANL puisse contrôler le principal itinéraire pour toutes les catégories de voyageurs et de marchandises – et, plus important encore, pour les migrants depuis 2014.
Obtenir le soutien des Zweis était stratégique pour que l’ANL puisse contrôler le principal itinéraire pour toutes les catégories de voyageurs et de marchandises – et, plus important encore, pour les migrants
« La présence de l’ANL à Koufra s’est renforcée au début de 2018. Le 21 mars 2018, le commandement a nommé le colonel Belqasem al-Abaaj au poste de gouverneur militaire de Koufra, un Zwei de Koufra qui, pendant deux décennies sous l’ancien régime, était responsable de la branche locale du renseignement militaire libyen. Al-Abaaj connaît bien la politique tribale locale et la gestion des réseaux de contrebande », note l’enquête.
Des sources locales ont mis en doute l’intention du gouverneur de mettre fin à la traite des êtres humains et ont décrit les récentes annoncesen ce sens comme pure rhétorique. « En l’absence de sanctions contre les passeurs qui continuent à fonctionner en tant que membres de groupes armés, les mesures prises récemment par le gouverneur militaire pour lutter contre la contrebande ne semblent avoir eu aucun impact sur la contrebande à Koufra », relève encore le rapport.