Aux Bédouins
13 juillet 2019
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par alabergerie
Adeline Chenon-Ramlat a été journaliste. « J’ai surtout été observer les minorités, isolées ou non, et les guerres, un peu partout… J’ai une longue histoire d’amour avec le désert, que ce soit en Amérique du Nord, en Afrique, en Australie ou au Proche Orient. » À l’occasion de la parution de son ouvrage sur les Bédouins de Syrie, paru chez ELP Éditeur en versions numériques et en papier, je l’interroge. Oubliez, je vous prie, la Syrie des actualités et des histoires tissées des mensonges des puissants ; Adeline vous emmène dans un univers bien plus vaste, bien plus dense, où se trouvent des êtres humains…
Allan E. Berger : Adeline Chenon-Ramlat, votre ouvrage sur les Bédouins de Syrie plonge les lecteurs du monde dit « occidental » dans un univers proprement impensable, dans lequel règnent des catégories et des hiérarchies de valeur qu’on peine à simplement imaginer. Ce texte fait donc office de nettoyant hautement hygiénique de nos représentations du désert de Syrie-Jordanie. Partant, l’on se demande bien comment vous en êtes venue à aller vivre chez ces nomades. D’où la première question : quelles ont été les causes et les circonstances de votre venue en Syrie, et de votre arrivée en territoire bédouin ? Car avant de rencontrer un prince charmant dans un désert, il faut encore aller jusqu’à ce désert, et pour cela, il faut des intentions.
Adeline Chenon-Ramlat : La première fois que j’ai été vivre avec les Bédouins, c’était en Jordanie grâce à un ami de Petra qui m’avait proposé de partir avec une famille qu’il connaissait à la frontière de l’Arabie Saoudite, pour aller faire paître les chèvres. Au départ j’ai cru à une blague car il me semblait que c’était le dernier endroit ou j’aurais amené des chèvres pour les faire grossir. Ce ne fut que le début de la fin d’une grande liste d’idées reçues que j’avais sur le désert d’Orient et ses habitants. Ma motivation était d’une part une fascination absolue pour les populations qui vivent à l’écart du monde (due probablement à une expérience assez forte avec les aborigènes d’Australie) et d’autre part une volonté de partir “en immersion linguistique” car à l’époque je vivais à Beyrouth et j’y étudiais l’arabe, mais j’ai vite compris que ce n’était pas là que j’allais faire des progrès ou pratiquer la langue ! Il fallait donc que je me retrouve plongée dans un monde arabophone complet, et quoi de mieux dans ce cas que de vivre sous une tente, loin de tout ?
Au bout de plusieurs longs séjours en Jordanie, j’ai décidé d’aller voir les Bédouins de Syrie dont tout le monde s’accordait à dire qu’ils étaient moins touchés par le tourisme et donc avec un mode de vie beaucoup plus authentique. À cette époque-là, j’avais bien compris que qui veut vraiment vivre avec les Bédouins se poste devant la tente et attend. C’est donc ce que j’ai fait, et c’est comme ça que j’ai rencontré ma future belle-famille.
Allan : En vous lisant, on découvre que la capture et l’affaitage des faucons est une des grandes passions des hommes de cet univers, à côté de celle des chevaux. Nous sommes en effet dans l’aire d’origine de la fauconnerie, qui s’étend du Levant jusqu’aux plateaux d’Asie centrale, et nul n’ignore en outre que le “pur-sang” ne peut être qu’arabe. Attila sur ses chevaux nains ne fait pas très glorieux, à côté. Alors, on sent bien que le faucon exprime la liberté, et que le cheval confère de la noblesse à celui qui le monte, mais les novices dans mon genre n’en sauront jamais plus si on ne les aide pas un tantinet. Pourriez-vous nous donner quelques explications un peu développées, concernant la fascination exercée par ces bêtes sur les hommes de ces contrées ? Et puis aussi : qu’en pensent les femmes, de ces histoires d’hommes ?
Adeline : En arabe, “faucon” se dit “tiour al horia” que nous pourrions traduire par “oiseau de la liberté”. Ce nom vient du fait que le faucon, s’il se sent emprisonné, se tranche la gorge avec ses serres. Il se suicide, donc. Toute une pensée s’est développée autour de cela dans le monde mais en particulier chez les peuples nomades, ou vivant dehors. Les Bédouins s’identifient aux faucons et c’est vrai qu’en voyant mon beau père discutant avec nos faucons, je n’ai jamais imaginé qu’ils étaient vraiment d’espèces différentes ! Ça peut paraître bizarre à dire comme cela, mais j’ai toujours eu la sensation qu’existait un lointain cousinage entre les Bédouins et les faucons. Il y a ce même amour de l’espace, cette soif de liberté et cet amour de la vie simple, prévisible. Cela fait partie des principes de base de la vie bédouine. En cela, les pluies d’or qui sont tombées en si peu de temps sur les habitants de la péninsule arabique ont été une catastrophe, car cette force d’adaptation à une vie dure, mais qui n’était pas considérée comme subie, est devenue inutile. D’un seul coup elle était même ridicule alors que son goût bien particulier, sa saveur existait toujours dans la tête des gens. D’où cette cacophonie grotesque où il n’y a plus de valeur. On pourrait résumer en disant qu’on ne passe pas si facilement d’une vie de faucon chasseur à une vie d’humain sans contrainte, pour comprendre à quel point la situation est surréaliste maintenant ! D’ailleurs les Bédouins de Syrie se moquent toujours un peu de cette folie des grandeurs des pétromonarques. En particulier sur le sujet des chevaux arabes dont les ventes et des prix donnent lieu à une frénésie très exagérée ! Je n’ai pas vu de pur sang arabe dans le coin de désert où nous habitions, seulement dans des écuries super sophistiquées où ils étaient présentés comme “la perle dans son écrin”. Leur entretien donnait lieu à des coût faramineux.
Pour ce qui est de l’opinion des femmes bédouines sur ces histoires d’hommes, j’ai observé des réalités suffisamment paradoxales pour ne pas avoir un point de vue tranché. D’un côté les femmes n’imaginent pas la vie sans être au côté des hommes. Elles sont leur main droite, leur honneur et leur force. Elles ont beaucoup de fierté d’être cela et n’imaginent dont pas “d’histoires d’hommes” sans y être intrinsèquement liées, même si elles y sont moins visibles qu’eux dans la vie quotidienne. Elles savent qu’elles ont un pouvoir sur eux, sur leurs choix, et c’est vrai. Par contre, elles savent aussi qu’un homme qui veut leur nuire le pourra et que la loi mettra toujours un certain temps à se ranger de leur côté (si elle le fait !) puisqu’elles n’existent pas en tant que telles, mais en tant que “fille de”, “femme de” et enfin “mère” d’un homme. Pour finir, encore une chose qui va surprendre, mais l’islam représente une sorte de féminisme pour la femme bédouine traditionnelle. Les habitudes de vies des clans sont très dures pour les femmes et par rapport à cela, le Prophète a apporté un regard protecteur et des consignes visant justement à émanciper la femme de trop de contraintes. Dans le brouhaha actuel de ce que l’on voit, lit et dit sur l’islam, c’est une notion dont il faut se souvenir car c’est une notion-clé sur cette religion aux multiples interprétations.
Allan : On voit évidemment que tout ou presque repose, dans la vie domestique, sur les épaules des femmes. Mais il est un moment où je me demande ce que je dois comprendre… Ce moment prend place au seuil de l’intimité conjugale : les femmes que vous décrivez semblent alors se transformer en vamps dont le pouvoir érotique est porté à un niveau indiscutablement très élevé… Ces extravagantes parures d’amour, ces petites culottes magiques, est-ce l’expression d’une domination assumée sur le mâle ? Ou est-ce la manifestation d’une ultime soumission aux désirs les plus acérés du mari, soumission qui serait alors tellement ancrée qu’elle en deviendrait enviable, exemplaire, magnifiante, méritoire, typiquement féminine ? Ou bien est-ce autre chose ? La réponse peut nous éclairer sur nos propres conditionnements puisqu’après tout, la femme occidentale est elle aussi sommée d’être appétissante. Pour les mêmes raisons ?
Adeline : On sent beaucoup de fantasmes dans votre question et on sent aussi qu’elle est posée par une homme !
Je pense pour la femme c’est un des seuls sujets où elle s’amuse et est encouragée à s’occuper d’elle-même, comme de sa beauté ; donc, à juste titre, elle en profite… En plus, une femme épanouie se sent, et est une fierté pour son époux. C’est donc un important moment de complicité et d’échange vrai, hors du regard de la société si pesante, qui peut se construire, et les hommes sont aussi très demandeurs de cet aspect-là, car la pression sociale est pénible pour tout le monde. Et puis il faut voir les choses dans leur contexte : les Bédouins sont musulmans et peuvent de ce fait épouser plusieurs femmes, le risque est donc permanent, pour madame, de se voir imposer une autre femme sous son toit. Il faut donc asseoir ses positions si j’ose dire et le fait d’avoir un époux comblé est une méthode plus agréable qu’une autre de se le garder à soi, si on aime ce dernier. Par contre, oui, il est évident qu’une femme bédouine n’a pas beaucoup l’option de se refuser à son mari trop longtemps, à moins qu’elle espère, justement, que cette intimité conjugale puisse rapidement se concrétiser… avec une autre. On voit le cas dans mon histoire.
Le fait est que la vie sexuelle est moins banalisée dans le monde bédouin que dans le monde occidental. C’est un territoire de liberté précieux et rare qui s’ouvre pour le couple une fois la porte refermée ou le voile retombé – d’autant que les portes, comme les lieux ou l’on est vraiment sûrs d’être seuls, sont rares dans le désert !
Allan : Parlons un peu de la campagne de sédentarisation des Bédouins. Pourquoi Hafez Al Assad a-t-il trouvé important de chercher à organiser la vie des nomades en les regroupant autour de quelques attracteurs puissants, que vous identifiez comme étant le téléphone fixe quasi gratuit et des terres faciles à acheter ? L’État syrien avait-il quelque chose à craindre d’une population errante, divaguant autour des frontières ? Vous semblez dire en outre qu’il y a toujours un peu de désert dans le Syrien moyen ; est-ce à comprendre qu’il y a un peu de bédouin dans ce Syrien moyen ? Et si oui, par le sang ou par l’esprit ?
Adeline : Les populations non sédentarisées ne sont pas intéressantes pour un État. D’une part car ce dernier n’a pas de prise dessus, en terme de taxes, de bulletin de vote et de recensement militaire principalement, mais aussi parce que les tribus ont leur propre système d’organisation en terme de justice notamment. Cela offre donc le risque permanent de l’État dans l’État. Les Bédouins ont d’ailleurs encore gardé beaucoup d’autonomie sur ce sujet. Donc Hafez Al Assad, pour asseoir son pouvoir, s’est empressé de leur donner une adresse et de nommer les chefs de tribus à des postes administratifs clés, ce qui leur laissait donc un statut social important et du pouvoir aussi, même si d’un autre côté « ils rentraient dans le rang ». C’est assez fin comme façon de procéder. Néanmoins, en ce qui concerne les frontières terrestres cela pose encore des problèmes car s’il y a un endroit avec de l’herbe de l’autre côté de la frontière administrative, le bédouin y emmènera ses troupeaux. Il raisonnera en bédouin et non en citoyen. Encore maintenant, il y a des incidents plus ou moins graves pour cette raison entre les Bédouins de Jordanie et la frontière sud avec l’Arabie Saoudite. Ça se passe de façon plus calme entre la Syrie et l’Irak car ce sont les mêmes tribus de part et d’autre de la frontière, et les liens tribaux prévalent toujours sur la nationalité.
Pour ce qui est de « la part de désert » dans le Syrien moyen, c’est parce que l’on ne peut pas avoir un pays avec tant d’espace vierge sans que cela ne façonne un peu l’esprit. Par contre, les Bédouins sont minoritaires et d’ailleurs relativement méconnus du reste de la population syrienne. Ils font partie du « décor du désert », des fantasmes du désert aussi… Je pense qu’ils font un peu peur et fascinent en même temps. Les Bédouins qui, comme ma famille, sont restés authentiques, ont gardé, aux yeux des urbains, une très forte puissance de mythes, d’histoires folles et de rêves. Aucun Syrien ne peut être indifférent à cela ; quoi qu’il en connaisse, il sait que les populations bédouines forgent une grande partie des racines de la Syrie.
Allan : Nouveau mystère pour le lectorat occidental contemporain : qui sont ces « cousins » qui n’en sont pas, qui s’invitent tranquillement partout et que tout le monde s’escrime à supporter poliment ?
Adeline : Je crois que si tout le monde s’applique à les appeler les cousins, c’est justement pour ne pas à avoir a « répondre » à cette question !
Ce qui transpire c’est que ces gens-là surveillent. Maintenant pour le compte de qui surveillent-ils ? bien malin qui saura répondre. Dans un pays comme la Syrie où on peut affirmer sans souci que la première moitié de la population surveille la seconde et réciproquement (!) je pense que les gens ont juste accepté l’idée. L’idée que ce gars qui est là, est là pour surveiller et… grand bien lui fasse. Prudemment on ne poussera pas l’investigation plus loin, surtout lorsqu’on a rien à se reprocher. La réflexion se finira par « S’il veut me chercher des poux sur la tête il se débrouillera pour les trouver de toute façon, mais moi je sais que je n’ai rien fait de mal, donc on s’en fout. » Vous voyez à quel point la notion de conscience est pivot dans un environnement de ce type !
Allan : Terminons en écoutant Sacker. Il dit, chapitre XXVIII : « Ici, finalement on est bien et, je voudrais pas te choquer, mais l’Occident… il me fait plutôt peur. » Nous autres nous avons, paraît-il, « peur » des musulmans, et c’est donc plutôt curieux de voir des musulmans avoir « peur » de nous. À en coire nos médias mainstream, les musulmans nous haïssent, ils ne nous craignent pas. En France par exemple, être musulman d’apparence, ou musulman d’origine, c’est grave, le fichage vous guette. Alors pouvez-vous développer sur cette « peur » que génèrent les États occidentaux, ou leurs peuples ?
Adeline : C’est un point très important, cette peur de l’autre qui se transforme en peur mutuelle. Un phénomène assez récurrent entre les Orientaux et les Occidentaux. Ça se décline sur d’autres thèmes, d’ailleurs, car j’ai vu nombre de femmes bédouines (et plus généralement musulmanes) avoir pitié des femmes occidentales alors que la réciproque est aussi vraie !
À la base de cela, il y a une méconnaissance, c’est sûr, mais il n’y a pas que ça.
L’Occident représente une explosion des valeurs et c’est ça qui fait peur à Sacker : pas de valeur, rien auquel se raccrocher et surtout une espèce d’insatisfaction perpétuelle qu’il ne comprend pas. Donc, pour lui, les Occidentaux courent comme des fous vers de trucs inutiles qui leur font oublier l’amour, le respect, la simplicité. C’est aussi une façon de me dire qu’il a peur du pouvoir de l’argent parce qu’il a vu ce que les Saoudiens sont devenus. Dans la tête de Sacker nous avons l’argent et le pouvoir mais ni grande compassion ni grande conscience et c’est vrai que rien dans la politique internationale ne peut le rassurer sur ce point.
En plus il y a notre regard qui juge. Sur cet aspect-là, nous avons beaucoup en commun avec le monde arabe qui nous juge absolument autant que nous le jugeons ! Il se pose d’égal à égal et force est de constater que d’ordinaire, le Blanc de base se considère comme “plus important/avec plus de connaissances” que le Noir ou l’Arabe… Les Arabes le savent et s’ils l’oublient, notre comportement le leur rappelle généralement assez vite. On peut toujours le nier mais ça n’empêche pas les faits. Même nos mots transpirent de ce mépris des Arabes…
Je crois qu’une de mes grandes chances à été d’être assimilée au point que Sacker a pris le risque de me dire ce qu’il pensait vraiment, en espérant juste ne pas me choquer mais en parlant quand même.
Adeline Chenon-Ramlat : Ma Syrie. ÉLP éditeur, 2016.
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