Mise au point
29 juillet 2019
Actualité
Houria Bouteldja
Mercredi 24 juillet 2019
La polémique qui a enflammé les réseaux sociaux suite à la mort de Mamoudou Barry – paix à son âme – s’est considérablement réduite depuis que l’identité du tueur présumé a été révélée. Le constat est terrifiant. L’identité de l’auteur du crime compte davantage que celle de la victime. Ainsi, ce crime clairement négrophobe a été massivement relayé par des courants ouvertement racistes (hostiles à tous les non blancs) mais particulièrement haineux vis-à-vis des Arabes et Algériens. En effet, la frange nationaliste raciste du pays, parce qu’elle cultive une haine viscérale pour l’Algérie et les Arabo-musulmans en général, notamment à cause de l’humiliation nationale que la perte de l’Algérie a représentée et représente toujours aux yeux des nostalgiques de la colonisation, s’est emparée de l’affaire. Il en ressort que l’identité algérienne de l’auteur du crime devient stratégique. On ne peut donc pas comprendre l’enjeu politique de cette vive émotion et les manipulations dont elle a été l’objet sans comprendre le contexte politique général dans lequel elle s’insère :
1/ Le pouvoir blanc fait face depuis quelques années à une résistance antiraciste organisée qui appelle à la convergence des communautés indigènes dans le respect de leurs particularités et de leur agenda propre. Car cette résistance ne prône pas une alliance naïve, elle prend déjà en compte les tensions et les contradictions internes au mouvement décolonial et notamment les racismes qui la traversent. Les racistes le savent et ce projet les terrifie, d’autant plus que l’antiracisme politique rayonne au-delà de son périmètre national et gagne aussi l’extrême gauche.
2/ La tenue de la CAN, évènement 100 % africain, dont les répercussions en France sont considérables tant à cause de la fierté exprimée dans l’espace public que par sa réappropriation par les quartiers (CAN des QP) est un affront aux yeux des franges les plus racistes de ce pays. Les banlieues affirment en effet d’autres appartenances que celle à la nation et sont ainsi vues comme déloyales alors que dans les faits, c’est la nation française qui les rejette. Cette autonomisation vis à vis du fait national est un véritable camouflet pour une république qui se rêve une et indivisible, universelle et inclusive.
3/ La victoire de l’Algérie est juste insupportable d’autant que les débordements (saccages de bien publics, affrontements avec la police) tant espérés par l’extrême droite et par les médias avides de sensations malsaines n’ont pas eu lieu. Ainsi, la joie des descendants de Maghrébins exprimée sans complexe dans toutes les villes de France est vécue quasiment comme une déclaration de guerre chez les plus fachos sur fond de cris « on n’est plus chez nous ! » La ville de Lyon sait de quoi je parle puisque des ratonnades ont eu lieu en marge de la CAN dans l’indifférence générale.
Le problème crucial reste la réaction des indigènes tous confondus devant une situation complexe et sensible où rien ne doit être tu ou mis sous le boisseau.
1/ La campagne visant à incriminer un Algérien vient de sites guinéens (probablement trompés par des témoignages incriminant un supporter Algérien) mais a été amplifiée par des milieux d’extrême droite et relayée sans prudence par des sites de défense des communautés noires déjà échaudés par des incidents négrophobes odieux et intolérables qui ont émaillé la CAN.
2/ L’extrême droite sait qu’elle a une carte à jouer pour semer la zizanie car les faits sont là : la négrophobie maghrébine existe et elle est structurelle. Elle est par ailleurs renforcée par les politiques européennes qui paient les Etats du Maghreb dans leur rôle de gendarmes de l’Europe.
3/ Les communautés non blanches, toutes confondues, font tendanciellement un choix spontané fatidique lorsqu’il s’agit d’assouvir leur révolte légitime devant les vexations et humiliations du quotidien : les Arabo-musulmans préfèrent tendanciellement s’en prendre aux Juifs dont ils savent intuitivement leur « illégitimité » dans le corps d’une nation qui a échoué à vaincre son antisémitisme plutôt que de s’en prendre à la suprématie blanche. Ils s’en prennent donc à la catégorie hiérarchiquement au-dessus d’eux alors qu’elle n’est pas la plus dominante. Ce schéma est le même pour les Noirs : leur révolte légitime se cristallisera progressivement contre ceux que des siècles d’esclavage et de colonisation ont placé au-dessus d’eux mais qui, colonisés également, n’ont aucun pouvoir en France et sont, en plus, la cible privilégiée des politiques islamophobes et antiterroristes.
4/ Dans la fièvre générale, les réactions sont délétères.
– Les Algériens qui se voient injustement accusés pour ce crime ou pour un accident qui a causé la mort d’une femme et de son bébé, ne vont pas digérer facilement les offenses multiples qui leur sont faites gratuitement d’autant que, ayant une parfaite conscience des manipulations visant à entacher la CAN, ils ont redoublé d’efforts, dans le sillage du hirak algérien, pour être exemplaires (nettoyage des rues) et pour célébrer une fraternité africaine de plus en plus fantasmagorique. Acte révélateur à la fois d’une réalité négrophobe qui les traverse mais aussi d’une volonté de ne pas céder à la division. Pourtant, cette reconnaissance est possible lorsqu’elle est politisée intelligemment. C’est ce que nous avons expérimenté au Bandung du Nord ou dans les Marches de la dignité.
– Les sites et les orgas qui relaient des campagnes d’extrême droite engagent une lourde responsabilité. Idem, pour celles et ceux qui appellent au boycott des commerces maghrébins ou à manifester devant l’ambassade d’Algérie pour un crime commis en France (je n’en dirais pas autant d’une mobilisation qui dénoncerait la répression des Sub-sahariens par l’Etat algérien, cela va de soi). Quelle est la logique suivie ? Faudra-t-il appeler au boycott d’Auchan ou de la boutique bobo du coin si M. Dupont tue un indigène ou à un rassemblement devant l’ambassade du Portugal si un crime raciste est commis à Lyon par un descendant de Portugais ? L’a-t-on déjà fait dans le passé ? Pourquoi toute une communauté doit-elle payer pour un crime imputable à la personne qui l’a commis ? Autant, il y a une responsabilité morale et collective devant les crimes quels qu’ils soient, autant l’acte de tuer ne relève que de la culpabilité d’une personne. Tout indigène sait comment il souffre de la mise à l’index collective lorsque l’un de ses semblables commet un crime (faut-il rappeler les crimes odieux de Merah ou de Fofana que nous étions tous sommés de dénoncer publiquement sous peine d’être liés au crime par un fil invisible qui nous liaient aux crimes comme la corde au pendu ?). Va-t-on reproduire ce schéma de culpabilisation collective ?
5/ Dans la fièvre générale, les causes profondes de la haine négrophobe, qu’elle vienne de cet homme turc, d’un éventuel arabe ou d’un Blanc s’évanouissent comme par magie : la structuration raciste des Etats nation européens, son économie capitaliste qui s’impose au monde, son impérialisme qui détruit ET l’Afrique sub-saharienne ET le monde arabe : la Libye, l’Irak, la Syrie, la Palestine et le Yémen ne sont pas épargnés. Et la situation y est absolument effroyable. La formule en vogue d’un « suprémacisme » arabe est malvenue dans un contexte où la négrophobie arabe n’est pas un instrument impérialiste visant à conquérir ou à coloniser (même si les Etats arabes jouent un rôle dans la chaine impérialiste) mais un moyen de se maintenir au plus haut possible dans l’échelle raciale. C’est donc plus un phénomène d’intégration dans la suprématie blanche qu’autre chose. Sauf à penser que le monde arabe, dans l’état de domination dans laquelle il est, joue dans la même équipe que l’Occident.
Pour ma part, je ne retire rien de ce que nous disons depuis des années : si nous ne nous occupons pas de nos contradictions internes, le pouvoir blanc le fera pour nous. C’est ce qui se passe sous nos yeux actuellement. La négrophobie arabe ou maghrébine est un fait. Si l’assassin de Mamoudou Barry est un turc, les occasions pour qu’un tel drame arrive, perpétré par un Arabe, se présenteront un jour ou l’autre car les ingrédients sont là : un fascisme rampant, une dégradation sociale inquiétante qui touche dorénavant les classes moyennes blanches, une compétition plus forte entre des communautés hiérarchisées entre elles, un climat international délétère, un libéralisme sans foi ni loi. C’est pourquoi, il est illusoire de pousser des cris de soulagement parce que l’assassin est un turc. Maintenant, faire de cette négrophobie une nature propre à la culture arabo-musulmane est aussi inepte que de soutenir que le racisme est un trait naturel des peuples européens. Le racisme est toujours un produit de l’histoire, de l’impérialisme, de la place des nations dans les rapports Nord / Sud et de leur degré de dépendance et enfin des rapports sociaux de pouvoir à l’intérieur de la nation. Enfin, dans l’épreuve que nous traversons, si le caractère clairement négrophobe de ce crime n’est pas reconnu, si la dénonciation de la négrophobie structurelle imprégnant les communautés indigènes non noires n’est pas assumée et si le caractère tout aussi clairement anti-algérien et anti-arabe de la campagne médiatique qui a accompagné la CAN et a orienté la révélation de la mort de Mamoudou Barry n’est pas dénoncée, bref, si cette ligne n’est pas adoptée de la manière la plus large, nous nous mettrons tous fatalement au service de l’extrême droite. Les Etats-Unis ont connu leurs conflits et leurs rivalités interraciales (Noirs, Chicanos, Juifs, Améridiens…). Seule la suprématie blanche y a gagné. Cette situation doit être anticipée. Il est plus que jamais nécessaire de développer des solidarités et des synergies entre nos différentes communautés et mouvements de lutte. Nous devons conjuguer nos efforts pour reconstruire une conscience panafricaine qui démolira la base raciale qui a construit la césure entre l’Afrique du Nord et le reste de l’Afrique. Pour ce faire, empêcher notre ensauvagement doit être notre seul objectif. La démagogie ne fera que nous éloigner de ce but ultime. Et comme il n’y a que Baldwin pour avoir compris ça avant tout le monde, je ne peux que reposer sa question : « Qu’adviendra-il de cette beauté ? » Ma réponse : elle est funambule, elle marche sur un fil. #amourrévolutionnaire
Houria Bouteldja (PIR)