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26 avril 2024

Pots-de-vin et comptes offshore: le poison libyen de la Société générale


https://www.mediapart.fr/journal/france/300419/pots-de-vin-et-comptes-offshore-le-poison-libyen-de-la-societe-generale?onglet=full

Pots-de-vin et comptes offshore: le poison libyen de la Société générale

 PAR FABRICE ARFI

Officiellement, la tentaculaire affaire de corruption libyenne, qui a valu à la Société générale des reconnaissances de culpabilité en France, aux États-Unis et en Angleterre, était le fait d’un « manque de prudence » de quelques employés subalternes. Des documents internes à la banque française, obtenus par Mediapart, racontent une autre histoire.

Ce devait être de l’histoire ancienne, comme un souvenir délavé. En mai 2017, quand la Société générale a dû admettre sa responsabilité dans une tentaculaire affaire de corruption avec la Libye de Kadhafi, à l’origine pour la banque d’une succession de déboires historiques devant les tribunaux de ParisLondres et New York, le directeur général du groupe, Frédéric Oudéa, a parlé d’un « litige derrière nous ».

Dirigée depuis plus d’une décennie par Frédéric Oudéa, la Société générale, l’un des piliers du système bancaire français avec la BNP et LCL, a alors stigmatisé « le manque de prudence » de certains collaborateurs subalternes dans ce scandale. Celui-ci porte sur les relations privilégiées que la banque française a nouées avec la dictature libyenne entre 2005 et 2010, profitant notamment de la « lune de miel » – l’expression est d’un ambassadeur américain – entre Nicolas Sarkozy et Mouammar Kadhafi [voir notre dossier «L’argent libyen de Sarkozy»].

Frédéric Oudéa, le directeur général de la Société générale. © Reuters
Frédéric Oudéa, le directeur général de la Société générale. © Reuters

Un manque de prudence de quelques lampistes ? La réalité est un peu plus complexe. Des documents internes à la Société générale, obtenus par Mediapart, montrent que Frédéric Oudéa a été informé du système de commissions versées à un proche du clan Kadhafi – commissions que les justices française, américaine et britannique qualifieront de véhicules de la corruption – et qu’il s’est personnellement impliqué dans au moins un deal litigieux avec l’ancienne dictature en se rendant en octobre 2008 à Tripoli, où il a contresigné un marché avec le régime en place.

Le contrat en question, baptisé « Opération SEAF », a donné lieu au versement sur un compte suisse de 12,5 millions de dollars de commissions occultes au bénéfice d’une société au Panama, à partir de laquelle près de 3 millions de dollars ont été transférés dans les poches d’un officiel libyen.

Interrogé par Mediapart, la Société générale nuance et indique que, selon elle, rien ne vient aujourd’hui « suggérer » que Monsieur Oudéa ou un autre membre de la direction générale de la banque « aurait eu connaissance » de la destination finale des fonds.

Mais au-delà du cas personnel d’Oudéa, le scandale libyen de la Société générale éclaire d’une lumière crue une pratique de plus en plus répandue au sein de grands groupes français qui promeuvent une sorte de déresponsabilisation de leur haute hiérarchie dans des dossiers de corruption industrielle et financière. Des exemples similaires existent avec Airbus ou Alstom.

Le scénario est souvent le même : des fusibles sont mis à l’index et c’est l’entreprise, assise sur de formidables capacités financières, qui assume, seule, le prix de la corruption et le risque de réputation. Les principaux dirigeants, sous l’autorité desquels les faits ont pourtant eu lieu, s’en sortent pour leur part sans une égratignure. Et la vie continue.

L’histoire libyenne de la Société générale est pourtant celle d’une corruption méthodique et ininterrompue pendant plusieurs années. Au bout du compte, elle lui a coûté au bas mot 1,5 milliard d’euros en amendes et dédommagements, entre les différentes procédures ouvertes à Londres, Paris et New York.

Tout a commencé en octobre 2004, année de la levée de l’embargo qui visait la Libye de Kadhafi, ancien État terroriste (à l’origine notamment des attentats de Lockerbie et du DC-10 d’UTA) revenu « dans le concert des nations », selon l’expression consacrée. Le même mois, la Société générale valide une collaboration exclusive avec ce que l’on appelle pudiquement en interne un « apporteur d’affaires », en réalité un agent de corruption.

Saïf al-Islam Kadhafi, le fils du dictateur libyen. © (dr)
Saïf al-Islam Kadhafi, le fils du dictateur libyen. © (dr)

L’homme en question, Walid G., ressortissant libyen et italien qui réside entre Dubaï et Londres, est un proche du clan Kadhafi. En particulier du fils du dictateur, Saïf al-Islam, pilier du régime dont il incarnait alors l’aile réformiste aux yeux des démocraties occidentales. Selon certaines sources, Walid G. était, avec d’autres, le « coffre-fort » de Saïf al-Islam Kadhafi, celui par lequel l’argent de la corruption devait transiter. « Cette proximité était à la base de la relation contractuelle qui a été établie avec l’intermédiaire », notera d’ailleurs le Parquet national financier (PNF), qui a enquêté sur l’affaire entre 2016 et 2018.Comme dans tout bon schéma de corruption, il faut une coquille offshore, c’est-à-dire une société dissimulée dans un paradis fiscal et dont le bénéficiaire économique réel est caché. Pour les affaires libyennes de la Société générale, celle-ci verra le jour au Panama, en février 2005, sous le nom de Leinada Inc. Bien que ne figurant pas nommément dans les statuts, Walid G. en est l’ayant droit.

Entre 2005 et 2009, la société Leinada Inc. a perçu de la Société générale plus de 90 millions de dollars de commissions occultes, versés sur un compte ouvert à Zurich, en Suisse. L’intermédiaire touchait en moyenne entre 1,5 et 3 % sur la valeur totale des investissements du régime libyen auprès de la banque française, essentiellement des produits financiers complexes. Au total, quatorze investissements frauduleux, représentant plus de 2 milliards de dollars, ont été identifiés par les différentes justices qui se sont penchées sur le dossier.

Problème : il a été impossible pour les enquêteurs d’établir avec précision la réalité du travail fourni par l’intermédiaire, qui n’avait d’ailleurs pas de compétences particulières en la matière. En revanche, il a pu être démontré que l’intéressé avait procédé, selon les mots de la justice française, « à des versements illicites et fournissait certains avantages financiers à des agents publics libyens » afin de décrocher les marchés financiers tant convoités.

Plusieurs flux de corruption ont été clairement identifiés. En 2007 et 2008, l’intermédiaire de la Société générale a ainsi transféré au moins 20 millions de dollars à un membre de la famille du directeur général de la Libyan Investment Authority (un fonds souverain du régime), connu pour être un proche de Saïf al-Islam. En janvier 2008, le même intermédiaire a également versé 300 000 dollars – sans explication valable autre que celle de la corruption – à une société, baptisée Nessco, dirigée par un proche de Saïf al-Islam Kadhafi.

Un langage codé avait été mis en place au sein de la banque pour savoir si l’intermédiaire avait « cuisiné » – comprendre : corrompu – des officiels libyens pour le bien des affaires. D’autres fois, il était question de « biscuits bientôt dans le four » et de « boulanger bien introduit », selon les documents recueillis par Mediapart.

Des alertes internes ignorées

En interne, certains cadres de la Société générale ont tenté d’alerter sur la nature problématique de la relation avec Walid G. et sa coquille panaméenne. « Comme vous le savez, ce dossier est considéré comme sensible chez nous à plusieurs égards », écrit ainsi dans un mail de février 2008 un employé suisse de la banque, ajoutant que celle-ci s’est mise « en infraction avec [ses] propres règles ». Cinq mois plus tard, en juin 2008, le même salarié rappellera qu’il a été demandé à de nombreuses reprises la « fermeture de ce compte à risques accrus, dont nous ne saisissons pas l’objet ».

Toutes les alertes resteront vaines et les affaires continueront de plus belle avec la dictature libyenne, ce qui, selon plusieurs actuels et anciens cadres de la Société générale, prouve la validation du système de commissions occultes au plus haut niveau de la banque.

Le colonel Mouammar Kadhafi. © Reuters
Le colonel Mouammar Kadhafi. © Reuters

De fait, parmi les contrats visés par les différentes enquêtes judiciaires internationales figure un investissement du régime Kadhafi de 500 millions d’euros, décidé en octobre 2008, et auquel Frédéric Oudéa va prendre part personnellement. Le marché concerne la mise sur pied d’un fonds d’investissements basé à Jersey, un paradis fiscal des îles anglo-normandes : le Strategic Equity Acquisition Fund (SEAF), le tout en partenariat avec la Libyan Investment Authority.

La perspective d’un déplacement de Frédéric Oudéa en Libye pour conclure le deal est évoquée dans des mails internes dès le mois de juillet 2008. Le voyage libyen d’Oudéa aura lieu le 12 octobre : départ à l’aube par jet privé au décollage de l’aéroport du Bourget, direction Tripoli.

Or, trois jours avant le déplacement, le 9 octobre, deux cadres de la banque ont envoyé à l’attention de Frédéric Oudéa un memorandum dans lequel sont détaillées la nature du voyage et du contrat en négociation, ainsi que la liste des rendez-vous prévus avec des Libyens. Parmi eux : Hatim Gheriani, Mohamed Layas et Mustafa Zarti, dont les noms reviendront avec insistance dans les documents judiciaires américains et anglais contre la Société générale.

Zarti est un proche de Saïf al-Islam, avec lequel il a notamment été associé en affaires au sein d’une société du nom de RAS Hilal Marines Services, selon des documents obtenus par Mediapart. Quant à Gheriani, son nom est cité dans un mémo interne de juin 2011 de la Cour pénale internationale (CPI), dans lequel il est indiqué qu’il a reconnu avoir mené plusieurs opérations financières pour le compte personnel de Saïf al-Islam Kadhafi.

Mais ce n’est pas tout. En page 13 du mémo de la Société générale adressé à Oudéa – neuf autres cadres de la banque sont en copie –, il est explicitement fait référence à la « rémunération de l’apporteur d’affaires ». « SG [Société générale – ndlr] devra rémunérer, au titre d’un contrat d’apporteur d’affaires, l’intermédiaire qui a mis en relation SG et l’investisseur », peut-on lire.

Extrait du mémo adressé à Frédéric Oudéa en octobre 2008 pour son déplacement à Tripoli. © DR
Extrait du mémo adressé à Frédéric Oudéa en octobre 2008 pour son déplacement à Tripoli. © DR

Le nom de la société offshore Leinada Inc., qui a été caché durant les négociations par la Société générale à des Libyens non concernés par la corruption, n’est pas formellement cité – il est remplacé par « XXX » dans le document –, mais le mécanisme des commissions et ses montants afférents sont clairement évoqués. Ceux-là mêmes que plusieurs justices internationales stigmatiseront comme étant au cœur de la corruption.

Contrat libyen signé de la main de Frédéric Oudéa. © DR
Contrat libyen signé de la main de Frédéric Oudéa. © DR

Le 12 octobre 2008, les documents de constitution du fonds SEAF, domiciliés à Jersey, seront signés de la main même d’Oudéa (voir ci-contre), preuve de son implication personnelle dans cette partie de l’histoire libyenne.

Moins d’un mois plus tard, le 7 novembre, la Société générale signe un contrat avec la société panaméenne de l’intermédiaire de la banque, Leinada Inc, qui touchera vingt jours plus tard 12,5 millions de dollars de commissions occultes sur un compte suisse. Le jour même, 2,7 millions de dollars sont transférés du même compte dans les poches d’un officiel libyen, un haut fonctionnaire. La preuve d’une corruption active, selon la justice.

Extrait du contrat liant la Société générale à une société panaméenne, Leinada Inc., véhicule de la corruption, d'après la justice. © DR
Extrait du contrat liant la Société générale à une société panaméenne, Leinada Inc., véhicule de la corruption, d’après la justice. © DR

Sollicitée par Mediapart, la Société générale veut nuancer la portée du mémo adressé à Frédéric Oudéa : « Il n’est suggéré nulle part dans ces accords que Monsieur Oudéa ou un membre de la direction générale de la banque aurait eu connaissance des manquements commis par l’apporteur d’affaires. » La banque précise : « Le document de 2008 auquel vous faites référence avait été communiqué aux autorités pénales française et américaine par nos soins. Ce mémorandum expose factuellement le contexte commercial d’une prochaine rencontre avec la Libyan Investment Authority (LIA). »

En 2013, après la chute du régime Kadhafi, les nouveaux dirigeants des institutions financières libyennes ont découvert les paiements suspects au Panama et la corruption couverte par la Société générale. Un courrier furibard a été envoyé en ce sens à la banque française par la LIA à l’été 2013. Dans une réponse datée du 6 septembre, Frédéric Oudéa tente d’éteindre l’incendie naissant : « Je confirme que toutes les transactions avec la LIA ont été réalisées dans le respect total des règles de compliance avec toutes les lois et régulations en vigueur et les règles internes (de la banque). »

Moins de cinq années plus tard, confronté aux preuves accumulées par les enquêtes judiciaires, Frédéric Oudéa devra changer radicalement de version, jusqu’à reconnaître la responsabilité pleine et entière de la banque dans la corruption sous Kadhafi.

« Pendant des années, la Société générale a porté atteinte à l’intégrité des marchés mondiaux et des institutions étrangères en publiant de fausses données financières et en sécurisant frauduleusement des contrats par la corruption », a commenté au printemps 2018 un procureur new-yorkais, John Cronan. « Lorsque les institutions financières convainquent les fonctionnaires étrangers d’accepter des pots-de-vin en échange d’affaires lucratives, leurs actions menacent directement le système international de libre marché, sans parler de notre sécurité nationale », a surenchéri le directeur adjoint du FBI à New York, William F. Sweeney.

Frédéric Oudéa réclame aujourd’hui le renouvellement de son mandat à la tête de la Société générale pour les quatre prochaines années. Un vote des actionnaires doit avoir lieu en ce sens le 21 mai.

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