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13 novembre 2024

Algérie : « L’Europe et la France seront solidaires ou complices »


Publié par Gilles Munier sur 4 Octobre 2019, 09:57am

Alger – 27 septembre 2019

Tribune de Thomas Serres (revue de presse : Le Monde/Afrique – 29/9/19)*

Dans un discours d’une honnêteté rare, l’ambassadeur de France à Alger, Xavier Driencourt, avait admis le 14 juillet avoir sous-estimé le peuple algérien. Il avait soutenu la révolution en cours, tout en louant la souveraineté pleine et entière du pays. Depuis, rien. Tétanisé après avoir soutenu Abdelaziz Bouteflika, l’Elysée regarde le nouvel homme fort du pays, le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah, se démener pour maintenir les privilèges de l’armée, assurer l’impunité de ses fidèles – dont la corruption n’a rien à envier aux affairistes déjà emprisonnés – et limiter l’ampleur du changement politique. La France et l’Europe laissent la contre-révolution se dérouler, en espérant que ne rien faire soit le meilleur moyen de ne pas insulter le futur. C’est là qu’elles se trompent.

Le hirak (« mouvement ») n’est pas limité à la marche du vendredi. Depuis plus de six mois, les étudiants se réunissent également tous les mardis pour demander le départ de la clique politico-militaro-économique qui a détourné les richesses du pays depuis vingt ans. Si le mouvement se limite dans l’espace public à ces deux journées de mobilisation, ce n’est pas par choix. Les tentatives d’organiser d’autres rassemblements se sont heurtées à un dispositif sécuritaire massif et des arrestations en série des militants pacifistes.

Un appareil répressif conçu avec la France

Depuis la mi-juin, le hirak a pris la forme d’une confrontation entre les partisans d’une présidentielle dans les plus brefs délais, rassemblés derrière Ahmed Gaïd Salah et la machine bureaucratico-militaire qui tient l’Etat, et les opposants qui demandent une Constituante et le départ de tous les anciens membres du régime. En réponse à ces demandes, Ahmed Gaïd Salah a tenté de décrédibiliser ses adversaires en les assimilant à des « Berbéristes » et des « manipulés » menaçant l’intégrité de la nation.

Jusqu’à récemment, les partis et associations des « Forces de l’alternative démocratique » se sont heurtés aux entraves administratives et au harcèlement de militants isolés. Ces dernières semaines, plusieurs arrestations d’opposants, dont Karim Tabbou, le leader de l’Union démocratique et sociale – libéré le 25 septembre puis de nouveau arrêté le 26 septembre – et Samir Belarbi, une figure du mouvement Barakat, ont marqué une surenchère dans cette logique répressive.

Or, l’appareil répressif qui sert à imposer l’élection a été conçu avec le soutien actif de la France. La formation des forces de police algériennes à la « gestion démocratique des foules » est le produit d’une coopération sécuritaire de longue durée, que l’Union européenne a d’ailleurs encouragée. Dès lors, la responsabilité européenne et française est engagée.

Pourquoi rejeter une élection présidentielle alors qu’un gouvernement non élu gère le pays depuis six mois ? Ceux qui réclament un gouvernement d’union nationale et une Constituante le font pour trois bonnes raisons. Tout d’abord, l’élection d’une Constituante permettrait de refonder le système politique et de recréer de la confiance. Elle permettrait aussi de réorganiser un champ politique extrêmement fragmenté, afin que chaque camp compte ses forces et puisse préparer une stratégie et des alliances. Enfin, compte tenu de l’emprise de la machine bureaucratico-militaire sur les institutions, il ne fait guère de doute qu’elle sera en mesure d’imposer son favori.

« Vous avez mangé le pays »

Or, les deux « favoris » de la présidentielle prévue en décembre ne sont autres qu’Ali Benflis, ancien secrétaire général du FLN et premier ministre devenu opposant de service du régime, et Abdelmadjid Tebboune, ancien wali (gouverneur), cinq fois ministre depuis 1992, et également premier ministre de Bouteflika entre mai et août 2017. Le changement de système attendra.

Ali Benflis plaît aux Occidentaux, et pour cause : en 2014, il annonçait aux Echos que la solution à la crise algérienne était de complètement libéraliser l’économie nationale. Face à la crise budgétaire qui résulte de plus de deux décennies de corruption et de privatisations frauduleuses, le moment semble venu de porter le coup fatal aux résidus de l’économie socialiste. C’est dans ce contexte que le gouvernement Bedoui a annoncé la fin de la règle du 51/49 encadrant les investissements étrangers et un retour à l’endettement extérieur. Quoi que l’on pense de ces mesures, le fait est qu’un gouvernement sans représentativité démantèle la souveraineté économique du pays pour envoyer des gages de bonne conduite à ses partenaires étrangers.

Le hirak est pourtant largement une conséquence du sentiment partagé d’un vol des richesses nationales. « Vous avez mangé le pays », chantaient les manifestants. Mais le régime n’a pas « mangé » l’Algérie tout seul. Il a bénéficié de la complicité active de compagnies étrangères, et notamment européennes (la compagnie pétrolière italienne ENI par exemple), de banques peu regardantes (principalement en Suisse), et bien sûr de la bienveillance des pouvoirs publics. La France, entre autres, a été particulièrement accueillante pour les capitaux mal acquis des dignitaires algériens, notamment à travers l’achat de propriétés immobilières.

Le droit de vivre dans la dignité

Rien ne sert de parler de ce qui serait juste. L’absence de boussole morale des autorités françaises et européennes dès lors qu’il s’agit du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord est acquise. Il faut donc parler le langage de l’intérêt.

Puisque l’intérêt proclamé du gouvernement français et de la nouvelle Commission européenne est de limiter les migrations, disons-le franchement, les Algériens ne demandent que ça : le droit de rester chez eux et de vivre dans la dignité. Pour cela, ils luttent pour instaurer un système fondé sur la souveraineté populaire et la justice sociale. Les étudiants défilent ainsi chaque semaine dans le calme pour ne pas avoir à émigrer pour fuir un état de non-vie.

Dans ce contexte, qu’est-ce que la France et l’Europe peuvent offrir ? Pas besoin de grands discours, qui seraient de toute façon perçus comme une ingérence. Non, des actes. Mettre fin à la coopération sécuritaire avec la police et l’armée algériennes tant que celles-ci réprimeront des manifestants pacifiques. Poursuivre les entreprises corruptrices, lancer des enquêtes sur les biens mal acquis, publier les documents en possession du fisc et rapatrier les capitaux volés au peuple algérien. Enfin, préparer une aide économique d’urgence pour que le peuple puisse poursuivre sa révolution sans que l’épée de Damoclès des marchés ne plane au-dessus de sa tête. Des actes, rien que des actes, pour garantir l’avenir.

Si les Européens et la France tiennent vraiment à limiter les migrations, cela ne tient qu’à eux. Les Algériens ont fait leur part. Mais ils ne triompheront pas sans un minimum de solidarité.

Thomas Serres est enseignant-chercheur à l’université de Californie Santa Cruz. Il est l’auteur de L’Algérie face à la catastrophe suspendue (éd. Karthala, 2019).

*Source : Le Monde/Afrique

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