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18 novembre 2024

Entretien avec Georges Habache, cofondateur du FPLP


Entretien avec Georges Habache, cofondateur du FPLP

vendredi 11 octobre 2019
par  Ballast


Georges Habache est mort en 2008. Il avait cofondé en 1967 le Front populaire de libération de la Palestine, une organisation marxiste, laïque et panarabe, célèbre dans les années 1970 pour ses détournements d’avions. Considéré par Israël comme un « chef terroriste » et comme un héros national par nombre de Palestiniens, Habache appelait à la fin de sa vie à la création d’un État démocratique et laïc, où coexisteraient Arabes (musulmans et chrétiens, comme lui-même l’était) et Juifs. Cet entretien est extrait de l’ouvrage Les Révolutionnaires ne meurent jamais, réalisé par le journaliste Georges Malbrunot et paru aux éditions Fayard l’année de sa disparition. Un témoignage historique et politique essentiel, qui questionne notamment l’islam politique, au lendemain de l’effondrement soviétique, et la pérennité des régimes en place dans le monde arabe, deux années avant ce qu’il est d’usage de nommer son « printemps ».

Quel bilan tirez-vous de vos cinquante ans de lutte ?

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Georges Habache

De temps à autre, je me réveille la nuit en pensant à tout ce que je n’ai pas accompli durant ces cinquante années : le socialisme, la lutte armée, la récupération de nos terres. Où sont mes acquis par rapport à ces slogans brandis au début de mon parcours ? Parfois, j’ai l’impression que je n’ai pas réalisé grand-chose. Cela étant, ma grande fierté reste d’avoir participé activement à la libération du Yémen du Sud.

C’est bien peu, au regard du combat pour la Palestine !

Certes, mais de tout temps nous avons établi un lien étroit entre le combat pour le nationalisme arabe et la lutte palestinienne, et cet acquis au Yémen reste une grande source de satisfaction quand je vois que des centaines de milliers de Yéménites vivent désormais librement dans leur pays. Je suis également fier d’avoir participé à la vie politique du Koweït à travers nos camarades établis sur place, en particulier Ahmed Khatib. Mon troisième succès réside dans la transformation du FPLP, mouvement nationaliste, en un mouvement marxiste. En revanche, je ne suis pas très satisfait de ne pas avoir assez insisté, dans mes mots d’ordre, sur la démocratie. La démocratie en Palestine d’abord, ensuite dans le monde arabe. Quant à l’unité arabe, nous en avons beaucoup parlé sans jamais dire clairement ce qu’elle recouvrait exactement. Avant, nous la concevions comme une union de tous les pays de la région sous la houlette d’un État. Ce n’est plus envisageable. Aujourd’hui, ce souci de l’union existe toujours, mais son application doit tenir compte des particularismes de chaque pays arabe. Je pense que l’expérience du Mouvement des nationalistes arabes requiert davantage d’étude et d’analyse. […]

La démocratie progresse en Afrique, en Asie, mais pas dans le monde arabe. Pourquoi ?

« Lorsque des gens prétendent que la religion peut résoudre tous les problèmes, qu’ils soient économiques ou politiques, cela créé des blocages. »

Plusieurs facteurs contrarient les avancées démocratiques dans la plupart des pays arabes. D’abord, dans ces pays, les services de sécurité sont très puissants. Ils sont là pour protéger les régimes, leurs intérêts, lutter contre les opposants, et non pas pour promouvoir la démocratie. Il convient également de souligner que certains régimes occidentaux n’ont aucun intérêt à ce que la démocratie se développe dans le monde arabe. Enfin, la manière dont est interprétée la religion est également un obstacle à la percée de la démocratie. Lorsque des gens prétendent que la religion peut résoudre tous les problèmes, qu’ils soient économiques ou politiques, cela créé des blocages. La religion, quelle qu’elle soit, est un frein à la démocratie lorsqu’elle se place au-dessus du débat. Les mouvements laïcs comme le nôtre étaient intéressants, car ils considéraient la religion comme une affaire personnelle. Mais, aujourd’hui, même au FPLP, des sympathisants commencent à être attirés par les idéaux islamiques. C’est un sujet très sensible, je ne rentrerai pas dans les détails afin de ne pas être mal interprété. Nous avons besoin d’avoir des sympathisants, c’est pourquoi nous devons les ménager pour ce qui est de leurs croyances. Même si ce débat sur la place de la religion n’est que très peu abordé aujourd’hui, je garde l’espoir que, dans deux ou trois ans, cela pourra changer. L’islam, en effet, est basé sur la shoura : la consultation. Dans la différence, il y aussi la clémence. Il y a du bon dans toute religion. Quand je dis que je suis chrétien, ce n’est pas par fanatisme, mais parce que j’aime les aspects positifs du christianisme. La tolérance, l’amour du prochain, le dévouement sont des composantes de cette religion qui me rend heureux et que je pratique tous les jours.

Si la démocratie était respectée, en Égypte les Frères musulmans l’emporteraient, en Palestine ce serait vraisemblablement le Hamas, au Liban le Hezbollah, en Jordanie les frères musulmans encore. Des élections libres porteraient les forces islamistes au pouvoir. Faut-il poursuivre la voie de la démocratisation ou prendre en compte ce danger ?

Il faut aller vers la démocratie, quel que soit le risque de raz-de-marée islamiste. Donner leur chance à ces mouvements est nécessaire pour que les populations concernées puissent juger de leurs actions. Ce serait une excellente manière de les mettre à l’épreuve. Et donc, à terme, de les affaiblir. L’exemple de l’Algérie est éloquent : au début des années 90, le processus électoral y a été interrompu. L’armée a pris le pouvoir, ensuite le pays a traversé une période difficile. On aurait mieux fait de laisser les islamistes montrer ce dont ils étaient capables, une fois au pouvoir.

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Habache et Arafat (DR)

C’est ce qu’avait réalisé le roi Hussein en 1989 en nommant plusieurs ministres parmi les Frères musulmans qui venaient de remporter les élections législatives — avant de les congédier quelques années plus tard.

Le roi Hussein était d’une sagesse et d’une intelligence rares.

Et si les islamistes ne veulent pas quitter le pouvoir, une fois élus ?

Dans ce cas, au nom de la démocratie, nous lutterons pour les chasser du pouvoir ! C’est bien pour cette raison que j’ai voulu réviser notre mot d’ordre, fondé sur l’unité, la libération et le socialisme, pour y ajouter le concept de démocratie. Car cette démocratie permettrait à un parti comme le nôtre d’entrer pleinement dans le jeu politique, en lui conférant beaucoup plus de force. Cela favoriserait le jeu de l’alternance.

Comment voulez-vous instaurer aujourd’hui l’alternance lorsqu’on voit que Bachar al-Assad succède à son père, Hafez al-Assad, en Syrie, que Gamal Moubarak fera vraisemblablement de même en Égypte après le départ d’Hosni Moubarak, et idem dans la Libye du colonel Kadhafi ?

Ce système de république héréditaire ne durera pas éternellement. Historiquement, la démocratie a toujours fini par triompher. Voyez en Égypte, par exemple, où le mouvement Kefaya (« Ça suffit ») manifeste en faveur de davantage de démocratie, malgré la répression policière. Tout espoir n’est pas perdu.

[…] Que pensez-vous de l’islamisme radical et de ses dérives violentes ?

« Après la chute de l’URSS, les échecs des mouvements de libération nationale et de l’unité arabe, les populations ont perdu leurs idéaux. »

Après la chute de l’URSS, les échecs des mouvements de libération nationale et de l’unité arabe, les populations ont perdu leurs idéaux, elles se sont ruées sur l’islamisme, y voyant une alternative, un nouvel espoir. Sur le plan politique, cette montée en puissance de l’islamisme constitue une régression. Cela étant, il ne faut pas croire que l’islam politique est aussi dangereux que ses adversaires le prétendent : en s’opposant à l’hégémonie américaine qui est au cœur de notre combat depuis des décennies, cet islam politique recèle une composante nationaliste que l’on ne peut nier. Les dirigeants du Hamas ou du Hezbollah sont de vrais nationalistes. Ne voyez pas leur combat à travers le prisme réducteur du voile, par exemple. Mais il est vrai qu’il y a, de la part de certains, une volonté de détourner la religion à des fins politiques.

Vous reconnaissez que certains de vos sympathisants sont désormais sensibles aux sirènes islamistes. N’est-ce pas le résultat de votre entente, pendant longtemps, avec les islamistes du Hamas contre le Fatah et l’Autorité palestinienne qui défendaient le processus de paix avec Israël ?

D’abord, il faut comprendre que nous ne pouvons pas froisser les sensibilités religieuses de nos sympathisants, au risque de les perdre. Au sein du FPLP, nous commençons à voir en effet certains de nos membres aller à la mosquée, et des femmes se voiler le visage. La direction et les cadres du FPLP n’ont pas encore été influencés. Le filtre des recrutements est là pour freiner ce phénomène : je vous rappelle qu’un long travail éducatif est effectué auprès du candidat à l’adhésion au FPLP. L’idéologie du parti est très ancrée chez ses membres. La polygamie, par exemple, est interdite au FPLP. Nous évoquons cette dérive, mais nos débats là-dessus, c’est vrai, ne sortent pas du huis clos de nos réunions. Nous préférons parler aux militants du danger numéro un pour nous : l’hégémonie américaine dans la région. Quant à votre reproche portant sur nos relations avec le Hamas, vous ne pouvez pas dire que nous mangeons avec le diable en nous étant alliés politiquement avec lui contre le processus de paix. Il s’agit avant tout d’une union dans le combat. La résistance palestinienne représentée par ses mouvements n’a absolument rien à voir avec les mouvements islamistes d’Algérie ou d’Irak. Mais chaque époque à ses règles du jeu : aujourd’hui, Israël reste l’ennemi. Il nous faut donc trouver des alliés pour lutter contre Israël. Sur la scène palestinienne, nous nous allions avec qui combat Israël. Il se trouve que c’est le Hamas, mais ce pourrait aussi bien être une autre faction. On ne peut pas dissocier le problème palestinien du conflit israélo-arabe dans son ensemble. Les États-Unis voulaient nous imposer leur nouveau Moyen-Orient. Heureusement, la carte irakienne qu’ils espéraient facile à jouer s’est révélée extrêmement périlleuse en raison des coups très durs qui leur sont assénés par la résistance. Via Israël, les Américains ont également cherché à asséner des coups au Hezbollah, ils ont échoué. C’est vrai qu’à chaque fois les forces islamistes participent activement, avec d’autres, au combat contre l’hégémonie américaine.

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Ismail Haniyeh, leader du Hamas (Reuters)

[…] J’insiste : n’est-ce pas dangereux [cette part importante prise par les islamistes] ?

C’est probable, nous en sommes conscients. Mais les islamistes ne sont pas aujourd’hui nos ennemis. Bien sûr qu’il s’agit d’un sujet gênant pour un certain nombre d’entre nous ! Le modèle islamiste comporte beaucoup de points négatifs ; en termes de choix de société, notre vision est différente, notamment sur la question des femmes. Aujourd’hui, à Gaza, certains aspects sociaux de la vie quotidienne sont inquiétants. Mais, à court terme, nous devons garder à l’esprit notre vision stratégique. Pour l’avenir, nous faisons tout pour faire prendre conscience aux cadres du FPLP du danger de cet élan islamiste.

Estimez-vous que les islamistes sont des démocrates ?

À l’intérieur même du courant islamiste, des contradictions existent. Les Frères musulmans égyptiens tiennent un discours plus ou moins démocratique. Quant au Hamas, je ne veux considérer pour l’instant que sa lutte politique et militaire contre Israël. La composante sociale de son projet politique n’est pas notre priorité, même si nous sommes très au fait de ses limites. De même que son respect de la démocratie reste à démontrer sur le long terme.

Le Hamas a remporté les dernières élections législatives de 2006. Avant même qu’il ait pris le pouvoir par la force à Gaza, la communauté internationale a refusé de discuter avec lui, parce qu’il ne reconnaît pas Israël, les accords passés avec l’Autorité palestinienne, et ne renonce pas au terrorisme. Que pensez-vous de cette politique marquée également par une volonté de le sanctionner financièrement ?

« La démocratie que chante l’Occident n’est que poudre aux yeux. D’ailleurs, les Américains qui s’en faisaient les chantres n’en parlent plus, après leur retentissant échec en Irak. »

C’est une véritable gifle qui est donnée à tous les partisans de la démocratie dans le monde arabe. Ce refus de reconnaître la réalité montre bien que l’Occident ne veut rien d’autre que sa propre démocratie, qu’il ne tient qu’à coopter des personnalités parmi les plus proches de ses propres choix. La démocratie que chante l’Occident n’est que poudre aux yeux. D’ailleurs, les Américains qui s’en faisaient les chantres n’en parlent plus, après leur retentissant échec en Irak. […] Il est très important de ne pas faire l’amalgame entre résistance et terrorisme. Nous sommes opposés à tout acte terroriste gratuit qui frappe les civils innocents. La résistance, en revanche, est légitime face à une situation d’occupation. Un peuple a le droit de défendre son pays lorsqu’il est occupé.

[…] Dans les années 70, le FPLP avait-il pensé aux attentats-kamikazes ?

Je n’ai jamais été attiré par cette pratique. Si je comprends pourquoi des hommes ou même des femmes en arrivent là, étant donné l’oppression qu’ils subissent, je n’ai jamais encouragé les attentats-suicides au sein du FPLP. […] Quoi qu’il en soit, la vie humaine a une trop grande valeur pour que j’approuve ces attentats-kamikazes. Peut-être avons-nous sur cette question une vision proche des Occidentaux, mais la différence entre vous et moi, c’est que je ne condamne jamais de tels actes. Il faut voir en effet la détresse qui pousse les Palestiniens à agir ainsi face à une agression qui dure depuis plus d’un demi-siècle.

Peut-être est-ce dû aussi à la religion chrétienne, où le mot Jihad, la « guerre sainte », n’existe pas ?

Dans un long entretien que j’avais accordé il y a quelques années à la presse, je me définissais comme chrétien, socialiste et marxiste. La tolérance et l’amour du prochain sont, comme je vous l’ai dit, les éléments que j’ai choisi de privilégier dans ma religion. Peut-être est-ce ce qui me distingue de cette idéologie qui glorifie le suicide. Mais cela ne signifie pas que mon amour pour autrui et ma tolérance vont me faire pardonner les crimes commis par Israël contre le peuple palestinien. Nous sommes en position d’autodéfense. J’en profite pour ajouter que tout le monde, au FPLP, a bien compris que je pouvais être marxiste sans pour autant être antireligieux ou athée. […]

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Leïla Khaled, 2015 (DR)

Votre femme a joué un rôle important dans votre vie et votre combat. Au-delà, quel est votre regard sur la place de la femme dans la société arabe ?

Je me suis toujours beaucoup intéressé au rôle de la femme dans la société. J’ai demandé à savoir quel était le pourcentage de présence féminine au sein du FPLP. J’ai toujours tenu à être avec Hilda le 8 mars pour la journée de la Femme. Le rôle des femmes dans la lutte palestinienne a toujours été très important. Hilda s’est toujours battue à mes côtés, on ne peut pas ne pas parler d’elle lorsqu’on évoque ma lutte. Tout ce que j’ai fait l’a été grâce à son soutien et son aide. Je tiens à mentionner également trois autres femmes membres du bureau politique du FPLP : Leïla Khaled, Mariam Abou Daa et Khaleda Jarra.

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