par Kareem Salem..
Plus de huit ans après la révolution libyenne et la mort du colonel Mouammar Kadhafi, la Libye est toujours ravagée par des luttes internes pour le pouvoir. Il est à noter que depuis la mort du dictateur libyen, aucune force n’a réussi à prendre le contrôle de l’ensemble du territoire. À l’heure actuelle, la Libye est divisée entre deux autorités rivales qui se disputent le pouvoir : d’un côté, le Gouvernement d’union national (GNA) du Premier ministre Faïez el-Serraj, reconnu par l’Organisation des Nations unies (ONU) et basé dans la capitale Tripoli, qui contrôle une petite zone dans l’ouest de la Libye, et d’autre part, un Parlement et un gouvernement, dits de Tobrouk ( du nom d’une ville portuaire de l’Est de la côte libyenne, où ils sont installés), et leur bras armé, l’Armée nationale libyenne (ANL), dirigée par le maréchal Khalifa Haftar, qui maîtrisent environ 85% du territoire libyen.
Les combats entre les deux camps se sont particulièrement intensifiés depuis que le maréchal Haftar a lancé une offensive sur Tripoli le 4 avril 2019. Ce dernier a justifié son offensive pour purger Tripoli et ses alentours des milices islamistes alliées au GNA. En effet, le Premier ministre du GNA est particulièrement soutenu par les groupes islamistes de la ville de Misrata et par des puissances étrangères, notamment la Turquie, qui a envoyé ses conseillers et forces spéciales militaires ainsi que des combattants syriens pro-Turcs vers le conflit libyen. En ce qui concerne le maréchal Haftar, il bénéficie du soutien, entre autres, des Émirats arabes unis et de l’Égypte, ainsi que des mercenaires russes du groupe Wagner, proche du Kremlin. Compte tenu du chaos qui règne en Libye, en raison de sa proximité géographique avec l’Europe et de sa position stratégique, il est important que l’Europe s’unisse pour apaiser les tensions en Libye.
L’intensification des tensions pourrait provoquer une nouvelle crise migratoire.
Une détérioration de la situation sécuritaire en Libye pourrait conduire à une nouvelle crise migratoire en Europe. Cela reste plausible compte tenu du fait que des vols cargos ont été observés dans les aéroports libyens de l’ouest et de l’est, fournissant aux parties des armes avancées, des véhicules blindés, des conseillers et des combattants malgré le fait que les principaux pays impliqués dans le conflit se sont récemment engagés à respecter l’embargo sur les livraisons d’armes à la Libye. Il convient de noter qu’un drone turc a été abattu par des tirs de roquettes des forces du maréchal Haftar le 22 janvier. De plus, des tirs d’artillerie ont été entendus dans le sud de Tripoli le 25 janvier et des combats ont éclaté dans la région de Syrte, le 27 janvier. L’Europe ne peut pas se permettre d’être secouée par une nouvelle crise migratoire comme celle qu’elle a connue entre 2015 et 2016 à la suite du conflit syrien. Le déséquilibre sécuritaire des premières années de la guerre civile syrienne a conduit à l’émergence de groupes islamistes et djihadistes incarnés notamment par l’organisation État islamique (EI), qui a profité du chaos sécuritaire en Syrie et de la crise migratoire pour infiltrer les djihadistes du groupe en Europe afin de commettre des attaques terroristes.
L’Italie est l’un des pays européens les plus touchés par l’immigration clandestine en provenance de Libye. L’île de Lampedusa, située à 150 kilomètres des côtes tunisiennes, a enregistré 600 000 migrants entre 2014 et 2017. La politique étrangère italienne sur la question libyenne est fortement marquée par une vision réaliste, incluant la défense de ses intérêts migratoires, mais aussi de ses intérêts économiques. Dans l’espoir de prévenir de futurs flux migratoires vers Lampedusa, le gouvernement italien a signé avec le GNA un accord de coopération pour réduire l’immigration illégale en provenance de Libye en 2017. En ce qui concerne les principaux intérêts économiques italiens en Libye, ils sont principalement représentés par le groupe énergétique italien ENI, qui est le principal exploitant des réserves d’hydrocarbures libyennes. En ce sens, toute menace à la fragile stabilité politique existant à Tripoli est lue comme une forme de menace à la prééminence des intérêts économiques italiens en Libye.
L’importance de la stabilité libyenne est également partagée par les dirigeants français et allemands. La stabilité de l’espace libyen s’inscrit dans la volonté de la France et de l’Allemagne d’empêcher l’émergence de nouvelles zones djihadistes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. En effet, l’implication récente de la diplomatie allemande dans la crise libyenne vise principalement à soutenir les efforts de l’envoyé spécial des Nations Unies, comme lors du sommet de Berlin, pour limiter l’ingérence étrangère dans le conflit libyen et pour établir un embargo sur les armes à destination de la Libye dans l’espoir de créer les conditions nécessaires à une reprise du dialogue interlibyen. Cette position a également été partagée par la diplomatie française lors du sommet de Berlin, même s’il faut reconnaître qu’elle a également été complice par le passé du soutien tacite au maréchal Haftar. Le gouvernement français souhaite avant tout que la Libye retrouve l’autorité de ses institutions régaliennes pour qu’elle puisse mieux protéger ses frontières sud avec les pays du Sahel, fortement confrontés à la menace terroriste des groupes djihadistes. Il est à noter qu’en 2019, l’EI recrutait des combattants dans les zones ingouvernables du sud de la Libye. Il est donc plausible qu’une reprise des hostilités entre les forces du maréchal Haftar et les forces tribales Toubous puisse permettre aux groupes djihadistes de regagner du terrain, ce qui augmenterait la menace terroriste en Libye et dans les pays voisins, en particulier dans la partie nord du Tchad et du Niger. Ces pays sahéliens peinent déjà à éliminer la menace djihadiste de l’État islamique au Grand Sahara (EIGS).
La France, qui soutient militairement les pays du G5 Sahel dans la lutte contre le djihadisme, s’inquiète naturellement de l’émergence potentielle d’un arc djihadiste lié à l’EI originaire du Sahel et s’étendant jusqu’aux pays de l’Afrique du Nord. Le scénario redouté par la France et l’Union européenne serait l’émergence d’une vague migratoire en provenance des deux zones africaines vers le continent européen où les combattants djihadistes pourraient s’infiltrer dans les flux migratoires.
Rétablir la voix européenne en Libye
Compte tenu de l’implication croissante de la Russie et de la Turquie dans la question libyenne, il est important que les puissances européennes s’unissent sur le front diplomatique afin de trouver une solution politique à la crise libyenne. Cela est nécessaire compte tenu de la proximité géographique de l’Europe avec la Libye et des intérêts stratégiques de l’Europe en Libye, notamment dans la lutte contre le terrorisme. Dans ce contexte, il est important que les puissances européennes approuvent l’envoi de forces armées sur le front libyen afin d’apaiser les tensions entre le GNA et l’ANL. Il sera également important que l’Europe plaide pour le désarmement des milices madkhalistes qui sont représentées dans les deux factions libyennes. Il convient de noter que les madkhalistes sont ceux qui revendiquent une vision ultraorthodoxe de l’Islam. L’une des plus importantes milices de Tripoli, la Force Rada, dirigée par Abderraouf Kara, est la principale milice madkhaliste qui assure la sécurité du Premier ministre Faïez el-Serraj et veille à ce que les valeurs associées au salafisme soient respectées au sein de la société tripolitaine. Dans la partie orientale du pays, les milices madkhaliste sont l’un des piliers de l’ANL. Les madkhalistes de Cyrénaïque sont influents au sein des institutions religieuses et veillent également à ce que les valeurs associées au salafisme soient respectées dans l’espace public. La reprise du dialogue entre les deux factions libyennes est donc un enjeu important pour l’Europe afin d’empêcher la montée en puissance des madkhalistes et ainsi, d’empêcher la déstabilisation de la zone méditerranéenne.