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19 mars 2024

La Vérité, principale victime du journalisme


La vérité, principale victime du journalisme en temps de guerre et de pandémie

par lecridespeuples

Journalisme de guerre et de pandémie : la vérité peut disparaître rapidement

Par Patrick Cockburn

Source : TomDispatch, le 6 août 2020

Traduction : lecridespeuples.fr

La lutte contre le Covid-19 a souvent été comparée à une guerre. Une grande partie de cette rhétorique est exagérée, mais les similitudes entre la lutte contre le virus et contre des ennemis humains sont bien réelles. Les reportages sur la guerre et les pandémies ont également beaucoup en commun car dans les deux cas, les journalistes traitent et décrivent des questions de vie ou de mort. L’intérêt du public est alimenté par des craintes profondes, souvent plus intenses lors d’une épidémie car l’ensemble de la population est en danger. Dans une guerre, mis à part l’occupation militaire et les zones bombardées, la terreur est à son comble parmi ceux qui sont les plus proches du champ de bataille.

La nature des dangers découlant de la violence militaire et du déclenchement d’une maladie mortelle peut paraître très différente. Mais considérés du point de vue d’un gouvernement, ils représentent tous deux une menace existentielle, car l’échec de l’une ou l’autre crise peut provoquer une sorte de changement de régime. Les gens pardonnent rarement aux gouvernements qui les impliquent dans des guerres perdues ou qui ne parviennent pas à faire face de manière adéquate à une catastrophe naturelle comme le coronavirus. Les pouvoirs en place savent qu’ils doivent se battre pour leur survie politique, peut-être même leur existence physique, revendiquant tout succès comme le leur et faisant de leur mieux pour échapper à la responsabilité de ce qui a mal tourné.

Ma première pandémie

J’ai connu une pandémie pour la première fois à l’été 1956 lorsque, à l’âge de six ans, j’ai attrapé la polio à Cork, en Irlande. L’épidémie a commencé peu de temps après que le virologue Jonas Salk a développé un vaccin aux États-Unis, mais avant qu’il ne soit disponible en Europe. Les épidémies de poliomyélite étaient à leur apogée dans la première moitié du XXe siècle et, à plusieurs égards, ressemblaient étroitement à l’expérience du Covid-19 : de nombreuses personnes ont contracté la maladie, mais seule une minorité en a été handicapée à vie ou en est morte. Contrairement au Covid-19, cependant, ce sont les jeunes enfants, et non les personnes âgées, qui sont les plus à risque. La terreur causée par la poliomyélite était encore plus élevée que pendant l’épidémie actuelle, précisément parce qu’elle touchait les très jeunes et que ses victimes ne disparaissaient généralement pas dans le cimetière mais étaient très visibles sur des béquilles et en fauteuil roulant, ou ne respirant que grâce à des poumons d’acier.

Les parents étaient mystifiés par la source de la maladie parce qu’elle était transmise par un grand nombre de porteurs asymptomatiques qui ne savaient pas qu’elles étaient infectées. Les pires flambées se sont produites dans les parties les plus aisées des villes modernes comme Boston, Chicago, Copenhague, Melbourne, New York et Stockholm. Les gens qui y vivaient bénéficiaient d’un bon approvisionnement en eau potable et d’une évacuation efficace des eaux usées, mais ne se rendaient pas compte que tout cela les privait de leur immunité naturelle contre le virus de la polio. Le schéma à Cork était le même : la plupart des malades venaient des quartiers les plus aisés de la ville, tandis que les habitants des bidonvilles étaient largement épargnés. Partout, il y avait une recherche effrénée pour identifier ceux, comme les immigrants étrangers, qui pourraient être responsables de la propagation de la maladie. Lors de l’épidémie de New York en 1916, même les animaux ont été soupçonnés d’être des vecteurs du virus et 72 000 chats et 8 000 chiens ont été traqués et tués.

La maladie a affaibli mes jambes de façon permanente et je boîte sévèrement, si bien que même dans des circonstances dangereuses au Moyen-Orient, je ne pouvais que marcher, pas courir. J’étais très conscient de mes handicaps dès le début, mais je n’ai pas beaucoup réfléchi à la façon dont je les avais contractés ou à l’épidémie elle-même jusqu’à peut-être quatre décennies plus tard. C’est seulement dans les années 1990, alors que je visitais des hôpitaux mal approvisionnés en Irak, où le système de santé de ce pays s’effondrait sous le poids des sanctions des Nations Unies. Enfant, j’avais déjà été patient dans un hôpital presque tout aussi sombre en Irlande et il m’est alors venu à l’esprit, tandis que je voyais des enfants dans ces circonstances désespérées en Irak, que je devais en savoir plus sur ce qui m’était arrivé. A cette époque, mon ignorance était remarquablement complète. Je ne connaissais même pas l’année où l’épidémie de polio s’était produite en Irlande, et je ne pouvais pas dire si elle était causée par un virus ou une bactérie.

J’ai donc lu des articles sur l’épidémie dans les archives des journaux de l’époque et les dossiers du ministère irlandais de la Santé, tout en interviewant des médecins, des infirmières et des patients survivants. Kathleen O’Callaghan, médecin à l’hôpital St. Finbarr, où j’avais été emmené de chez moi lors du diagnostic initial, a déclaré qu’à l’époque, les habitants de la ville avaient tellement peur qu’ils « traversaient la route plutôt que de passer devant les murs de l’hôpital abritant les patients. » Mon père s’est rappelé que la police devait livrer de la nourriture aux maisons infectées parce que personne d’autre ne voulait les approcher. Une infirmière de la Croix-Rouge, Maureen O’Sullivan, qui conduisait une ambulance à l’époque, m’a dit que même après la fin de l’épidémie, les gens tremblaient à la vue de son ambulance, affirmant que « la polio est de retour » et traînant leurs enfants dans leurs maisons, où  tombant même à genoux pour prier.

Les autorités locales d’une petite ville pauvre comme Cork, où j’ai grandi, comprenaient mieux que les gouvernements nationaux aujourd’hui que la peur est une caractéristique principale des épidémies. Ils ont alors tenté de faire basculer l’opinion publique de la panique à la placidité, en gardant le contrôle sur l’actualité de l’épidémie. Lorsque des journaux britanniques comme le Times ont rapporté que la polio sévissait à Cork, ils ont qualifié cela comme de la calomnie et de l’exagération typiquement britanniques. Mais leurs efforts pour censurer les informations n’ont jamais fonctionné aussi bien qu’ils l’espéraient. Au lieu de cela, ils ont sapé leur propre crédibilité en essayant de minimiser ce qui se passait. Dans cette ère pré-télévisuelle, la principale source d’information dans ma ville natale était le journal quotidien Cork Examiner, qui, après l’annonce des premières infections par la polio au début de juillet 1956, rapportait avec précision le nombre de cas, mais sous-estimait systématiquement leur gravité.

Des titres sur la polio comme « Réaction de panique sans justification » et « L’épidémie n’est pas encore dangereuse » ont régulièrement été publiés dans la partie inférieure de sa première page. Les gros titres concernaient la crise de Suez et le soulèvement hongrois de cette année-là. En fin de compte, ce traitement n’a servi qu’à alarmer la population de Cork, où de nombreuses personnes étaient convaincues que le nombre de morts était beaucoup plus élevé que celui annoncé officiellement et que les corps étaient secrètement transportés la nuit hors des hôpitaux.

Mon père m’a dit qu’à la fin, une délégation d’hommes d’affaires locaux, propriétaires des plus grands magasins, s’est approchée des propriétaires du Cork Examiner, menaçant de retirer leur publicité si elle ne cessait pas de parler de l’épidémie. Je doutais de la véracité de cette histoire, mais lorsque j’ai vérifié les archives plusieurs années plus tard, j’ai constaté qu’il avait raison et que le journal avait presque entièrement cessé de parler de l’épidémie au moment même où des enfants malades affluaient à l’hôpital de St. Finbarr.

Les fausses informations sur les guerres et les épidémies

Au moment où j’ai commencé à faire des recherches pour mon livre sur l’épidémie de polio à Cork qui s’intitulerait Broken Boy, j’étais reporter de guerre depuis 25 ans, ayant commencé par couvrir les troubles de l’Irlande du Nord dans les années 1970, puis la guerre civile libanaise, l’invasion irakienne du Koweït, la guerre qui a suivi la prise de contrôle de l’Afghanistan par Washington après le 11 septembre et l’invasion de l’Irak en 2003 par les États-Unis. Après la publication du livre, j’ai continué à couvrir ces conflits interminables pour le journal britannique The Independent ainsi que les nouveaux conflits déclenchés en 2011 par le printemps arabe en Libye, en Syrie et au Yémen.

Alors que la pandémie de coronavirus commençait en janvier, je terminais un livre (qui venait de paraître) intitulé La guerre à l’ère de Trump : la défaite de Daech, la chute des Kurdes et la confrontation avec l’Iran. Presque immédiatement, j’ai remarqué de forts parallèles entre la pandémie de Covid-19 et l’épidémie de polio 64 ans plus tôt. La peur généralisée était peut-être le facteur commun, bien que peu compris par les gouvernements de ce moment. Boris Johnson en Grande-Bretagne, où je vivais, croyait de manière typique que les gens devaient être apeurés pour être convaincus de la nécessité du confinement, alors qu’en fait, beaucoup étaient déjà terrifiés et avaient plutôt besoin d’être rassurés.

J’ai également remarqué des similitudes inquiétantes entre la manière dont les épidémies et les guerres sont si mal rapportées par les médias. Ceux qui occupent des postes de responsabilité —Donald Trump en représente une version extrême— revendiquent invariablement des victoires et des succès fictifs alors même qu’ils échouent et subissent des défaites. Les paroles du général confédéré « Stonewall » Jackson me sont venues à l’esprit. Sur un terrain qui n’avait été que récemment un champ de bataille, il a demandé à un assistant : « Avez-vous jamais pensé, monsieur, quelle opportunité un champ de bataille offre aux menteurs ? »

Cela a certainement été vrai des guerres, mais pas moins, me semble-t-il, des épidémies, comme le Président Trump allait en effet bientôt le démontrer, maintes et maintes fois [récemment, il a affirmé que les Etats-Unis faisaient mieux que la plupart des autres pays face au Covid-19, prétendant que les statistiques indiquant le nombre de morts relativement à la population n’étaient pas pertinentes]. Rétrospectivement au moins, les campagnes de désinformation pendant les guerres ont tendance à avoir mauvaise presse et à faire l’objet de sermons moralisateurs. Mais pensez-y un instant : il va de soi que les gens qui essaient de s’entre-tuer n’hésiteront pas à mentir les uns sur les autres. Alors que le discours désinvolte selon lequel « la vérité est la première victime de la guerre » s’est souvent avéré être une trappe d’évacuation dangereuse pour justifier des rapports médiocres ou une acceptation irréfléchie d’une version intéressée des réalités du champ de bataille (que les pouvoirs en place font ingérer aux médias qui mangent dans leur main), on pourrait également dire que la vérité est la première victime des pandémies. Le chaos inévitable qui s’ensuit à la suite de la propagation rapide d’une maladie mortelle et le désespoir de ceux qui sont au pouvoir dans leur volonté d’éviter d’être tenus pour responsables de la flambée des pertes en vies humaines mènent dans la même direction.

Il n’y a, bien sûr, rien d’inévitable dans la censure de la vérité en ce qui concerne les guerres, les épidémies ou quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. Les journalistes, individuellement et collectivement, seront toujours engagés dans une lutte avec les propagandistes et les hommes de relations publiques, une lutte dans laquelle la victoire d’un côté ou de l’autre n’est jamais inévitable.

Malheureusement, les guerres et les épidémies sont des événements mélodramatiques, et le mélodrame milite contre une réelle compréhension. Le dicton « Si le sang coule, l’audimat est assuré » est vrai des priorités de l’actualité, qu’il s’agisse d’une unité de soins intensifs au Texas ou d’une frappe de missile en Afghanistan. De telles scènes sont choquantes mais ne nous disent pas forcément grand-chose sur ce qui se passe réellement.

L’histoire récente des reportages de guerre n’est pas encourageante. Les journalistes devront toujours lutter contre les propagandistes qui travaillent pour les pouvoirs en place. Malheureusement, depuis la première guerre du Golfe de Washington contre l’Irak de Saddam Hussein en 1991, j’ai le sentiment déprimant que les propagandistes gagnent de plus en plus la bataille de l’information et que le journalisme exact, mené par des témoins oculaires, est en déroute.

Informations en voie de disparition

De par sa nature, rapporter les guerres sera toujours un travail difficile et dangereux, mais il l’est devenu encore plus au cours de ces dernières années. La couverture des guerres afghanes et irakiennes de Washington était souvent inadéquate, mais pas aussi mauvaise que les reportages plus récents sur la Libye et la Syrie déchirées par la guerre, ou le silence médiatique presque absolu quant à la catastrophe qu’est le Yémen. Ce manque a favorisé des idées fausses, même lorsqu’il s’agissait de questions fondamentales telles que qui se bat réellement contre qui, pour quelles raisons et qui sont les vrais gagnants et perdants potentiels.

Bien sûr, il y a peu de nouveautés en matière de propagande, de contrôle des informations ou de diffusion de « fake news». Les pharaons égyptiens antiques inscrivaient des récits d’auto-glorification mensongers de leurs batailles sur des monuments, maintenant vieux de milliers d’années, dans lesquels leurs défaites sont saluées comme des victoires héroïques. Ce qui est nouveau dans les reportages sur la guerre au cours des dernières décennies, c’est la sophistication et les ressources beaucoup plus grandes que les gouvernements peuvent déployer pour façonner les informations. Avec des adversaires comme le dirigeant irakien de longue date Saddam Hussein, la diabolisation n’a jamais été une tâche trop difficile parce qu’il était un autocrate véritablement démoniaque.

Pourtant, le reportage le plus influent sur l’invasion irakienne du Koweït voisin en 1990 et la contre-invasion menée par les États-Unis s’est avéré être une manipulation grossière. Il s’agit d’un rapport selon lequel, en août 1990, des soldats irakiens envahisseurs avaient fait sortir les bébés des incubateurs d’un hôpital koweïtien et les avaient laissés mourir par terre. Une jeune fille koweïtienne qui aurait travaillé comme bénévole à l’hôpital a juré devant un comité du Congrès américain qu’elle avait été témoin de cette atrocité. Son histoire a été extrêmement influente dans la mobilisation du soutien international pour l’effort de guerre de l’administration du Président George H. W. Bush et les alliés des Etats-Unis qui se sont joints à lui.

En réalité, cette histoire s’est avérée être une pure invention. La supposée volontaire de l’hôpital s’est avérée être la fille de l’ambassadeur du Koweït à Washington. Plusieurs journalistes et spécialistes des droits humains ont exprimé leur scepticisme à l’époque, mais leurs voix ont été étouffées par l’indignation provoquée par le récit. C’était un exemple classique d’un coup de propagande d’État réussi : instantanément digne d’intérêt, pas facile à réfuter, et quand il l’a effectivement été (longtemps après la guerre), il avait déjà eu l’impact nécessaire, créant un soutien à la coalition dirigée par les États-Unis qui partait en guerre contre l’Irak.

De la même manière, j’ai rendu compte de la guerre américaine en Afghanistan en 2001-2002 à un moment où la couverture médiatique internationale avait laissé l’impression que les Talibans avaient été vaincus de manière décisive par l’armée américaine et ses alliés afghans. La télévision a montré des plans dramatiques de bombes et de missiles explosant sur les lignes de front des Talibans et des forces d’opposition de l’Alliance du Nord s’avançant sans opposition pour « libérer » la capitale afghane, Kaboul.

Cependant, lorsque j’ai suivi les Talibans qui se retiraient vers le sud dans la province de Kandahar, il m’est apparu clairement qu’ils n’étaient pas, selon la définition acceptée du terme, une force vaincue, et que leurs unités avaient simplement reçu l’ordre de se disperser et de rentrer chez elles. Leurs dirigeants avaient clairement compris qu’ils n’étaient pas de taille et qu’il valait mieux attendre que les conditions changent en leur faveur, ce qui s’était manifestement produit en 2006, quand ils sont majoritairement retournés en guerre. Ils ont ensuite continué à se battre de façon déterminée jusqu’à nos jours [et c’est avec eux que Trump a négocié le retrait des forces américaines]. En 2009, il était déjà dangereux de conduire au-delà du poste de police le plus au sud de Kaboul en raison du risque que les patrouilles de Talibans créent des barrages éphémères n’importe où le long de la route.

Aucune des guerres que j’ai couvertes n’a jamais vraiment pris fin. Ce qui s’est passé, cependant, c’est qu’elles ont en grande partie fini par se retirer, voire disparaître, de l’agenda de l’actualité. Je soupçonne que si un vaccin efficace contre Covid-19 n’est pas découvert et utilisé dans le monde, quelque chose du même genre pourrait également se produire avec la pandémie de coronavirus. Étant donnée la façon dont les informations à ce sujet dominent maintenant, voire accaparent, l’agenda actuel des informations, cela peut sembler improbable, mais il existe des précédents. En 1918, alors que la Première Guerre mondiale était en cours, les gouvernements ont traité ce que l’on a appelé la grippe espagnole en censurant simplement les informations à son sujet. L’Espagne, en tant que non-combattant dans cette guerre, n’a pas censuré les informations sur l’épidémie de la même manière, et c’est pourquoi la maladie a été nommée très injustement « la grippe espagnole », bien qu’elle ait probablement commencé aux États-Unis.

A en croire le silence des médias, l’épidémie de polio à Cork aurait pris fin brutalement à la mi-septembre 1956, lorsque la presse locale a cessé d’en parler, mais c’était au moins deux semaines avant que de nombreux enfants comme moi ne l’attrapent. De la même manière, à l’heure actuelle, les guerres au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, comme les catastrophes en cours en Libye ou en Syrie [sans parler du Yémen], qui avaient autrefois fait l’objet d’une couverture importante, sont la plupart du temps à peine mentionnées par les bulletins d’informations & journaux dominants.

Dans les années à venir, la même chose pourrait arriver au coronavirus.

Voir notre dossier sur le coronavirus.

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