« La France doit restaurer sa crédibilité pour espérer reprendre pied en Libye »
29 mars 2021
Mise en difficulté ces dernières années en Libye, en raison de sa proximité avec l’un des acteurs du conflit, le maréchal Khalifa Haftar, la France cherche à tourner la page et rouvre, lundi, son ambassade à Tripoli, à la faveur d’une embellie politique. L’occasion de se pencher sur les relations franco-libyennes avec le chercheur Jalel Harchaoui.
L’ambassade de France en Libye rouvre enfin ses portes, après sept années de fermeture. Le drapeau tricolore flottera de nouveau, lundi 29 mars, sur l’enceinte du bâtiment diplomatique, à Tripoli. Signe des temps et de la pacification du pays, gangrené par la guerre, une nouvelle phase de transition s’opère avec la désignation d’un gouvernement intérimaire, qui a obtenu, le 10 mars, la confiance du Parlement.
Le 23 mars, le président Emmanuel Macron a reçu le président du Conseil présidentiel libyen, Mohammed el-Menfi, et promis un « soutien complet » aux nouvelles autorités qui ont pour mission d’organiser des élections nationales le 24 décembre.
« Ce n’est pas simplement un soutien de mots ou de façade, c’est un soutien complet qui sera celui de la France », a indiqué le chef d’État. Car « nous avons une dette à l’égard de la Libye et des Libyens, très claire, qui est une décennie de désordre » a-t-il ajouté. Un chaos et une guerre consécutifs à la chute du régime de Mouammar Kadhafi en 2011, renversé par son peuple après une intervention militaire occidentale, dont Paris était l’un des principaux acteurs.
Alors que la France apparaissait hors-jeu par rapport à des puissances étrangères comme la Russie et la Turquie, très impliquées dans le conflit libyen, Paris cherche à se replacer alors que les compteurs semblent remis à zéro en Libye.
La France s’était positionnée comme une puissance médiatrice dans le conflit entre les deux camps qui s’affrontaient pour le pouvoir en Libye:celui du maréchal Khalifa Haftar, l’homme fort de l’est libyen, contre le gouvernement du Premier ministre, Fayez al-Sarraj, reconnu par la communauté internationale. Paris avait même organisé plusieurs rencontres entre Khalifa Haftar et Fayez al-Sarraj en juillet 2017, puis en mai 2018, avant d’être accusée de jouer double jeu en raison de sa proximité, en coulisses, avec le maréchal, considéré comme un rempart au terrorisme. Et ce, même si Paris avait réfuté tout soutien militaire à l’offensive du maréchal contre Tripoli, lancée en avril 2019.
Pour comprendre la réalité actuelle des relations franco-libyennes, France 24 a interrogé Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye et chercheur à la Global Initiative against Transnational Organized Crime [l’Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée], une ONG basée à Genève.
France 24 : Comment analysez-vous la réouverture d’une ambassade de France en Libye ?
Jalel Harchaoui : L’ambassade va rouvrir dans un contexte très particulier. La sécurité, le niveau de violence et les avancées politiques ont évolué extrêmement vite ces derniers mois en Libye, au point de surprendre de nombreux acteurs étrangers, comme la France, qui étaient en marge du processus politique et qui l’observaient avec scepticisme. Logiquement, l’Élysée cherche à profiter d’une nouvelle donne en Libye, où l’atmosphère politique a changé grâce à un nouveau style de gouvernance incarné par le Premier ministre qui est un homme d’affaires. Mais il y a également une nouvelle réalité dans ce pays avec notamment la présence de la Turquie et de la Russie, avec lesquelles les Français devront composer. Paris a beau le déplorer, et c’est le signe d’une certaine impuissance, personne ne pourra déloger les Turcs qui sont bien partis pour s’enraciner durablement en Libye, où ils vont notamment conserver des bases militaires.
Dans son discours Emmanuel Macron a évoqué une dette. Y voyez-vous un constat d’échec de la diplomatie française en Libye ?
En évoquant une dette, le président Macron semble dire « donnez-moi une chance de me rattraper et de jouer un rôle dans la nouvelle Libye ». Mais si les compteurs semblent remis à zéro en Libye, il n’est pas certain que la France puisse reprendre pied dans ce pays et saisir toutes les opportunités qui sont offertes. Car pour cela, elle devra d’abord restaurer sa crédibilité entachée par son soutien politique et diplomatique au maréchal Haftar qui a été expulsé de l’équation libyenne par la force en mai-juin 2020. Et si Emmanuel Macron a évoqué une décennie de désordre en remontant jusqu’en 2011, c’est pour tenter de se démarquer de la politique et des choix de son prédécesseur Nicolas Sarkozy qui a voulu renverser le colonel Kadhafi. Mais il faut garder à l’esprit que les Libyens sont plus traumatisés par l’année 2019 et l’offensive meurtrière du maréchal Haftar sur Tripoli. Elle est beaucoup plus fraîche dans leur mémoire et a coûté des milliers de vies et beaucoup de destructions, sans oublier les millions de dollars de pertes financières provoquées par un blocus pétrolier en pleine crise économique et sanitaire. Et aux yeux des Libyens, l’échec de la France, celui qui lui coûte aujourd’hui, est celui d’avoir voulu jouer les intermédiaires tout en misant sur le bellicisme d’un homme en échec qui pourrait être sévèrement jugé par l’histoire. Sachant que Haftar a commencé sa campagne militaire en Cyrénaïque et qu’il y est toujours, malgré le soutien des Émirats arabes unis, sur lesquels les Français s’étaient alignés.
Comment restaurer cette crédibilité ? Quel rôle peut jouer la France ?
La Libye post-Kadhafi est plutôt ouverte sur l’Europe, et les Libyens font très attention à ce que la France fait et à ce qu’elle dit. Mais il n’est pas garanti que cela perdure, car il y a des puissances qui ne sont ni africaines, ni européennes, qui s’installent dans le paysage libyen comme la Turquie et la Russie. Même la Chine pourrait jouer un rôle plus important que la France dans la reconstruction du pays. Pour l’instant il y a une agitation diplomatique française sur le dossier libyen, mais il faut une stratégie qui allie de la cohérence et de l’action avec des objectifs précis tournés vers des résultats mesurables. Il y a beaucoup de domaines dans lesquels la France peut agir positivement sachant que les Libyens sont sensibles à cela, et ont tendance à s’en souvenir et à accorder le bénéfice du doute. Mais il faut être efficace, car on a vu qu’au Liban, après les explosions au port de Beyrouth en août 2020, il y a eu une agitation diplomatique française mais elle n’a produit aucun résultat.