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22 décembre 2024

Montpellier, la Françafrique à bout de souffle


À Montpellier se tient un « sommet Afrique-France » d’un nouveau genre. Plutôt que de réunir autour de lui ses homologues du continent, le chef de l’État français a choisi cette fois-ci de débattre publiquement avec les acteurs de la société civile africaine. Ce texte est tiré d’un ouvrage dirigé par Koulsy Lamko, Amy Niang, Ndongo Samba Sylla et Lionel Zevounou : « De Brazzaville à Montpellier, regards critiques sur le néocolonialisme français ».

Au mois d’avril dernier, a été annoncée la tenue les 8 et 9 octobre 2021 à Montpellier, d’un « sommet Afrique-France » d’un nouveau genre. Plutôt que de réunir autour de lui ses homologues du continent, le chef de l’État français a choisi cette fois-ci de débattre publiquement avec les acteurs de la société civile africaine.

Les initiateurs de cette discussion répètent à l’envi sur les radios et télés qu’elle sera franche, voire houleuse. Le projet, insolite à bien des égards, a été accueilli avec un certain amusement. Mais tout en comprenant bien les ricaneurs, je préfère prendre au mot Achille Mbembe et ses amis français.

Il est évident que le président Macron ne prend aucun risque avec ce format concocté par quelque discrète officine de la Françafrique. Ces gens ont accumulé une énorme expérience depuis le temps qu’ils s’activent dans l’ombre à maintenir les Africains dans les fers, veillant même parfois, suprême délicatesse, à ce qu’ils ne leur fassent pas trop mal.

Troublé par le profond mépris qui sous-tend la démarche du président français

Il n’y aura donc pas de sujet tabou à Montpellier, même « les sujets qui fâchent » – dixit l’inénarrable et inévitable Kako Nubukpo – seront abordés. Et après ? Ce sont justement ces faux coups de pied dans la fourmilière qui donnent tout son sens à une telle opération.

Elle ne pourra en effet faire illusion que si Emmanuel Macron est rudement sommé, sous l’œil gourmand des caméras, de s’expliquer sur les interventions militaires françaises en Afrique, sur le franc CFA, sur le soutien de Paris à des psychopathes pervers sans oublier le pillage éhonté des ressources naturelles de tant de pays pauvres. Loin d’être gêné par ces piques dérisoires, Macron les dégustera comme du petit lait.

Le pire des scénarios ce serait que des intellectuels sénégalais, congolais ou ivoiriens déjà largement suspectés de larbinisme, ne jouent pas avec assez de « vérité » la comédie d’une révolte entièrement financée par le Trésor français.

Emmanuel Macron, on s’en doute, n’a nulle envie de vaincre sans péril. Ce jeune président a du reste montré en bien des occasions à quel point il lui importe de passer pour celui qui ne craint rien ni personne. Soit dit au passage ce n’est certainement pas, dans sa position, un signe de maturité.

En plus de tout cela, à juste quatre mois d’un scrutin présidentiel s’annonçant très disputé, il n’y a aucun mal à ce qu’il soit vu, en particulier par l’électorat français d’origine africaine, comme un homme de bonne volonté, le seul prêt à refonder la relation franco-africaine.

Mais la main tendue de Macron ne s’est pas seulement heurtée à du scepticisme. Elle a aussi suscité des réactions de colère à vrai dire assez inhabituelles dans l’espace francophone où une certaine résignation aux dérives de la Françafrique est la chose du monde la mieux partagée.

Et le plus frappant, c’est que des intellectuels généralement assez mesurés ou peu loquaces sur la politique africaine de la France, se sont sentis cette fois-ci carrément poussés à bout et l’ont fait savoir avec des mots très durs.

C’est que, au-delà de l’aspect politique de cette affaire, tout le monde a été troublé par le profond mépris qui sous-tend la démarche du président français. On ne le dit pas assez mais ce seigneurial dédain est particulièrement manifeste à l’égard de ses pairs.

Tout le monde avait en effet cru comprendre qu’un sommet Afrique-France, ce sont les retrouvailles annuelles, en alternance sur les deux continents, d’États souverains et amis. Bien évidemment, personne n’a jamais été dupe de cette fiction, mais au moins les apparences étaient-elles sauves.

Macron vend en quelque sorte la mèche en montrant clairement que c’est bien Paris qui a toujours convoqué ses obligés pour tancer les uns, féliciter les autres, unifier les points de vue sur quelque dossier épineux et, chemin faisant, rappeler au reste du monde son emprise absolue sur les populations de terres lointaines.

Le boubou de laquais de la France

Macron n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai pour ce qui est du manque de respect à l’égard des chefs d’États africains. Il faut revenir sur son comportement proprement abject, incompréhensible – même dans l’étrange grille de lecture de la Françafrique – vis-à-vis du président burkinabè Roch Marc Christian Kaboré à l’Université de Ouagadougou en novembre 2017.  Sans doute préférerions-nous tous oublier cette scène surréaliste d’un président étranger traitant à haute et intelligible voix son hôte de crétin et ce, devant une foule d’étudiants hilares. Vexé et furieux – on le serait à moins ! – Kaboré a immédiatement quitté les lieux… C’était un de ces moments où un petit rien jette à la figure de l’homme asservi toute la honte et toute la merde de sa condition.

Ce n’est pas tout, car on a eu droit plus tard, de la part du même Macron, à un coup de sang public contre les présidents du G5-Sahel, engueulade menaçante suivie d’une convocation par voie de voie presse à Pau. Ordre de déférer auquel aucun d’entre eux n’a, bien entendu, osé désobéir… Emmanuel Macron savait pouvoir se permettre tout cela : en vérité, il y a quelque chose de déstabilisant dans la facilité avec laquelle les chefs d’État du « pré carré » revêtent le boubou de laquais de la France ou de pions qu’elle déplace quasi distraitement sur l’échiquier de sa politique étrangère. Pas un seul n’a eu un sursaut d’orgueil et contesté à Emmanuel Macron le droit de modifier seul et à sa guise un rendez-vous figurant en bonne place dans le calendrier international.

En fait, leur mise à l’écart est une sanction politique : suspectés d’encourager en sous-main les ennemis de la France, ils ne méritent même plus qu’on leur parle. Mais voilà : ces chefs d’États africains ont beau être ce qu’ils sont, nous avons beau les détester, le fait est que nous nous sentons humiliés de les voir ainsi piétinés. Le traitement dégradant qui leur est infligé, au vu et au su de tous, ne peut que raviver une négrophobie – mais peut-être devrait-on parler d’afrophobie – qui a tendance à devenir presque universelle. Cela dit, ne ressemblons-nous pas, nous autres intellectuels africains, bien plus que nous voulons l’admettre à nos présidents ?

De vulgaires manœuvres de diversion

Si le sommet de Montpellier nous embarrasse tant, c’est aussi parce qu’il nous met brutalement en face de cette cruelle vérité. Que Macron ait cru pouvoir décider tout seul du jour, du lieu, des modalités et des acteurs de la joute verbale à venir est la preuve qu’il tient pour quantité négligeable des intellectuels africains francophones qui ne lui ont jamais fait ombrage.

C’est Achille Mbembe lui-même qui rapporte avec une surprenante candeur cette audience à l’Élysée au cours de laquelle son illustre hôte se fait presque suppliant : « On ne me met pas assez la pression ! Mettez-moi la pression ! » En somme, c’est le maître qui se plaint que l’esclave ne râle pas assez…

Il a fallu, pour mieux ferrer les naïfs, dresser d’Achille Mbembe le portrait d’un farouche contempteur de la Françafrique. Ça, c’est une vraie bonne blague. L’historien camerounais s’est à ce jour surtout distingué par de rares critiques, au demeurant très générales, contre la politique africaine de la France ou les déséquilibres entre le Nord et le Sud, le tout dans une langue parfois traversée par de magnifiques éclairs mais le plus souvent obscure, que l’on sent travaillée et retravaillée pour n’être comprise de personne.

La figure d’un Mbembe vent debout contre la Françafrique a été réduite à néant par l’intéressé lui-même au cours de sa longue interview du 3 avril 2021 sur TV5. On l’y voit, très mal à l’aise, relativiser ses propres critiques contre le chef de l’État français et proposer – entre autres idées saugrenues – que dans nos différents pays, l’ambassadeur de France daigne parler aussi aux opposants ou qu’il soit construit à Paris un « Institut des Mondes africains » …

Dans la même interview, il n’a aucun avis sur les questions concrètes au cœur de la Françafrique telles que le franc CFA, l’opération Barkhane ou les très nombreuses interventions militaires françaises en Afrique. Et, désolé de le dire, lorsqu’on l’interpelle sur le rapport Duclert relatif à l’implication française dans le génocide des Tutsi au Rwanda, son cafouillage est juste pathétique.

On est sidéré de constater que trente ans après, Achille Mbembe n’a toujours pas trouvé le temps d’accorder une petite minute de réflexion au massacre de plus d’un million d’innocentes personnes au cœur de l’Afrique. Bref, pour le dire familièrement, les attaques de Mbembe contre la France ça ne mange pas de pain.

Le président français sait parfaitement à quel genre d’intellectuel africain il va avoir affaire à Montpellier. Cela fait partie de son travail d’être informé en détail de ces choses-là et il ne s’attend certainement pas à être poussé dans les cordes par Achille Mbembe.

Mais ce n’est peut-être pas par simple vanité personnelle que le co-fondateur des « Ateliers de la Pensée » a accepté de se dévouer. Il a déclaré maintes fois avoir été sensible à certains signaux positifs envoyés par Macron. Il est vrai qu’au vu des gestes qu’il a eu le courage de poser, ce dernier est le président français qui semble le moins se satisfaire du statu quo françafricain.

En plus du rapport Duclert sur l’implication de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda, il en a commandité un autre à Felwine Sarr et Benedicte Savoy sur la restitution des œuvres d’art volées par la France coloniale. (On notera toutefois au passage que dans ce cas précis, il ne s’est guère soucié de l’avis des États, aujourd’hui indépendants, ainsi spoliés pendant l’Occupation du continent africain.) Il est de même admirable que Macron ait qualifié, à Alger même – en pleine campagne électorale française – la guerre d’Algérie de crime contre l’humanité et sollicité la réflexion de Benjamin Stora sur la concurrence des mémoires qui en reste la cicatrice la plus visible.

Beaucoup refusent de se laisser impressionner par ces décisions, y subodorant de vulgaires manœuvres de diversion. Ils ont sans doute raison de soutenir que c’est le moins que Macron pouvait faire. Mais il l’a fait. Au-delà du contexte général et des probables motivations politiciennes du futur candidat à sa propre succession, personne ne peut lui dénier la paternité de gestes assez forts en eux-mêmes.

Le petit bémol, c’est qu’on aura tout de même relevé qu’aucun de ces dossiers ne porte sur les questions brûlantes de l’heure. Rwanda. Algérie. Patrimoine africain ancien. Cela signifie qu’il ne s’agit nullement pour Paris de lâcher prise aujourd’hui et maintenant mais d’exorciser les fantômes de son passé colonial et de son présent néocolonial…

Il n’est pas encore né, le président français qui va prendre le risque de compromettre une situation aussi avantageuse

De toutes façons, les gestes – et encore moins les gesticulations – n’ont pas le poids de ces actes qui changent le cours de l’Histoire : même s’il cherche à passer pour le jeune homme un peu cinglé prêt à faire imploser la Françafrique, Emmanuel Macron est un président français tout à fait ordinaire, veillant de manière fort réfléchie et méthodique aux intérêts stratégiques de son pays. Il est parfaitement conscient de son devoir de perpétuer, par la force ou par la ruse, la mise sous coupe réglée d’États africains supposés souverains et si fabuleusement dotés en ressources naturelles. Rien de nouveau sous le soleil, dira-t-on. Certes. Mais un tel système de pillage ne se voit aujourd’hui qu’en Françafrique, surtout sous cette forme impudique et de plus en plus… décomplexée.

C’est en grande partie ce qui permet à la France de tenir son rang dans le concert des nations. Il est du reste arrivé à ses politiques et penseurs de passer aux aveux sur ce point précis. Ainsi François Mitterrand, alors ministre de la Justice, observe dès 1957, dans Présence française et abandon, que « Sans l’Afrique, il n’y aura pas d’histoire de France au XXI e siècle ». Jacques Chirac s’est lui aussi lâché sur le même thème au moment de ses adieux à l’Élysée. L’Italien Matteo Salvini n’a donc fait qu’enfoncer une porte ouverte lorsqu’il a déclaré, sous le coup de la colère, que sans sa mainmise sur l’Afrique et sur le franc CFA, la France serait au 15ème rang mondial.

En vérité, Salvini a dit tout haut ce que le monde entier – y compris les alliés occidentaux de Paris – pense tout bas. De fait, il serait difficile d’imaginer la France en train de siéger au Conseil de sécurité sans le réservoir de voix « automatiques » de ses ex-colonies.

On aurait également encore plus de mal à comprendre que le français soit une des langues de travail des Nations Unies. Ces lignes sont écrites au moment où en concluant une toute nouvelle Alliance militaire stratégique (AUKUS), les États-Unis, l’Australie et la Grande-Bretagne rappellent cruellement à la France qu’elle n’a plus vraiment sa place à la table des grands. La chose est si sérieuse que Paris, qui a perdu un contrat de sous-marins nucléaires australiens de 90 milliards de dollars pourtant signé depuis 2016, a en une réaction à la fois spectaculaire et dérisoire, rappelé ses ambassadeurs à Washington et à Canberra…

Il n’est pas encore né, le président français qui va prendre le risque de compromettre une situation aussi avantageuse. Voilà pourquoi la capacité d’adaptation à de nouvelles circonstances historiques est depuis ses origines un formidable enjeu de survie pour la Françafrique. Elle a toujours su y faire et c’est d’ailleurs le secret de sa longévité. Puisqu’elle est houspillée de toutes parts, chaque nouveau locataire de l’Élysée promet sans rire, dès son installation, de « repenser la coopération franco-africaine », de la « ré-équilibrer » voire d’en « ré-inventer les fondamentaux ».

Le phénomène est si récurrent que toute définition de la Françafrique devrait prendre en compte ce rituel élyséen qui est surtout un hommage du vice à la vertu : il est si manifestement immoral pour un pays riche de faire main basse sur les ressources des crève-la-faim que celui qui s’en rend coupable ne peut manquer d’éprouver une honte secrète. Celle-ci est d’une certaine façon au cœur des ravalements successifs de façade que l’on a connus.

Née elle-même d’une grande manœuvre tactique – les « indépendances » clés-en-main – la Françafrique sait depuis le départ ce que se réajuster veut dire.

À peine sortie d’une guerre cruelle au Cameroun, humiliée à Dien-Bien-Phu et en Algérie, la France avait trouvé, selon le mot d’Edgar Faure, le moyen de « quitter l’Afrique pour mieux y rester ». Il faut dire que la manœuvre n’a guère été difficile pour elle.

Bien au contraire, les élites colonisées étaient si inquiètes de son départ qu’il a fallu leur jurer, la main sur le cœur, que toutes ces histoires d’indépendance c’était du pipeau, qu’il s’agissait surtout pour la « Patrie des droits de l’homme » de ne pas être trop visiblement à rebours d’une fatale évolution historique.

« les vieilles postures et les vieux réflexes »

Pour l’anecdote, cela n’a pas suffi à rassurer Léon M’ba qui a vaillamment résisté jusqu’au bout contre cette très bizarre idée des Blancs de confier la gestion d’un pays à des Noirs. On raconte aussi que le Général en personne a dû monter au créneau pour que le Gabonais – plus tard appelé père de l’indépendance ! – arrête son cirque de colonisé heureux de l’être. Senghor a encore été plus cynique. Faisant peu de cas de la nouvelle donne politique, il n’a même pas jugé utile de renoncer à sa nationalité française. Il a en outre dirigé un État sénégalais souverain en restant membre du gouvernement Debré jusqu’au 19 mai 1961, exactement un an après la proclamation officielle de l’indépendance le 4 avril 1960 dans le cadre de la Fédération du Mali…

Mongo Betis’est demandé sa vie durant – une vie de vrais combats… – pourquoi de tous les intellectuels colonisés, les francophones se montraient presque toujours les plus veules.

La question reste d’actualité avec l’acceptation par Achille Mbembe de jouer fièrement les Nègres de service dans quelque ville du sud de la France. Le sommet de la Baule a été une autre illustration de cet effort constant d’aggiornamento. Après la guerre froide et la débâcle du camp communiste, Mitterrand fait accoucher, via les « Conférences nationales », des changements devenus inévitables. Paris a ainsi pu garder le contrôle de la situation en poussant au-devant de la scène des hommes supposés neufs mais préparés depuis longtemps en coulisse.

Emmanuel Macron, qui a publiquement déploré « des sentiments anti-français » en Afrique sait qu’il a hérité d’un système plus mal en point que jamais. Et en vue des indispensables réformes, il mise sur la nouvelle génération. Dans la campagne destinée à « vendre Montpellier », la jeunesse africaine est sans cesse convoquée et l’on a entendu Mbembe pester contre « les vieilles postures et les vieux réflexes ».

Cet « élément de langage », comme on dit maintenant, vise à faire passer tous ceux qui dénoncent la politique française pour des nihilistes manichéens, incapables de regarder vers le futur ou de saisir les enjeux complexes de notre époque. Ça fait toujours chic, les postures modernistes mais dans ce cas précis elles s’appuient, soit dit sans méchanceté, sur de la prospective à deux balles. Si Achille Mbembe ignore l’état d’esprit réel des jeunes de Yaoundé, Libreville ou Brazzaville, ceux avec qui il prépare le sommet de Montpellier, bien informés, ne risquent certainement pas de se méprendre là-dessus.

Des faits de plus en plus lourds démentent l’a priori paresseux d’une génération venue au monde bien après les années soixante et ne se reconnaissant donc pas dans les slogans de leurs aînés.

Pendant les émeutes de mars 2021 au Sénégal, ce sont des jeunes en colère qui, pour la première fois en plusieurs siècles de présence française dans le pays, ont ciblé des sociétés – Total, Orange, Eiffage et Auchan – au seul motif qu’elles étaient françaises. On a en outre parfois le sentiment que l’attachement à la France est davantage le fait des personnes politisées du troisième âge, toutes idéologies confondues, que de la génération montante, plutôt séduite par la franche radicalité du mouvement « France Dégage » dont le nom et les desseins sont une première dans la longue tradition de lutte du peuple sénégalais.

Tout cela étant dit, le face-à-face entre Macron et la société civile africaine aurait été beaucoup plus crédible ou même fructueux si on avait au moins senti sur le terrain des signes concrets de sa volonté de changement.

L’image déplorable de la France en Afrique en ce moment

En fait, dès qu’on passe aux choses sérieuses, ce n’est plus un jeune idéaliste brouillon mais finalement assez sincère que l’on voit mais un monstre froid. Macron est celui qui, sous prétexte de réformer le franc CFA, a saboté, avec la complicité de Ouattara, le projet d’Éco de la CEDEAO. Il faut aussi parler de la fin d’Idriss Déby Itno. Intervenu en pleine polémique sur l’opportunité de la rencontre de Montpellier, l’assassinat du leader tchadien est aussitôt apparu comme un véritable test de sincérité pour Macron. Allait-il faire preuve d’un minimum de retenue, ne serait-ce pour ne pas gêner davantage Achille Mbembe et tous ceux qui nourrissaient l’espoir d’une ère nouvelle dans nos rapports avec la France ?

Question bien naïve, au fond : aucun chef d’État français ne peut se payer le luxe de finasser quand le destin d’un pays aussi important que le Tchad est en jeu. Macron s’est précipité, toute honte bue, aux obsèques de Déby pour installer au pouvoir une junte militaire illégitime présidée par le fils du défunt. Il n’en menait pas large, sous le chaud soleil de N’Djaména mais au vu des énormes enjeux stratégiques, il était essentiel, comme dit l’écrivain Koulsy Lamko, de « confirmer le Tchad dans son statut de camp militaire » de la Françafrique.

Quid du très récent coup contre Alpha Condé ? Il serait périlleux de s’y étendre en l’état actuel des choses. En fait, rarement putsch aura suscité autant de spéculations contradictoires. Mais ce qui est fascinant, c’est la rapidité avec laquelle le peuple des réseaux sociaux a conclu, sans l’ombre d’un doute – mais sans beaucoup de preuves non plus – à une nouvelle saloperie de Paris.

Cela en dit long sur l’image déplorable de la France en Afrique en ce moment. On la déteste assez pour la juger capable de tout et donc coupable de tout. Il est vrai qu’elle nous a habitués au pire. Il y aurait, par exemple, fort à parier que la plupart des deux cent quatre coups d’État militaires recensés en Afrique ont eu lieu dans le « pré-carré », les services spéciaux français étant chaque fois à la manœuvre pour se débarrasser d’un laquais devenu indocile et mettre en selle un nouvel homme de paille, galonné ou non.

Ce mensonge fondateur est l’équivalent des « armes de destruction massive de Saddam Hussein »

Quand on en vient aux opérations militaires, le contraste est frappant entre les Britanniques qui n’ont jamais envoyé de troupes dans leurs anciennes colonies et les Français qui l’ont fait si souvent que l’on se perd dans le décompte. Le Sénateur Pierre Laurent, ancien secrétaire national du Parti communiste, parle de quarante-deux interventions militaires en Afrique depuis les années soixante. Dans Que fait l’armée française en Afrique ? Raphaël Granvaud en dénombre quarante-neuf entre 1957 et 2008, dont trente-cinq dans le seul « pré-carré ».

À l’époque il n’était encore question ni du Mali et de la Libye, ni de la Centrafrique et de la Côte d’Ivoire ou encore moins du Rwanda. Le rythme des interventions s’est nettement accéléré et cela explique bien pourquoi, d’après le « Peace Research Institute » d’Oslo, l’armée française bat tous les records d’opérations militaires sur le continent africain. La dernière en date est Barkhane – cinq mille cent hommes – que Pierre Laurent considère dans sa lettre du 4 mars 2021 à la ministre de la Défense Florence Parly comme « la plus importante depuis la guerre d’Algérie. »

Et Barkhane, justement, c’est la grande affaire du même Macron qui dit appeler de tous ses vœux un dialogue sincère avec l’Afrique citoyenne en octobre prochain.

Il ne s’est jamais gêné pour justifier, à l’instar de ses prédécesseurs, l’activisme militaire de Paris par la nécessité de faire face au terrorisme. Barkhane, on le sait, est née de Serval qui prétendait protéger les populations civiles d’une colonne de djihadistes sur le point de s’emparer de Bamako en passant par Kona. Les Maliens y ont tellement cru qu’ils ont déferlé par milliers dans les rues en agitant des petits drapeaux bleu-blanc-rouge et en criant « Vive la France ! ».

Début février 2013, François Hollande est à Tombouctou où, accueilli en triomphe, il n’hésite pas à déclarer : « Je viens sans doute de vivre la journée la plus importante de ma vie politique. » On ne peut s’empêcher de penser qu’il a dû bien rigoler en douce après avoir dit cela car le risque d’une prise de Bamako par des terroristes était délibérément exagéré pour justifier une intervention au Mali planifiée bien avant, en 2009 pour être précis, sous le nom d’opération Requin.

Ce mensonge fondateur est l’équivalent des « armes de destruction massive de Saddam Hussein » et de la fable, largement répandue par Bernard-Henri Lévy, d’un Mouammar Khadafi en train de « bombarder son propre peuple » à Benghazi.

Au Mali, un des points centraux de la doctrine française, c’est que Bamako ne doit en aucun cas discuter avec les djihadistes. « On ne négocie pas avec des terroristes » est le credo de Macron que l’on dit pourtant sur le point de prendre langue avec les nouveaux maîtres de Kaboul. La chose certaine, c’est qu’il a de moins en moins d’autorité sur des États naguère si serviles. La République Centrafricaine lui a échappé et le Mali, peu confiant en Barkhane, est en train de négocier avec des « contractors » – qui ne sont pas des mercenaires – de la société russe Wagner. Si cela vient à se faire en dépit des menaces de Jean-Yves le Drian, ce sera un moment crucial de l’évolution de la Françafrique vers sa fin de plus en plus probable.

Voilà le leader politique particulièrement cynique et en perte de vitesse que la société civile africaine va avoir en face d’elle le 8 octobre. Il est prévu que des anglophones et des lusophones soient de la partie mais on peut se demander quel rôle leur sera assigné tant les questions à discuter leur sont étrangères. Leur présence à Montpellier n’a peut-être pourtant rien d’étonnant pour qui connaît le vieux rêve de certains milieux d’affaires français de faire goûter aux délices de la Françafrique quelques ex-colonies britanniques.

Le régime gaulliste avait, avec l’aide d’Houphouët-Boigny et pour le résultat désastreux que l’on sait, jeté de l’huile sur le feu au Biafra. Paris s’est consolé de cet échec cuisant en prenant à partir de 1973 la relève de la Belgique au Rwanda, pays qu’il ne contrôle plus depuis la prise du pouvoir par Paul Kagamé. Vouloir vassaliser les écrivains, artistes et essayistes du Nigeria, du Kenya ou du Ghana, cela s’appelle avoir les yeux plus gros que le ventre. Et, désormais plus proche du déclin que de ses heures les plus glorieuses, la France n’a plus, par ailleurs, l’envergure d’un État en mesure de soutenir un tête-à-tête avec tout un continent, aussi malheureux soit-il.

Alors, bonne chance à ceux qui se rendront à Montpellier. Pour avoir longuement échangé avec certains d’entre eux, parfois de vrais amis, je peux témoigner qu’ils feront le déplacement en femmes et en hommes de bonne volonté. Leur leitmotiv, c’est qu’un appel au dialogue, ça ne se refuse pas et qu’il ne leur coûtera rien d’essayer de faire entendre raison au président français.

Mais qui ne voit ce qu’il y a d’illusoire dans le désir de la victime de persuader l’oppresseur de l’ignominie de ses crimes ? C’est en fait l’aveu d’un désespoir absolu car le plus que pourra se permettre le bourreau c’est de desserrer un petit peu l’étau. C’est un audacieux abus de langage que de baptiser « sommet » une heure et demie d’entretien de Macron avec les élites de l’ancien empire colonial français d’Afrique subsaharienne.

Il est vrai que ses organisateurs n’ont jamais dit qu’il a vocation à résoudre, comme par enchantement, tous les problèmes. Peut-on en attendre au moins un petit pas dans la bonne direction ?

En fait, la question n’a aucun sens : au regard des enjeux réels de la relation entre la France et ce qu’elle appelle sans pudeur « les pays du champ », l’exercice est en lui-même d’une insoutenable légèreté. Césaire rappelle dans Discours sur le colonialisme que « l’Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut tas de cadavres de l’histoire. » Le poète ajoutera peu de temps avant sa mort : « Le malheur de l’Afrique, c’est d’avoir rencontré la France. »

C’est un bien lourd tribut de sang qu’elle a prélevé sur l’Afrique au cours des siècles. Mais dans cette affaire, il s’agit moins du passé colonial que des souffrances que la Françafrique fait endurer, aujourd’hui encore, aux peuples africains.

Un rendez-vous tel que celui de Montpellier n’aura de sens que le jour où nos pays seront maîtres de leur destin.

*****

Ce texte de Boubacar Boris Diop est tiré d’un ouvrage important collectif dirigé par Koulsy Lamko, Amy Niang, Ndongo Samba Sylla et Lionel Zevounou : « De Brazzaville à Montpellier, regards critiques sur le néocolonialisme français ». Le projet rassemble une vingtaine de contributions et a été initié par le Collectif pour le Renouveau africain (CORA).

Il est entièrement disponible en ligne : https://corafrika.org/livres/

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