23 mai 2021. Des partisans agitent des drapeaux israéliens alors qu’ils participent à une manifestation organisée à Johannesburg par la Fédération sioniste de l’Afrique du Sud. (Photo : AFP)
Sur le plan historique, l’apartheid sud-africain a été le modèle du sionisme en Palestine. Un nombre surprenant de Sud-Africains se convertissent désormais au judaïsme et élisent domicile dans les territoires occupés.
Par Joseph Massad (revue de presse : Charleroi pour la Palestine – 15/11/21)*
Plus de 20 000 Juifs sud-africains se sont installés en Palestine depuis les années 1920 et en Israël depuis 1948. Le plus célèbre fut Aubrey Solomon, qui modifia son nom en Abba Eban et devint un éminent homme politique israélien. Un grand nombre d’entre eux vivent dans la très prospère colonie sud-africaine de Savyon, construite sur les ruines du village palestinien d’al-‘Abbasiyah, dont la population palestinienne fut chassée lors de la conquête de la Palestine par les sionistes en 1948.
Les Juifs sud-africains continuent à venir s’installer en Palestine. Certains d’entre eux considèrent qu’Israël est une colonie de peuplement plus sûre pour les blancs que l’Afrique du Sud de l’après-apartheid.
On n’est pas très sûr, toutefois, du nombre de protestants pentecôtistes africains blancs convertis au judaïsme qu’il y a parmi eux. Mais un reportage récent publié dans le journal Haaretz prétendait que ces convertis étaient de plus en plus nombreux à avoir débarqué en Israël depuis la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, au milieu des années 1990.
« Depuis un ancien pasteur pentecôtiste jusqu’à des familles entières, un nombre croissant d’Afrikaners se convertissent au judaïsme orthodoxe et quittent l’Afrique du Sud pour Israël »,
écrivait Judy Maltz, de Haaretz,
« et, dans bien des cas, pour les colonies de Cisjordanie. »
Les responsables sionistes en Afrique du Sud affirment que
« la motivation [des émigrants protestants afrikaners] est purement d’ordre spirituel – ce qui explique pourquoi, dans bien des cas, nous assistons à la conversion de familles entières ». L’un des responsables a ajouté que « de même que croît l’émigration depuis l’Afrique du Sud, le nombre de convertis parmi ces personnes croît dans les mêmes proportions ».
On dit qu’ils sont déjà plusieurs centaines d’immigrants. Haaretz a ajouté que,
« à l’instar de nombreux juifs orthodoxes, ils tendent aussi à être très à droite dans leurs conceptions politiques. Ce n’est pas une coïncidence, dans ce cas, si bon nombre d’entre eux ont fini par aller s’installer dans les colonies de Cisjordanie. En effet, l’un de leurs bastions les plus solides – à côté de Ra’anana, une localité populaire parmi les immigrants sud-africains en général et, plus récemment, dans la communauté rurale de Yavne’el, dans le nord d’Israël – est la colonie de Susya, dans les collines au sud de Hébron. »
Ces émigrants peuvent très bien être motivés par des considérations d’ordre spirituel. Mais il y a également une longue histoire de relations entre l’Afrique du Sud et Israël et leur apartheid partagé ainsi que l’histoire de leur peuplement colonial pourraient très bien créer un environnement confortable.
Le contexte historique
Cette émigration devrait être envisagée dans le contexte de la longue histoire de collusion et de collaboration entre les deux colonies de peuplement. L’Afrikaner Jan Smuts, Premier ministre sud-africain (1919-1924 et 1939-1948) et seule personne à avoir signé à la fois le traité de Versailles et la Charte des Nations unies, était un important partisan de la colonisation sioniste de la Palestine, à tel point que les colons sionistes socialistes en Palestine allaient plus tard donner son nom à un kibboutz, l’institution majeure du « socialisme de la race des maîtres ».
Les sionistes croyaient que les Palestiniens n’étaient pas différents des indigènes africains noirs et plus particulièrement de ceux des anciennes colonies allemandes, telle la Namibie, qui – Smuts avait insisté là-dessus – n’avaient aucun droit à l’autodétermination. Smuts disait que ces gens étaient
« des barbares auxquels il ne servirait de rien d’appliquer la moindre idée d’autodétermination politique dans le sens européen du terme ».
Ces colonies africaines de peuplement allaient servir de modèle pour les sionistes en Palestine.
Smuts avait déclaré :
« Je n’ai pas besoin de vous rappeler que les blancs de l’Afrique du Sud, et plus particulièrement la population hollandaise plus ancienne, ont été élevés presque entièrement selon la tradition juive (…) l’Ancien Testament a été la matrice même de la culture hollandaise, ici, en Afrique du Sud. »
Le peuple juif, disait Smuts,
« avait eu une mission, une mission civilisatrice, dans le monde, peut-être semblable à aucune autre ».
Le cabinet britannique proposa à Smuts la fonction de premier haut-commissaire de la Palestine mandataire, de sorte qu’il « civiliserait les Arabes aussi bien que les Africains ». Il déclina l’offre en raison de son engagement envers l’Afrique du Sud, et ce fut le Juif sioniste britannique Herbert Samuel qui fut nommé à sa place.
Smuts avait également été choisi initialement par le Premier ministre David Lloyd George pour diriger l’expédition militaire britannique de 1917 censée conquérir la Palestine, mais il avait préféré servir dans le cabinet impérial de la guerre. Lloyd George envoya en Palestine son second choix, le général Edmund Allenby, qui avait lui-même servi précédemment en Afrique du Sud.
La torture appliquée aux Palestiniens
Le modèle suprémaciste blanc de l’Afrique du Sud avait déjà inspiré le sioniste allemand Haïm Arlozoroff dès 1927, quand il avait prétendu que la nécessité pour les sionistes de négliger le bien-être des travailleurs arabes palestiniens était légitime et bien fondée et qu’elle ne différait pas de ce qui se passait en Afrique du Sud.
Les travailleurs blancs de l’Afrique du Sud avaient créé une « barrière de la couleur » qui excluait les non-blancs des emplois qualifiés et bien rémunérés et c’était une chose, estimait Arlozoroff, que les colons juifs devaient appliquer en Palestine afin de créer une enclave coloniale de peuplement séparée. Ce fut cette politique d’apartheid que les dirigeants sionistes instaurèrent tout au long de la période du Mandat britannique, de même que plus tard, après la création d’Israël.
Les Britanniques, en tant que sponsors coloniaux du colonialisme de peuplement tant en Afrique du Sud qu’en Palestine, allaient emprunter les méthodes d’une colonie de peuplement pour les appliquer à une autre.
Au cours de la Grande Révolte palestinienne de 1936-1939, les bourreaux britanniques amenèrent des chiens sud-africains dressés par les blancs et les débarquèrent en Palestine afin qu’ils traquent et attaquent sauvagement les révolutionnaires palestiniens. La torture pratiquée sur les Palestiniens par l’armée et la police britanniques atteignit une telle échelle que, plus tard, elle allait servir de base aux tortures plus sauvages encore infligées par les Britanniques aux guérilleros mau-mau de la colonie de peuplement britannique du Kenya, dans les années 1950.
Dans les années 1970, avec l’alliance entre l’Afrique du Sud et Israël qui défiait le monde, les Israéliens aidèrent les Sud-Africains à maîtriser leurs autochtones, particulièrement en Namibie occupée, et ils contribuèrent également à l’agression sud-africaine contre l’Angola, qui venait de se libérer.
Le général israélien Ariel Sharon initia ses hôtes sud-africains aux meilleures méthodes militaires possibles pour réaliser ces objectifs. Le conseiller de Sharon, le journaliste Uriel Dan, qui accompagna Sharon en Afrique du Sud lorsqu’ils rejoignirent une unité militaire sud-africaine qui attaquait l’Angola, a par la suite décrit ses impressions :
« Quand je regarde les officiers sud-africains et quand ils parlent afrikaans ou anglais, ainsi que lors des opérations, j’imagine qu’ils vont bientôt donner leurs ordres en hébreu. Leur apparence physique, leur fraîcheur, leur ouverture d’esprit, le comportement au combat, tout cela me rappelle le comportement des officiers des FDI. Et ce sont des choses que je n’ai jamais dites des officiers américains et sud-vietnamiens que j’ai rencontrés. »
L’alliance et l’amitié d’Israël avec le régime d’apartheid sud-africain se poursuivit jusqu’à la fin de ce dernier.
L’ironie
L’ironie aujourd’hui, c’est que le type de Sud-Africains qui rappelaient les « officiers des FDI » à Uriel Dan ont eux-mêmes rallié l’armée israélienne. L’Afrique du Sud de l’après-apartheid n’est plus un endroit sûr pour des colons blancs. Israël rejoint les États-Unis, le Canada et l’Australie pour accueillir les Sud-Africains blancs qui ont quitté les colonies de peuplement après la chute de l’apartheid.
Il se peut très bien que les chiens racistes sud-africains ne soient plus nécessaires en Israël, puisque l’armée israélienne a ses propres chiens « oketz » (oketz = piqûre, en hébreu, NdT) bien entraînés contre les Palestiniens et importés des Pays-Bas (comme par coïncidence, la métropole du colonialisme afrikaner de peuplement en Afrique du Sud) pour attaquer les Palestiniens.
Les idées de l’apartheid et les chiens sud-africains ont été exportés vers la Palestine durant l’occupation britannique de cette dernière. La poursuite du mouvement des Sud-Africains blancs vers les villages de peuplement en Palestine est-elle une preuve que cette connexion idéologique s’est maintenue ? Ou s’agit-il simplement d’une très longue et ancienne connexion culturelle et spirituelle qui attire des juifs récemment convertis vers la sécurité relative d’Israël ?
Joseph Massad est professeur de politique arabe moderne et d’histoire intellectuelle à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles universitaires et journalistiques. Parmi ses livres figurent Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs, The Persistence of the Palestinian Question : Essais sur le sionisme et les Palestiniens, et plus récemment Islam in Liberalism. Citons, comme traduction en français, le livre La Persistance de la question palestinienne, La Fabrique, 2009.
*Source : Charleroi pour la Palestine
Publié le 19 octobre 2021 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine