Le 16 avril 1988 peu après minuit, le commando chargé de tuer Abou Jihad quitta le navire au large des côtes tunisiennes sur un zodiac et débarqua sur la plage de Raoued. Il monta dans les voitures louées par trois «Libanais» direction Sidi Bou Saïd
Par Hmida Ben Romdhane (revue de presse : Agence Anadolu – 16/4/22)*
C’était le 16 avril 1988 à 2 heures de matin. Un commando israélien assassina Khalil al Wazir, mieux connu sous le pseudonyme d’Abou Jihad, de 70 balles dans la villa qu’il occupait à Sidi Bou Saïd, dans la banlieue nord de Tunis. Avant de forcer la porte et monter jusqu’à la chambre à coucher du dirigeant palestinien, les assassins ont abattu un gardien somnolant dans sa voiture devant la maison, et un autre gardien à l’intérieur qui n’a pas eu le temps de dégainer son arme. Ils ont tué également le jardinier qui a eu le malheur de se réveiller et la curiosité d’aller voir ce qui se passait.
Abou Jihad n’a pas eu le temps lui aussi de s’emparer de son arme qu’il était allé chercher dans son bureau. Les assassins étaient plus rapides. Ils l’ont rejoint dans son bureau et ont vidé leurs armes munis de silencieux. Les tirs ont continué jusqu’à la dernière cartouche sur le corps sans vie d’Abou Jihad devant sa femme affolée et ses enfants effarés. Les médecins légistes dénombreront 70 impacts de balles sur le cadavre du dirigeant palestinien.
Les tueurs s’étaient entrainés pendant une semaine à prendre d’assaut une villa dans la banlieue de Tel-Aviv avant de prendre place dans l’un des navires de guerre affrétés pour l’opération et qui avaient pris la direction des eaux territoriales tunisiennes trois jours avant l’opération, selon le témoignage de Maxime Perez publié le 16 novembre 2012 dans ‘’Jeune Afrique’’.
Quatre jours plus tôt, trois agents du Mossad débarquèrent à Tunis en tant que touristes porteurs de passeports libanais. Ils étaient chargés de superviser les derniers détails que nécessitait l’opération sur le terrain. Entre autres choses, louer les voitures que devaient transporter le commando d’assassins de la plage de Raoued, banlieue nord-ouest de Tunis, à Sidi Bou Said, banlieue nord-est.
Le 16 avril 1988 peu après minuit, le commando chargé de tuer Abou Jihad quitta le navire au large des côtes tunisiennes sur un zodiac et débarqua sur la plage de Raoued. Il monta dans les voitures louées par les trois « Libanais » direction Sidi Bou Saïd.
Dans le même temps, un Boeing 707 de l’aviation israélienne survolait l’espace aérien tunisien. Sa mission était de « brouiller les systèmes de communication et les radars pour couvrir l’avancée du commando. » À bord de l’appareil, prenaient place le chef d’état-major de l’armée israélienne, Dan Shomron en personne, et son futur successeur et futur Premier ministre, Ehoud Barak.
L’opération était suivie et supervisée de bout en bout par le Premier ministre israélien de l’époque, Itzhak Shamir lui-même. Le 16 avril au matin, quand un journaliste lui demanda un
commentaire sur l’assassinat du dirigeant palestinien, Shamir répondit : « Effectivement, je viens d’entendre comme vous l’information à la radio »…
Comme d’habitude, après les opérations exécutées par le Mossad, Israël n’a fait aucun commentaire et n’a publié aucun communiqué niant ou confirmant son implication. Bien que tout le monde sût que c’était le Mossad qui mena l’opération, Israël a fait planer le mystère pendant près d’un quart de siècle, plus précisément jusqu’en novembre 2012.
Près d’un quart de siècle plus tard donc, le quotidien israélien ‘’ Yediot Aharonot’’ publia une interview réalisée avec Nahoum Lev, le chef du commando composé de 26 personnes. L’interview n’a pu être publiée que…douze ans après la mort de l’interviewé dans un accident de moto. Pourquoi ? Refus systématique de la censure militaire de donner son feu vert. Finalement, « après six mois de négociations avec la censure militaire», l’interview du chef du commando a pu être publiée.
Dans un article en date du 1er novembre 2012, le Magazine français ‘’Le Point international’’ a publié des extraits de cette interview. On y lit : «Nahoum Lev a raconté au Yediot Aharonot que le commando, débarqué secrètement sur la plage, s’était divisé en deux groupes. Le premier, composé de huit hommes et dirigé par Nahoum Lev, s’est approché en voiture à 500 mètres de la résidence d’Abou Jihad. Accompagné d’un soldat déguisé en femme, afin de passer pour un couple en balade nocturne, Lev tenait une boîte de chocolats dans laquelle était dissimulé un pistolet muni d’un silencieux. Il a d’abord abattu un garde ensommeillé dans une voiture, puis le second groupe, au signal prévu, s’est engouffré dans la villa après en avoir forcé la porte. Masqués, ces commandos tuent un second garde qui venait de se réveiller et n’a pas eu le temps de dégainer son arme. Un jardinier, qui dormait dans la cave de la villa, est aussi tué. « Dommage pour lui, mais quand on mène ce genre d’opérations, il faut s’assurer que toute résistance potentielle est éliminée », a commenté Nahoum Lev. Un de ses camarades le précède dans les escaliers jusqu’à la chambre à coucher d’Abou Jihad « et a tiré le premier sur lui. Apparemment, il (Abou Jihad) avait un pistolet. J’ai tiré sur lui, une longue rafale, en faisant attention de ne pas blesser son épouse qui était apparue, et il est mort. D’autres combattants ont également tiré pour s’assurer qu’il était mort », ajoute Nahoum Lev. « J’ai tiré sur lui sans la moindre hésitation: il était voué à mourir. Il était mêlé à d’horribles crimes contre des civils israéliens », se justifie-t-il dans cette interview publiée à titre posthume. »
La question qui se pose ici est pourquoi les dirigeants israéliens se sentaient-ils obligés de mobiliser autant de moyens logistiques (navires de guerres, avion, entrainement pendant des semaines d’un commando d’élite) pour tuer une seule personne, fut-elle de l’importance du numéro 2 du Fatah ?
Il ne faut pas oublier que trois ans plus tôt, en décembre 1987, fut déclenchée la plus importante et la plus violente intifada palestinienne. Le gouvernement d’Itzhak Shamir était alors convaincu à tort ou à raison qu’Abou Jihad était le principal instigateur de l’Intifada. Il croyait naïvement que l’intifada prendrait fin avec la disparition de son instigateur, d’où les grands moyens mis en place pour l’assassinat du numéro 2 du Fatah, le plus proche compagnon de Yasser Arafat.
La mort d’Abou Jihad n’arrêta pas l’intifada. Bien au contraire, celle-ci se poursuivait avec de plus en plus de violence jusqu’aux accords d’Oslo conclus entre Israéliens et Palestiniens en septembre 1993.
La Tunisie, agressée et humiliée était dans un grand embarras. Non seulement, elle a vu sa souveraineté violée, mais elle assumait une partie de la responsabilité du drame pour avoir échoué à protéger l’un de ses hôtes les plus illustres : le numéro 2 du Fatah, la principale composante de l’OLP. Sans parler de la conviction, largement partagée à l’intérieur et à l’extérieur du pays, qu’Israël n’aurait jamais pu assassiner Abou Jihad sans l’aide de « traitres locaux » au service de l’Etat hébreu.
Que pouvait-elle faire d’autre sinon se tourner vers le Conseil de sécurité auquel les autorités tunisiennes avaient remis les quelques éléments de preuve de « l’implication d’Israël dans l’assassinat et dans la violation de la souveraineté territoriale de la Tunisie. » Entre autres éléments de preuve, figurait l’information donnée par le Liban à la Tunisie et consistant au fait que « deux des trois passeports utilisés par le commando étaient confisqués par les autorités israéliennes à des citoyens libanais. » Il y avait également le fait que les trois voitures ayant servi dans l’opération avant d’être abandonnées sur la plage de Raoued, étaient louées dans des agences de location tunisiennes par des individus portant des passeports libanais.
Les débats au Conseil de sécurité ont duré trois jours, car les puissances occidentales représentées au Conseil de sécurité estimaient qu’ « il n’y avait pas assez de preuves pour condamner nommément Israël ». Les Etats-Unis et la Grande Bretagne menaçaient d’opposer leur véto si la responsabilité d’Israël est mentionnée dans la résolution.
Un compromis fut finalement trouvé. Dans un article en date du 24 juin 2019 dans le magazine en ligne ‘’Leaders’’, l’ancien ambassadeur tunisien Ahmed Ounaïes explique ce compromis en ces termes : « le compromis pouvant concilier l’exigence de la délégation tunisienne et le non-veto a consisté à placer un alinéa relatif à Israël dans le préambule et non pas dans le dispositif du projet de Résolution. Cet alinéa, sobre et objectif, se présente ainsi: ‘’ (Le Conseil) considérant que dans sa Résolution 573 (1985), adoptée à la suite de l’acte d’agression commis le 1er octobre 1985 par Israël contre la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Tunisie, il avait condamné Israël et exigé qu’il s’abstienne de perpétrer de tels actes d’agression ou de menacer de le faire.’’ Ensuite, le dispositif de la Résolution commence par: « (Le Conseil) condamne avec vigueur l’agression perpétrée le 16 avril 1988 contre la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Tunisie, en violation flagrante de la Charte des Nations unies, du droit et des normes de conduite internationaux». Cette formule, laborieusement négociée, est finalement acceptée par l’ensemble des membres du Conseil. »
Mais malgré le contenu alambiqué de la résolution, le président tunisien de l’époque, Zine el Abidine Ben Ali avait estimé que « la résolution du Conseil de sécurité est une grande victoire de la Tunisie contre le terrorisme israélien. »
Ce n’était ni la première ni la dernière fois que le terrorisme israélien frappait en Tunisie. La première fois, c’était le 1er octobre 1985, quand des avions israéliens bombardèrent le quartier général de l’OLP à Hammam Chatt, tuant 156 personnes, dont des femmes et des enfants. Un mémorial se dresse depuis des années dans la principale place de Hammam Chatt où « le sang palestinien s’est mêlé au sang tunisien ».
Là aussi, le Conseil de sécurité a adopté le 3 octobre 1985 une résolution par 14 voix et une abstention, celle des Etats-Unis. Mais cette fois, Israël était nommément désigné dans la résolution. Et c’était la première fois que les Etats-Unis n’opposaient pas leur véto à une résolution condamnant Israël. Pourquoi ? Parce que l’ancien président Habib Bourguiba avait formulé clairement la menace qu’il romprait les relations diplomatiques avec les Etats-Unis, si ce pays opposait son véto à la condamnation d’Israël.
Le dernier acte terroriste perpétré par Israël en Tunisie remonte au 15 décembre 2016 dans la ville de Sfax. Un commando israélien, entré en Tunisie avec de faux passeports quelques jours auparavant, tua devant chez lui un ingénieur tunisien spécialiste des drones, Mohammed Zouari. Dans un communiqué publié le 17 décembre, la branche armée du Hamas a dénoncé « une agression contre la résistance et les brigades Al-Qassam » et menacé Israël de représailles. Le communiqué prouvait de manière claire l’appartenance de la victime aux «Brigades Al Qassam».
Près de six ans après, Israël n’a toujours pas infirmé ni confirmé son dernier acte terroriste perpétré.
Hmida Ben Romdhane, journaliste, ancien rédacteur en chef et PDG du journal La Presse de Tunisie.
*Source : Anadolu