Par Leslie Varenne (revue de presse : IVERIS – 18/10/22)*
La France est contestée de toutes parts sur le continent au point qu’elle n’a plus de marge de manœuvre. Si elle avance à visage découvert c’est un tollé, si elle avance masquée, elle se fait repérer et c’est pire encore. Le rejet de la politique française – car c’est bien de cela dont il s’agit et non pas de sentiment antifrançais, les expatriés n’ont aucun problème sur le continent – a de multiples ressorts et est antérieur à l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron. Cependant, sous ses quinquennats, ce rejet a pris des proportions stratosphériques. La petite musique dans les médias comme sur les réseaux sociaux consiste à accuser Moscou d’être le bras armé de cette contestation. Or, sans être naïf et nier le rôle de la Russie, elle n’est qu’un facteur parmi d’autres qui concourent à ce climat.
Les ressorts de ce rejet sont largement documentés ; les fondamentaux qui étayent et entretiennent la contestation sont aussi connus depuis longtemps. Il s’agit du soutien apporté aux Présidents illégitimes aux yeux de leurs populations, de la validation de 3èmes mandats anticonstitutionnels et des élections truquées. Aucun président français n’y a mis un terme. Ces pratiques désespèrent les peuples qui aspirent à la démocratie et étouffent dans des sociétés liberticides où règnent le sous-développement, le népotisme et la prévarication.
Les événements récents au Tchad en donnent une nouvelle fois une illustration magistrale. Contrairement à ses engagements, Mahamat Déby a décidé, via un pseudo dialogue national, de s’octroyer le droit de se représenter à la fin de la transition qui va encore durer deux ans. Ni le Quai d’Orsay, ni l’Elysée n’ont communiqué après cette décision, ce qui montre leur embarras. Si Emmanuel Macron n’approuve pas cet ukase, que peut-il faire après avoir permis au fils d’Idriss Déby de prendre le pouvoir de manière anticonstitutionnelle ? L’époque du « gendarme de l’Afrique » est définitivement révolue, les chefs d’État ont le choix de leurs partenaires. Le président du monde d’après agit comme ceux du monde ancien, le ver était dans le fruit dès l’adoubement de Mahamat Déby en avril 2021.
La politique à géométrie variable est l’autre grand reproche fait à la France. Au Mali, « une junte illégitime et illégale », au Tchad, au Burkina Faso en Guinée, des juntes qui bénéficient d’une bienveillance certaine. Avec la guerre en Ukraine, outre les ressources disproportionnées envoyées à Kiev, un autre deux poids, deux mesures, se révèle plus crûment encore. Contrairement au massacre de Boutcha, jamais les grandes tueries comme celles de Duékoué, Côte d’Ivoire, mars 2011 ; d’Ogossagou, Mali, mars 2019; de Yirgou, Burkina Faso, janvier 2019, n’ont donné lieu à des demandes de réunions d’urgence au Conseil de Sécurité. Pourtant, le manque de réaction internationale devant ces hécatombes est vécu comme une forme de racisme et revient systématiquement parmi les critiques.
L’alignement de la France dans le « camp occidental » après sa réintégration dans le commandement intégré de l’OTAN en 2009, a contribué à dégrader son image sur le Continent. Ce retour a signé la banalisation de sa voix dans le concert des nations, une voix qui avait la vocation diplomatique de pont entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud, comme le disait Dominique de Villepin à l’époque. La fin de cette singularité s’est matérialisée en 2011 par les guerres en Syrie, en Côte d’Ivoire et en Libye. Les conflits dans ces deux derniers pays ont fait naître la lame de fond qui submerge aujourd’hui l’Hexagone.
Ainsi englobée dans le camp occidental, la France paye pour les aventures militaires des États-Unis, des Balkans à l’Irak en passant par l’Afghanistan, y compris celle où elle n’a pas été partie prenante. Car c’est l’Occident tout entier qui est conspué pour des décennies de bellicisme et l’ensemble de son œuvre. Le journaliste Ian Hamel citant l’essayiste Hamid Zanaz écrit dans Mondafrique : « dans le monde arabo-islamique, dans des éditoriaux, des commentaires sur les réseaux sociaux et les plateaux de télévisions, Poutine est présenté à demi-mot, parfois même ouvertement, comme un héros qui défie l’Occident colonialiste ». Le climat qui prévaut en Afrique n’est donc pas l’apanage du Continent. Le 16 octobre, en Haïti des manifestants ont sorti les drapeaux russes pour s’opposer à toute velléité d’intervention américaine.
La France ne tire aucun bénéfice de cet alignement et n’est pas non plus payée en retour. Les États-Unis se démarquent de Paris pour ne pas être contaminés par sa mauvaise image. Alertés par les votes de certains pays, concernant l’Ukraine, aux Nations unies, ils tentent de reprendre la main en jouant le camp des mécontents, à l’instar du Tchad où ils soutiennent l’opposant Succès Masra. Ils ne souhaitent pas non plus s’aliéner le Mali, ils ont signé un chèque de 148,5 millions de dollars aux autorités de Bamako dans le cadre de l’aide au développement .
Cerise sur le gâteau, alors qu’Emmanuel Macron a œuvré avec constance et ferveur pour faire entrer l’Union européenne dans le Sahel, afin de ne pas se retrouver seul face aux anciennes colonies, Bruxelles se démarque aussi du locataire de l’Elysée. De nombreux États membres comme l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne ne souhaitent pas payer « pour les erreurs de Paris au Sahel ». Ainsi l’UE cherche la martingale pour rétablir de bonnes relations avec le Mali après le départ de la France sans qu’Emmanuel Macron n’en prenne ombrage. Solidarité européenne oblige !
Dans le camp de ceux qui se réjouïssent des malheurs de la France, il y a la Turquie. Elle est entrée sur le Continent par la porte du chaos libyen et depuis sa percée est spectaculaire. Ses drones Bayraktar TB2 volent dans les cieux d’Afrique de l’Est comme celle de l’Ouest, notamment au Togo, Niger, Burkina Faso. A l’instar de Sputnik et RT France, elle projette de créer des médias francophones à destination de l’Afrique, c’est dire l’intérêt qu’elle porte aux pays appartenant (ou plutôt ayant appartenu) à la zone d ‘influence française. Elle envisage également d’installer une base militaire au Tchad. Compte tenu des relations pour le moins tumultueuses entre Emmanuel Macron et Recep Tayyip Erdogan, si les vœux d’Ankara se réalisent, cela promet une joyeuse ambiance entre alliés de l’OTAN.
Il faut compter avec la Chine également, mais la compétition est ancienne et avant tout économique. Pékin profite du déclassement industriel français et investit dans tous les secteurs : BTP, ports, transports, infrastructures, y compris dans des pays « amis » comme la Côte d’Ivoire et le Bénin.
L’Inde et les pays du Golfe sont aussi dans les rangs du partage du gâteau… Ils sont venus, ils sont tous là…
Et puis, évidemment il y a la Russie, objet de toutes les attentions. Elle a fait sa réapparition sur le Continent à la faveur de la deuxième guerre de Libye fin 2016, après une absence de plus de 15 ans. Avec Wagner dans ses bagages, elle a soutenu le clan Haftar aux côtés de l’Egypte, des Emirats et de la France. Son retour en Afrique a été spectaculaire par sa rapidité. En deux ans, de manière anarchique et opportuniste, elle a réussi à retrouver un niveau de coopération similaire à celui de l’Union soviétique. De la Centrafrique au Mali, elle a su surfer sur les échecs et les erreurs de Paris. Les médias lui prêtent beaucoup. A-t-elle joué un rôle lors du dernier coup d’Etat au Burkina Faso ? Selon des sources burkinabè des officines auraient « aidé » des manifestants qui brandissaient des drapeaux russes et conspuaient la France. A-t-elle agi plus en amont avant ou pendant le putsch ? Apparemment non, mais il est délicat d’être formel en l’état des connaissances.
Néanmoins, la partie la plus délicate commence pour le Kremlin. Si pour se maintenir dans un pays, il garantit le fauteuil des chefs d’État contre la volonté des peuples, il subira le même sort que celui de la France. Des tensions se font d’ailleurs déjà sentir au Mali avec les opposants à la junte et notamment à l’intérieur du pays où les populations subissent les méthodes sommaires de Wagner.
Pour autant, est-ce que la Russie, dont on dit qu’elle aurait le PIB de l’Italie, dispose d’assez de moyens pour déstabiliser tout un continent, Haïti, une partie du monde arabe et quelques pays d’Amérique du Sud ? Les fermes de trolls, combien de divisions, alors que la Russie ne dispose d’aucun des GAFAM ? La « poutinomania » est un symptôme : celui du rejet de l’Occident.
Dans ses discours, comme au temps de l’URSS, Vladimir Poutine propose un autre choix de société que le seul modèle occidental, libéral qui prévalait depuis la chute du mur. Il parle multipolarité du monde, souveraineté, développement, respect des identités, versus « décadence américaine » et wokisme. Il s’adresse prioritairement aux non-occidentaux sensibles à ces valeurs. Il rétablit les clivages idéologiques et politiques qui existaient avant les années 1990.
L’époque est fascinante, le monde est cul par-dessus tête, les zones d’influences disparaissent, les alliances se font et se défont. La Turquie, membre éminent de l’OTAN, envisage de s’allier à la Russie pour devenir un hub gazier ; en pleine guerre en Ukraine, Rabat, historiquement allié de l’Occident, signe un méga contrat avec Moscou portant sur le nucléaire civil. L’Allemagne crée une coalition avec 15 États pour bâtir un système européen de défense aérienne, sans la France ! L’Arabie Saoudite et les Emirats basculent de l’autre côté de la force. Pourquoi voudriez-vous que l’Afrique restât immobile ?
*Source : IVERIS
Leslie Varenne, journaliste d’investigation, est directrice de l’IVERIS (Institut de Veille et d’Etude des Relations Internationales et Stratégiques).
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