Aller à…
RSS Feed

29 mars 2024

Bilan de six mois de lutte contre le racisme à l’Ambassade des immigrés


8 nov. 2022

C’est contre la ségrégation, contre la gestion des immigrés par la rue et par l’attente, pour l’égalité ou rien et pour ne plus accepter de se laisser diviser, que nous avons décidé d’ouvrir l’Ambassade des immigrés. Bilan et perspectives de 6 mois de lutte contre le racisme et pour l’égalité, par le collectif La chapelle debout.

Le 19 octobre 2022 à 6h du matin, 180 policiers et gendarmes entrent de force dans un immeuble occupé du 17 rue Saulnier à Paris, appartenant à la Société Générale et renommé « Ambassade des Immigrés » par ses occupants et occupantes. Ils arrêtent une personne qui gardait la porte, défoncent les portes des chambres au bélier, retournent les affaires et les lits, forcent une femme nue à se rhabiller devant eux. Tous les habitants sont triés arbitrairement : 7 sont arrêtés, certains sont mis dehors et chassés jusqu’au bout de la rue, certains sont mis dans des bus, d’autres encore en sont descendus de force. La police, gantée et casquée, leur fait mettre des masques, on refuse de leur dire où ils sont emmenés. Deux des bus arrivent au milieu de nulle part, dans la forêt, à côté d’une aire de stationnement de poids lourds. On menace les gens sans papiers. Beaucoup refusent collectivement de descendre du bus, « ici il n’y a rien, on préfère être à la rue que de devenir fou ici ».

Ce jour-là, les habitants et habitantes de l’Ambassade, qui négociaient collectivement avec la préfecture de région (responsable des logements et de l’hébergement en IDF) pour des logements dignes pour toutes et tous, sont sortis de force et par surprise par cette même préfecture de région, avec le soutien de la préfecture de police. 30 personnes sont laissées sur le carreau, 7 personnes sont arrêtées : une est relâchée immédiatement car mineure, 5 sont libérées dans la journée grâce à la mobilisation (dont 3 avec OQTF) et une est enfermée au centre de rétention administrative de Vincennes et risque la déportation au Soudan.

Le 27 octobre à La Chapelle, les mêmes préfectures de région et de police organisent l’évacuation des centaines de personnes qui dormaient depuis plusieurs mois sous le pont du métro aérien entre la Chapelle et Barbès, à porte de la Villette, à porte des Lilas, à porte de la Chapelle. La moitié des présents sont empêchés de monter dans les bus, refoulés sur le trottoir, sommés par la police de se disperser.

Pendant 3 jours, les personnes immigrées encore présentes résistent, refusent de partir, se rassemblent, tiennent des assemblées générales dans la rue, lancent des slogans en dari, en arabe et en pashto. Ils seront gazés, frappés à nouveau dès le lendemain, 2 d’entre eux au moins seront embarqués. Mais ils tiennent et réussissent à se réinstaller sous le pont, malgré la pression et la violence policière. A l’heure actuelle le campement est toujours gardé jour et nuit par des policiers qui empêchent toute personne munie d’une tente, d’une couverture ou même d’un bout de carton d’y accéder.

Depuis plus de 7 ans l’Etat français, ses préfectures, ses mairies ont muré des rues et grillagé des parcs pour empêcher des gens d’y dormir, ils ont fermé des toilettes et des bains publics, organisé la surveillance policière systématique de certains quartiers, promulgué une dizaine de lois sur l’immigration, mais ce qu’ils appellent aujourd’hui « mise à l’abri humanitaire » a été et sera toujours une opération de police, de tri et de rafle.

C’est contre ce monde, contre la ségrégation, contre la gestion des immigrés par la rue et par l’attente, pour l’égalité ou rien et pour ne plus accepter de se laisser diviser, que nous avons décidé d’ouvrir l’Ambassade des immigrés.

Nous l’avons ouverte le 18 avril 2022, entre les deux tours de l’élection présidentielle, comme une proposition concrète face à la situation des personnes immigrées à Paris et en proche banlieue :
–    la fin des campements comme espace de survie collective et d’organisation pour défendre ses droits, l’éparpillement forcé des immigrés dans des lieux toujours plus isolés et cachés,
–    la centralité du débat raciste sur l’immigration dans le débat présidentiel, sans aucune possibilité de participation des immigrés eux-mêmes,
–    l’absence de proposition organisationnelle des partis, groupes, collectifs et associations de solidarité face à la violence toujours plus raciste de la police dans la rue et contre les immigrés en général

Ouvrir cette « ambassade » c’était donc affirmer la nécessité de s’organiser contre le racisme et offrir une base matérielle et un cadre depuis lesquels français et immigrés pourraient lutter ensemble contre les politiques racistes de l’Etat.

C’était affirmer qu’il fallait, si l’on prétendait lutter contre l’extrême droite, s’organiser avec ceux et celles qui en subissent la violence et contre celles et ceux qui la produisent, quelle que soit leur étiquette politique ; qu’il fallait dépasser le cadre électoral et s’organiser concrètement pour remettre l’égalité à l’ordre du jour.

Entre le 18 avril et le 19 octobre 2022, nous avons été une centaine de camarades à investir un immeuble de bureaux vide appartenant à la Société générale, bâtiment vide parmi des milliers d’autres à Paris. Nous étions une centaine de personnes immigrées, soudanaises, somaliennes, éthiopiennes, érythréennes, maliennes, mauritaniennes, marocaines, algériennes, tchadiennes, iraniennes, françaises, avec ou sans papiers.

Dans les rue de La Chapelle et Stalingrad puis dans le 9ème arrondissement lisse et bourgeois de Paris, nous avons fait des assemblées générales en 5 langues, nous nous sommes organisés, nous avons lancé des manifestations et des actions contre les institutions responsables des politiques racistes.
Etre présent dans le coeur de Paris, c’était revendiquer de sortir du ghetto auquel sont confinés les immigrés et tenir face à tous ceux que cela dérangent : la police et son harcèlement quotidien, les fascistes qui nous ont attaqué et tenté de forcer l’entrée du bâtiment.

L’Ambassade des immigrés fut un lieu de pratiques, de formation et d’apprentissage collectifs contre le racisme administratif, qui individualise les démarches et isole toujours plus les personnes par catégorie administrative et par nationalité, leur faisant croire qu’ils sont traités en individus alors que c’est toujours en tant que groupe qu’ils sont attaqués.

Ce fut un espace où des personnes solidaires, des militants, des assistants sociaux, des agents de la préfecture ou de l’OFII, des avocats, des médecins, assumèrent une position de défiance et de sécession vis-à-vis des institutions et participèrent à créer une solidarité politique et matérielle.

Ce fut un espace où l’on s’organisait entre toutes les nationalités, dans toutes les langues. Où l’on partageait des pratiques légales et illégales. Où les anciens partageaient leurs savoirs aux nouveaux, où les nouveaux mettaient à jour le savoir des anciens. Où un sans papier expliquait l’esclavage de la régularisation par le travail à des demandeurs d’asile arrivés en France la veille. Où l’on parlait de comment éviter de donner ses empreintes en arrivant en Europe pour ne pas être dubliné ; de comment voyager sans risque vers l’Angleterre ; où l’on comparait les pratiques des préfectures pour mieux les combattre ; où l’on apprenait les détails du règlement de Dublin pour mieux s’en défendre ; où l’on décidait de prendre ou de ne pas prendre un vol de déportation vers l’Italie ; où l’on apprenait quels aéroports italiens étaient plus ou moins fliqués à l’arrivée après une déportation et comment refuser une nouvelle prise d’empreinte ; où l’on s’organisait concrètement pour l’accès à la santé et évitait les refus de soins de l’hôpital public ; où l’on apprenait parfois à mentir à l’OFPRA, parfois à comment y présenter la vérité ; où l’on apprenait à ne pas se faire contrôler dans la rue et que faire en cas de problème avec la police. Où l’on passait ses premières nuits en France en arrivant de Libye et où l’on apprenait quoi dire à son premier rendez-vous à la préfecture. Où l’on apprenait à ne pas parler français au commissariat et où, en même temps, on s’apprenait des mots de français pour mieux se défendre face aux administrations racistes.

Ce fut un espace où l’on organisait des rencontres et des meetings. Où la diaspora afghane pouvait venir s’organiser pour aider à la lutte au pays contre les talibans et le boycott américain. Où les enfants d’immigrés du Front uni des quartiers populaires et de l’immigration tenaient ses réunions. Où les écologistes se réunissaient pour lutter contre le massacre des ouvriers immigrés au Qatar. Où l’on a organisé des rencontres à distance avec des résistants de Melilla suite aux meurtres perpétrés par les polices marocaines et espagnoles cet été.  Où on parlait de l’impérialisme, de comment la France et les États occidentaux étaient responsables de la situation des pays d’origine, de l’Ouest à l’Est de l’Afrique et jusqu’en Afghanistan.
Grâce à cet espace d’organisation, de solidarité et d’apprentissage collectif, 16 personnes ont pu déposer l’asile en France en faisant annuler leur procédure Dublin, 23 personnes ont pu rétablir leurs droits aux Conditions matérielles d’accueil (hébergement et allocation pour demandeurs d’asile), 22 personnes ont pu accéder à un hébergement au cours de l’occupation, de nombreuses personnes ont pu se préparer à leur entretien OFPRA, 7 personnes ont pu s’organiser pour voyager sans danger et ont rejoint l’Angleterre.
Ce fut aussi une base matérielle d’organisation d’actions qui visaient à imposer des rapports de force avec des institutions et des revendications collectives face aux problèmes de chacun :

–    Le 1er Mai nous manifestions de la Chapelle à République, aux cris de “la li l-unsuriyya, musawwa” – Non au racisme, égalité !
–    Le 17 juillet nous occupions à 500 personnes le centre d’accueil des Ukrainiens de Porte de Versailles, centre d’hébergement quasiment vide, réservé exclusivement aux détenteurs d’un passeport ukrainien et interdit aux autres nationalités. Nous y avons fait accourir le sous-préfet de région, Christophe Aumônier, car il s’inquiétait d’une « guerre ethnique » entre bons et mauvais migrants. Nous étions reçus avec une délégation 3 jours plus tard pour exiger des logements pour tous les habitants et habitantes de l’Ambassade.
–    Le 27 septembre, sans nouvelles de la Préfecture de région, nous envahissions le siège de la Direction des affaires culturelle qui en dépend, et obtenions en 3h un RDV deux jours plus tard avec Cécile Guilhem, sous-préfète et cheffe de cabinet du préfet, Agnès Arabeyre-Nalon, cheffe de service des urgences sociales et Clément Chevalier, chargé de mission « Plan migrants ».
–    Le 7 octobre, nous occupions la cour de l’Hôtel de ville de Paris pour exiger de la Mairie qu’elle prenne ses responsabilités et soit un minimum à la hauteur de « l’accueil » dont elle se targue. Nous y étions reçus par Ian Brossat, adjoint à la protection des réfugiés, le cabinet d’Anne Hidalgo, le cabinet de Léa Filoche, adjointe à la solidarité, et Pierre-Charles Hardouin, directeur de la mission d’urgence sociale de la Ville de Paris.

Des habitants de l’Ambassade des immigrés ont ainsi négocié directement avec des chefs et des institutions, dans leur langue, et en tant que représentants d’un groupe luttant pour sa dignité face à un Etat raciste. Au cours de l’occupation, nous avons eu 6 rendez-vous de négociations, 3 avec la préfecture de région et 3 avec la Ville de Paris. Une vingtaine d’habitants de l’Ambassade ont participé à ces négociations, en arabe, en tigrinya, en soninké, en amharique, en anglais et en français.

La Mairie de Paris a fait beaucoup de discours et de promesses en s’étonnant que des réfugiés soient à la rue et en pleurant sur son impuissance face à la préfecture. On a surtout retenu de nos échanges qu’elle avait peur de la presse, qu’elle se complaisait dans l’inertie et qu’elle avait le pouvoir de préempter des bâtiments mais ne le faisait qu’en période électorale.
La préfecture de région s’est engagée à “l’orientation” -pour reprendre leur vocabulaire gestionnaire- de près des deux-tiers de la liste des habitants de l’Ambassade. Elle nous a assuré qu’elle n’était pas « une machine à faire monter dans des bus » et que les gens ne seraient pas remis à la rue. Suite à l’expulsion du bâtiment, sur les 79 personnes présentes, 26 ont eu un hébergement.

Nous n’avons jamais eu confiance en ces institutions. Ces places d’hébergement ont été arrachées à l’Etat par plusieurs mois de lutte et de mobilisation des habitants. Un de nos camarades a ainsi pu accéder à un hébergement pérenne après 8 ans de rue ! Plusieurs personnes, sans droit à l’hébergement à leur arrivée à l’Ambassade et pour lesquelles nous nous sommes battus pour le rétablir, ont aujourd’hui un toît.
Nous avons lutté, ensemble, jusqu’au bout, pour obtenir des logements et la libération de nos camarades arrêtés lors de l’expulsion de l’Ambassade. Notre camarade Khaled a été enfermé au CRA pendant 3 semaines et menacé de déportation au Soudan. Enfermé parce que l’Etat français qui a prétendument examiné sa demande d’asile, a toujours collaboré avec le régime dictatorial et génocidaire soudanais avant et contre la révolution de 2018.* Nous avons organisé sa défense, occupé le parvis du commissariat, les parloirs du CRA, les salles d’audience des tribunaux… Et obtenu sa libération ! A 2 jours de sa déportation programmée par la préfecture de police vers le Soudan, grâce à la mobilisation collective.

Parce que la lutte, la mobilisation et l’organisation collective sont le chemin vers l’égalité et la dignité, et nous permettent d’exister et de résister ensemble contre le racisme : nous luttons et continuerons à lutter !

Nous luttons parce que nous avons eu en face de nous la loi, l’administration, incarnés par des personnes qui pensent les autres comme des places de bus et des quotas, pour qui c’est pareil de mettre quelqu’un dans un bus, de lui donner une OQTF, de le mettre en CRA ou de lui donner des papiers.

Nous luttons parce que nous avons eu en face de nous un juge qui nous a condamné à verser 9000 euros à la Société générale pour la dédommager de l’occupation de son immeuble.

Nous luttons pour pouvoir tenir tête à des institutions et leurs chiens de garde qui travaillent à rendre normal que des gens vivent des mois ou des années, en fuite ou dubliné, à attendre qu’on « traite leur dossier », qu’ils aillent à la préfecture la boule au ventre ou aient à prouver à un guichet qu’ils sont suffisamment malade pour avoir droit à un hébergement.

Nous luttons pour que personne n’ait à choisir entre un squat, un hangar-dortoir où il faut pointer, et un carton sous le périph et pour que personne n’ait à dépendre d’associations, de mendicité ou de charité.

Nous luttons contre Darmanin, ses idées, ses larbins et son monde, dans lequel, après la précédente loi de 2018 (réduction des délais impartis pour déposer un dossier de demande d’asile ou pour un recours contentieux contre une décision de rejet, allongement de la durée maximale d’emprisonnement à 90 jours au lieu de 45), après celle sur le séparatisme en 2021, après la mise en scène l’année dernière des dissolutions en chaîne d’associations, le fichage et le lynchage politique et judiciaire d’individus lambdas et de personnalités, on assiste au spectacle du lissage des discours racistes officiels au nom de la rationalité économique, à la propagande de l’Etat et des médias sur l’ennemi intérieur, à  la répression croissante de celles et ceux qui sont de plus en plus associés à des sous-catégories de personnes et de citoyens, celles et ceux à qui il s’agit de faire comprendre que « citoyens », ils ne le seront jamais.

Le droit soi-disant trop « complexe » comme le prétendait il y a quelques jours Darmanin, pour pouvoir permettre d’arrêter, de réprimer, d’enfermer et d’expulser les immigrés, est celui-là même qui précarise leur vie, les empêche d’avoir une vie de famille, une vie intime, de travailler, de se déplacer, de se soigner et de décider de ce qu’ils feront demain ou dans 10 ans.
En France, des milliers de personnes vivent en suspension, suspendus à une circulaire, à un arrêté de transfert, à un contrôle de police, à un juge ou à un officier de « protection » de l’OFPRA.
En France, la double peine n’a jamais cessé d’exister : au premier janvier 2020, 23,2% des détenus en France étaient étrangers. Ils et elles sont ceux qui subissent le plus la justice de classe, jugés à la chaîne, jugés à la tête ou au CV, jugés sans traducteur. Ils et elles sont celles et ceux qui sont le plus expulsés, le plus réprimés, celles et ceux qu’on met de force dans un avion, menottés, sanglés, casqués, drogués, traités de « clandestins ».

Nous luttons pour des logements dignes pour toutes et tous, pour la fin des visas qui tuent, pour la liberté de circulation et d’installation.

Partager

Plus d’histoires dedestructions