Par Ilyes Zouari*
Vingt monnaies africaines ont connu une baisse d’au moins 50 % de leur valeur face au dollar américain sur la période 2013-2022, dont trois se sont presque totalement effondrées. Dans la plupart des cas, cela reflète une mauvaise santé économique résultant d’une mauvaise gouvernance, comme le démontre la présence de plusieurs pays disposant d’importantes richesses naturelles parmi ceux dont la monnaie s’est le plus écroulée.
Sur les 41 monnaies africaines, vingt ont vu leur valeur divisée au moins par deux sur la période de dix années allant de début 2013 à fin 2022 (suivies par le dinar tunisien, qui frôle la barre des 50 %, avec une baisse de 49,9 %). Parmi ces vingt monnaies, dix ont vu leur valeur divisée au moins par trois (talonnées par le birr éthiopien et le naira du Nigeria, dont le cours a été divisé par 2,9).
Trois monnaies se sont presque totalement effondrées, avec une dépréciation proche de 100 % : la livre soudanaise (-99,2 %), le dollar zimbabwéen (-99,2 %) et la livre sud-soudanaise (97,5 %). Deux ont connu une baisse légèrement supérieure à 80 %, soit une division par cinq de leur valeur : le cedi ghanéen (-81,3 %) et le kwanza angolais (-81,2 %). Trois autres monnaies ont perdu environ les trois quarts de leur valeur : le leone de la Sierra Leone (-77,0 %), la livre égyptienne (-74,3 %) et le dinar libyen (-73,5 %). Enfin, quatre ont perdu environ les deux tiers de la leur : le kwacha zambien (-70,8 %), le kwacha malawite (-67,2 %), le birr (-65,9 %) et le naira (-65,2 %), suivis par huit monnaies ayant perdu environ la moitié de leur poids : le franc congolais (-55,0 %), le metical du Mozambique (-53,8 %), le dollar libérien (-53,2 %), le rand sud-africain (-50,3 %), le dollar namibien, le lilangeni de l’Eswatini et le loti du Lesotho (-50,3 % également), suivis par l’ariary malgache (-50,0 %).
Côté francophone, deux monnaies font partie des vingt monnaies ayant été les moins performantes sur cette période, à savoir le franc congolais, de la République démocratique du Congo, et l’ariary de Madagascar. Toutefois, celles-ci n’arrivent qu’à la 13e et 20e place, respectivement, des monnaies ayant connu la plus forte dépréciation.
Par ailleurs, et dans un tout autre registre, 14 de ces 20 monnaies les moins performantes sont fabriquées à l’étranger, comme la grande majorité des autres monnaies africaines.
Parmi les dix pays ayant observé la plus importante chute de leur monnaie, deux ont été marqués par une longue guerre civile (le Soudan du Sud et la Libye), et quatre autres sont connus pour avoir d’importantes ressources naturelles (le Soudan, le Ghana, l’Angola et la Zambie). Par ailleurs, cinq de ces pays font partie des dix pays les plus endettés d’Afrique (le Soudan, la Zambie, le Zimbabwe, le Ghana et l’Égypte), et sept font partie des dix pays africains ayant souffert de la plus forte inflation en 2022 (le Zimbabwe, le Soudan, le Ghana, la Sierra Leone, l’Angola, le Malawi et le Soudan du Sud).
Trois monnaies se sont presque totalement effondrées
La livre soudanaise et le dollar zimbabwéen arrivent donc en tête des monnaies s’étant le plus effondrées sur le continent au cours de la dernière décennie, avec une dépréciation supérieure à 99 % (99,2 % après arrondissement, soit une valeur divisée par 129 !). Malgré ses importantes ressources naturelles, en tant que troisième producteur africain d’or et grâce à l’immense potentiel agricole offert par le Nil, qui le traverse, le Soudan connaît depuis plusieurs années une grave crise économique ayant fait de lui le pays le plus endetté du continent, avec une dette publique estimée par le FMI à non moins de 189,5 % du PIB fin 2022 (soit le deuxième niveau d’endettement le plus élevé au monde, après le Japon).
Ce pays d’Afrique de l’Est a également été frappé par une terrible inflation en 2022, qui aurait atteint environ 155 % selon les dernières prévisions du FMI (après un taux de 359,1 % en 2021). Celle-ci serait ainsi la troisième plus forte inflation au monde, après celles enregistrées au Zimbabwe et au Venezuela. La crise soudanaise a notamment été aggravée par l’instabilité politique dont souffre le pays, et qui s’est encore manifestée par un nouveau coup d’État en octobre 2021.
Quant au Zimbabwe, ce pays d’Afrique australe ne s’est toujours pas remis du chaos économique laissé par l’ancien dictateur Robert Mugabe, qui avait instauré un des régimes les plus corrompus et inefficaces du continent (tout en se faisant passer pour un héros africain…). Chose rarissime dans l’histoire mondiale, la monnaie nationale avait même été purement et simplement abandonnée en 2009, après avoir perdu toute valeur (le dollar américain atteignant jusqu’à 35 millions de milliards de dollars zimbabwéens !). Remplacée par des devises étrangères, et en particulier le dollar américain (USD) et le rand sud-africain, elle fut réintroduite en février 2019, au taux de 0,4 USD pour 1 dollar zimbabwéen (soit 2,5 dollars zimbabwéens pour 1 USD).
Toutefois, celle-ci s’est de nouveau rapidement effondrée, pour ne plus valoir que 0,003 USD (soit un cours divisé par 129 en moins de trois ans). À l’instar du Soudan, le Zimbabwe a connu ces dernières années une très forte inflation, et qui aurait atteint environ 285 % en 2022, faisant du pays le champion du monde en la matière (après un taux de 98,5 % en 2021, et de 557,2 % en 2020). Par ailleurs, le pays est aujourd’hui le sixième pays le plus endetté du continent, avec une dette publique estimée à 92,6 % du PIB.
La livre soudanaise et le dollar zimbabwéen sont talonnés par la livre sud-soudanaise, qui arrive en troisième position des monnaies les moins performantes sur la dernière décennie, avec une baisse de 97,5 % (soit une valeur divisée par 39). Celle-ci aurait d’ailleurs encore plus lourdement chuté, si elle n’avait pas été arrimée au dollar pendant une certaine période. L’effondrement quasi total de la livre soudanaise s’explique essentiellement par le fait que le pays a été ravagé par une terrible guerre civile, déclenchée peu après son indépendance, obtenue en juillet 2011, et qui aura duré plus de six ans (de décembre 2013 à février 2020). Avec plus de 400 mille morts, ce conflit a été, de très loin, le plus meurtrier du continent au cours de la dernière décennie, et a encore affaibli un pays qui avait déjà été grandement épuisé par deux longues guerres civiles avant son indépendance, à l’époque où il faisait encore partie du Soudan (et qui avaient duré 38 années au total). Le Soudan du Sud a ainsi connu 44 années de guerre depuis le départ des Britanniques, en 1956. Un triste record mondial !
Ce pays d’Afrique de l’Est, zone historiquement la moins stable et la plus pauvre du continent, est aujourd’hui le pays le plus pauvre d’Afrique. Le sous-développement y est si important, que le pays est souvent absent des différents classements internationaux concernant le continent, faute de données disponibles (avec la Somalie, autre pays d’Afrique de l’Est). Ce qui conduit parfois à placer, artificiellement, un pays francophone en dernière position…
Deux monnaies ont vu leur valeur divisée par cinq
En dehors de ces trois cas extrêmes que sont le Soudan, le Zimbabwe et le Soudan du Sud, deux autres pays ont connu un effondrement de plus de 80 % de leur monnaie nationale, à savoir le Ghana et l’Angola, avec une baisse de 81,3 % et de 81,2 % (soit une valeur divisée par 5,4 et 5,3, respectivement). Faute de bonne gouvernance et de diversification (en particulier pour l’Angola), ces deux pays traversent une grave crise économique malgré les très importantes richesses naturelles dont ils disposent. En effet, le Ghana est le premier producteur d’or du continent, et le cinquième producteur de pétrole d’Afrique subsaharienne, tandis que l’Angola est le deuxième producteur africain de pétrole et de diamants (et le quatrième mondial pour ces derniers).
Pourtant, le Ghana est aujourd’hui le huitième pays le plus endetté d’Afrique (avec une dette publique estimée à 90,7 % du PIB fin 2022), et l’Angola était encore le cinquième pays le plus endetté en 2020 (136,5 % du PIB fin 2020). Malgré leurs importantes richesses, ces deux pays ont enregistré une croissance économique décevante sur la dernière période décennale 2013-2022, avec un taux annuel moyen de 4,6 % pour le Ghana et de seulement 0,4 % pour l’Angola, selon la Banque mondiale, contre, par exemple, un taux de 7,0 % pour la Côte d’Ivoire.
Cette dernière a d’ailleurs réussi à les dépasser en richesse produite par habitant, malgré ses faibles richesses naturelles non renouvelables (la Côte d’Ivoire produit trois fois moins d’or et six fois moins de pétrole que la Ghana, et environ 35 fois moins de pétrole que l’Angola). En effet, la Côte d’Ivoire affichait un PIB par habitant de 2 549 dollars fin 2021, contre 2 364 dollars pour le Ghana et 1 953 pour l’Angola (selon les dernières données de la Banque mondiale). Une performance qui lui a également permis de devenir le pays le plus riche d’Afrique de l’Ouest continentale. Par ailleurs, le Ghana et l’Angola ont connu une inflation assez élevée en 2022, estimée à environ 27 % et 22 %, respectivement, et ce après avoir été en moyenne de 12,0 % et de 17,8 %, respectivement, sur la décennie précédente 2012-2021.
Trois monnaies ont perdu les trois quarts de leur valeur
Ces cinq monnaies africaines les moins performantes sont suivies par trois monnaies ayant perdu environ les trois quarts de leur valeur face au dollar, à savoir le leone, la livre égyptienne et le dinar libyen (dont la valeur a donc été divisée par environ quatre). Bien que la terrible guerre civile soit terminée depuis plus de vingt ans (janvier 2002), la Sierra Leone continue à connaître d’importantes difficultés économiques, et qui se sont notamment traduites par le fait qu’elle soit récemment devenue le pays le plus pauvre d’Afrique de l’Ouest, après avoir été dépassée par le Niger (avec une PIB par habitant de 480 dollars fin 2021, contre 591 dollars). Ce dernier devrait d’ailleurs très bientôt devancer également le Liberia, pas anglophone voisin de la Sierra leone, et dont la monnaie s’est dépréciée de 53,2 % au cours de la dernière décennie (se classant à la 15e position des monnaies les moins performantes du continent).
De son côté, la livre égyptienne a continué de pâtir du niveau d’endettement très élevé du pays, évoluant souvent autour de 90 % du PIB, et estimé à 89,2 % fin 2022. Toutefois, et contrairement aux pays précédemment cités, l’Égypte a récemment entrepris d’importantes réformes lui ayant permis de consolider et de dynamiser son économie. Aidée, par ailleurs, par la démographie (pays de 104 millions d’habitants), celle-ci devrait ainsi très prochainement devenir la première économie africaine en termes de PIB nominal, en dépassant celles du Nigeria et de l’Afrique du Sud, tous deux en déclin économique depuis plusieurs années.
Enfin, le dinar libyen a été fragilisé par la guerre civile que connaît la Libye depuis la chute de la dictature de Kadhafi, qui avait régné sur le pays pendant 42 ans, sans lui donner de solides institutions (le pays n’avait même pas de constitution), et sans en diversifier l’économie, toujours extrêmement dépendante des hydrocarbures (plus de 95 % des exportations).
Quatre monnaies ont perdu les deux tiers de leur valeur
Le dinar libyen est donc suivi par quatre monnaies ayant perdu environ les deux tiers de leur valeur face au dollar, à savoir le kwacha zambien, le kwacha malawite, le birr et le naira. Avec une baisse de 70,8 %, l’évolution du kwacha zambien reflète les graves difficultés économiques de ce pays, au sous-sol pourtant très riche (la Zambie étant notamment le deuxième producteur africain de cuivre, et le huitième au niveau mondial), mais qui figure parmi les pays les plus endettés du continent, avec un dette publique qui atteignait 119 % du PIB fin 2021, soit le quatrième niveau le plus élevé d’Afrique (les données pour l’année 2022 n’étant pas encore disponibles auprès du FMI). Le pays s’était même distingué en 2020 en devenant le premier pays africain à faire défaut sur sa dette.
De son côté, l’effondrement du naira (-65,2 %) traduit également les difficultés économiques du Nigeria, faute de bonne gouvernance et de diversification, comme en témoigne le fait que ce pays ait, lui aussi, été dépassé par la Côte d’Ivoire en termes de richesse produite par habitat (avec un PIB par habitant de 2 066 dollars fin 2021), malgré une production pétrolière entre 40 et 60 fois supérieure au cours des dix dernières années. Le Nigeria n’a ainsi enregistré qu’un taux de croissance économique de 2,3 % en moyenne annuelle sur la dernière décennie 2013-2022, soit un taux inférieur à sa croissance démographique (2,5 %).
Et selon de nombreux experts, le pays, qui connaît également une forte inflation (estimée à environ 19 % en 2022, après avoir été de 12,3 % en moyenne sur la décennie précédente), devrait procéder à une nouvelle dévaluation de la monnaie nationale peu après les prochaines élections présidentielles, de février 2023 (sachant qu’elle a déjà perdu plus de 99 % de sa valeur depuis sa création, en 1973). Une dévaluation d’autant plus probable qu’il est nécessaire de réduire l’écart désormais considérable entre le taux de change officiel du naira (1 dollar valant 455 nairas au 20 janvier 2023) et le taux de change sur le marché parallèle (environ 750 nairas pour un dollar).
Quant au birr éthiopien, cette monnaie a notamment été fragilisée par la guerre civile qu’a connue l’Éthiopie entre novembre 2020 et novembre 2022, et qui a provoqué la mort de plusieurs dizaines de milliers de personnes en seulement deux ans. Par ailleurs, et après avoir connu une forte croissance économique avant le covid et la guerre civile, amplement facilitée par le fait que ce pays d’Afrique de l’Est était le deuxième pays le plus pauvre du monde début 2012, l’Éthiopie devrait voir sa croissance se tasser au cours des quelques prochaines années, bien qu’elle ne soit encore qu’à la 33e position sur le continent en termes de PIB par habitant (925 dollars fin 2021).
Huit monnaies ont perdu la moitié de leur valeur
Enfin, et parmi les huit autres pays affichant une dépréciation d’au moins 50 % de leur monnaie au cours de la dernière décennie, il est à noter la présence de l’Afrique du Sud, dont le Rand a perdu 50,3 % de sa valeur (se classant à la 16e place de monnaies les plus dépréciées). Là aussi, cette dégradation reflète les graves difficultés économiques de ce pays, disposant, pourtant, de richesses naturelles considérables (premier producteur africain de charbon, de fer, de manganèse ou encore de nickel, deuxième producteur d’or…), mais souffrant d’une très mauvaise gouvernance et d’une corruption élevée.
Ainsi, l’Afrique du Sud a enregistré une croissance économique de seulement 0,9 % en moyenne annuelle sur la décennie 2013-2022, et de surcroît inférieure à sa croissance démographique (1,4 % en moyenne). Et selon les dernières données de la Banque mondiale, l’Afrique du Sud aurait même été l’un des deux seuls pays africains à avoir connu une baisse du taux d’accès à l’électricité en 2020, alors même qu’une partie non négligeable de la population n’est toujours pas connectée au réseau électrique (15,6 % fin 2020, contre, par exemple, moins de 1 % dans chacun des pays du Maghreb).
Par ailleurs, l’importante baisse du rand a entraîné dans son sillage la baisse des trois autres monnaies d’Afrique australe qui lui sont arrimées, à savoir le dollar namibien, le lilangeni de l’Eswatini, et le loti du Lesotho. En effet, ces trois monnaies sont liées au rand par un taux de change fixe, comme le sont quelques autres monnaies du continent avec des monnaies étrangères, à l’instar du franc CFA avec l’Euro. Le franc CFA concerne environ la moitié de la population d’Afrique francophone subsaharienne (54 %) et près des deux tiers des pays francophones subsahariens (13 sur un total de 21, hors Guinée équatoriale, ayant choisi de partager cette monnaie). À ceux-ci, s’ajoutent deux pays qui ont également et librement choisi d’adhérer à cette monnaie unique, plusieurs années après leur indépendance, à savoir l’hispanophone (et partiellement francophone) Guinée équatoriale, depuis 1985, et la lusophone Guinée Bissau (depuis 1997).
Au cours de la dernière décennie, le franc CFA a fait partie des monnaies les plus stables du continent, avec une dépréciation de seulement 18,5 % par rapport au dollar. Par ailleurs, la zone franc a également affiché le niveau d’inflation le plus faible du continent au cours de ces dernières années (environ 2 % en moyenne annuelle sur la décennie 2012-2021, et environ 6% en 2022), ainsi que le niveau de croissance économique le plus élevé (3,5 % en moyenne annuelle sur la décennie 2012-2021, et même 4,2 % hors cas très particulier de la Guinée équatoriale pétrolière, contre seulement 2,3 % pour le reste de l’Afrique subsaharienne). Une croissance notamment tirée par la zone UEMOA, qui constitue la plus vaste de forte croissance du continent, bien qu’elle n’en soit pas la plus pauvre (5,7 % en moyenne sur la période 2012-2021).
*Ilyes Zouari est Président du CERMF (Centre d’étude et de réflexion sur le Monde francophone) – Courriel : info@cermf.org