L’Institut Mozdahir au Sénégal et son président Chérif Muhammad Ali Aïdara, dans le contexte du rapprochement politico-religieux entre sunnites et chiites.
par Maria Poumier
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L’Institut Mozdahir au Sénégal et son président Chérif Muhammad Ali Aïdara, dans le contexte du rapprochement politico-religieux entre sunnites et chiites.
par Maria Poumier
Nous sommes sous le choc de l’annonce du rétablissement des relations diplomatiques entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Hamdoulilah ! Il y a lieu de célébrer l’évènement, et de se réjouir du changement de paradigme mondial que cela entraîne, grâce au ferme parrainage de l’accord par la Chine. Comme le dit CL, animatrice du site Les grosses orchades et les amples thalamèges, « Xi Jingping n’a pas l’habitude de se mobiliser sur des queues de cerises ». Inch Allah!
Or l’Afrique est un gros enjeu tant pour la Chine que pour la Russie. Comment va se faire la redistribution des cartes sur le terrain ? Et comment vont se réorganiser les relations entre chiites et sunnites dans l’Afrique francophone, très majoritairement musulmane, à partir de chaque centre islamique menant une œuvre éducative et caritative ?
Chérif Muhammad Ali Aïdara est le fondateur et président de l’Institut Mozdahir International, créé en 2000 au Sénégal. Dans ce pays, où 95% de la population est musulmane, il a su développer un réseau de centres islamiques pour la scolarisation des enfants, au cœur des villages, de sorte que les enfants ne soient pas séparés de leurs familles ; il donne des bourses à ceux qui poursuivront des études, il achète des terres pour les donner en propriété aux familles, afin qu’ils développent l’agriculture vivrière et qu’ils vendent leurs excédents sur les marchés locaux. L’Institut Mozdahir participe aussi au reboisement de régions jadis forestières, a la fierté d’avoir planté 4 millions d’arbres. La Kenyane catholique Wangari Maathai, bien soutenue par le futur président Obama, a reçu un prix Nobel de la paix en 2004, pour en avoir planté un million. Mais le « musulman authentique » Chérif Aïdara reste un inconnu, et ses réalisations, qui s’étendent à toute l’Afrique de l’ouest francophone, ignorées. Jalousies, conflits religieux ou politiques ? Chérif est un entrepreneur et un pionnier. Et s’il était aussi un prophète ?
Son père, sage soufi malékite reconnu par la communauté peuhle, habitait à une époque aux Mureaux. Ses prêches rassemblaient des centaines de musulmans. Un jour, Chérif tombe, en voulant rentrer dans l’immeuble, sur un habitant français plein de ressentiment, car il s’était fait rosser à l’entrée de la grande salle. On lui explique la situation: c’est un Français qui pue la bière, un être impur. Alors, Chérif Al-Hassane Aïdara (le père de Chérif Muhammad Ali Aïdara) le réhabilite en tant que frère en humanité, quelles que soient les coutumes de sa tribu, bretonne, normande, savoyarde ou autre, en passant outre les différences de religion : « il a bu, oui, mais c’est vous qui êtes ivres », conclut-il, après quoi tous les deux devinrent amis. Et Chérif le fils de conclure : « Comme disait le prophète Ali, il n’y a que deux types d’hommes : celui qui est mon frère dans la foi, et celui qui est mon semblable dans la Création divine, et tous ont les mêmes droits et les mêmes devoirs ».
Cherif a hérité de son père son charisme, et sait aussi créer d’autres paraboles à partir de situations vécues. Ainsi, se trouvant à la Mecque à titre d’interprète d’un ministre invité, il assiste à un débat sur les meilleures techniques chirurgicales modernes pour couper la main à un voleur, de façon à favoriser la cicatrisation, et à atténuer la douleur pour le patient ; il intervient alors et publie une lettre ouverte sur le sujet. Il rappelle et confirme que le Coran préconise bel et bien de “couper” la main au voleur, comme cela se pratique encore en Arabie saoudite mais à condition que soient remplies dix-huit conditions, ce qui limite sérieusement les occasions d’appliquer la peine ; puis il coupe court aux réflexes de férocité et aux impasses juridiques sans fin sur lesquels le droit et la jurisprudence islamique se sont cassé les dents, avec un argument définitif : « certes, il faut “couper” la main qui ne respecte pas la loi, mais le Coran n’a jamais parlé de “trancher”, car l’amputé ne pourrait alors pas faire ses ablutions, ni saluer correctement, ce qui est prescrit pour tout musulman ». Grâce à cette argumentation qui parle aux musulmans, le sang vivifiant de l’esprit, du châtiment éducatif, de la pédagogie, de l’humanité, donnant accès au pardon, au repentir, à la conversion, circule à nouveau dans les veines de chacun : le condamné, le juge, le bourreau, tous peuvent à nouveau se serrer la main, en humains égaux sous le regard de Dieu. L’irréparable est écarté par le bon sens, car qui pourrait rendre sa main à un condamné repenti mais amputé ? Et le peuple, sarcastique, souligne un problème supplémentaire : comment certains pourraient-ils faire trancher des mains, alors qu’ils sont eux-mêmes les voleurs en chef ?
On appréciera la simplicité de l’argumentation, alors que cette question a alimenté des siècles de controverse (voir https://www.persee.fr/doc/horma_0984-2616_2003_num_48_1_2094 « les juristes musulmans face à la peine de la main coupée », par Boubker Lamrani ; in Horizons maghrébins 2003, n° 48. Le droit canonique chrétien connaît aussi de ces chicanes séculaires.
Partant de la mutilation judiciaire, il est intéressant de constater que dans l’islam comme dans la chrétienté, on débouche vite sur la question d’une intense actualité : l’homme est-il le propriétaire de son corps, ou d’une partie de celui-ci ? N’y a-t-il pas vol, si on l’ampute ? Peut-on vendre ou donner tout ou partie d’un corps, le sien ou celui d’un autre, un rein, un ovule, un embryon, un enfant ? Peut-on se vendre au plus offrant, ou sous la contrainte de la misère ? Est-il plus acceptable de donner que de vendre ses organes, de son vivant ou après sa mort ? L’État peut-il statuer que la personne en état de mort cérébrale autorise implicitement d’être dépecé pour les besoins de la recherche ou de la médecine, « pour sauver des vies » comme on dit ? Et si on coupait la main ou la tête seulement aux voleurs en chef, ceux qui pillent leur peuple, ceux qui pour vendre des armes volent la vie et l’âme des gens et les jettent dans des guerres comme chair à canon, sans se risquer personnellement sur le champ de bataille ? Le débat fait rage…
Chérif, qui sait bien sûr tout son Coran par cœur, et discute en arabe, en français, en anglais, en wolof et en d’autres langues encore, fait apprendre par cœur également le Coran aux enfants ; ce faisant, il les structure moralement pour la vie en société, et pour la vie spirituelle. Il complète son enseignement en signalant que 50% des choix imputés à la fidélité à l’islam sont des falsifications.
Le Sénégal a une constitution laïque ; les confréries y jouent un grand rôle, assurant une bonne part de la protection sociale. Mais ce n’est pas suffisant, et l’ONG montée par Cherif attire sur ses centres Mozdahir un million de musulmans sénégalais, dix millions pour l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest. Et il y a une demande de structures Mozdahir au-delà de l’Afrique de l’Ouest, dans le monde arabe, dans les Caraïbes et partout où les villageois sont abandonnés à leur misère. Pour les enfants des rues, spectacle désagréable pour les touristes et les gens de bien, les gouvernements font des rafles et tentent de les socialiser dans des orphelinats en ville. Chérif, lui, les ramène dans leurs villages, leurs familles, et il fait ouvrir des « maisons d’accueil ». La communauté locale les traite en enfants du village dont tous les adultes sont responsables, qu’ils soient orphelins, ou perdus après avoir été déplacés. Les structures Mozdahir apprennent aux jeunes hallucinés par les images paradisiaques que donnent la télé et les écrans de l’occident, qu’il est juste et bon de vouloir voyager, de connaître du pays, mais jamais en se mettant en danger par la traversée du désert puis les périples mortels en « pirogues » sur la mer.
Le Sénégal est pour l’instant à l’abri de Boko Haram et autres mouvements terroristes qui sévissent au Mali. Mais Chérif Ali Aïdara a déjà réchappé à plusieurs attentats. Une fois, suivi méthodiquement dans les rues par un agent de la CIA, il s’est retourné et lui a demandé pour qui il travaillait, avec tant de bonté qu’il a su instaurer la bonne foi et la confiance, et l’individu est devenu l’un de ses disciples.
Il faut faire connaître cette dynamique, il faut protéger Chérif le maître ainsi que ses disciples, en relayant, en faisant fleurir sa notoriété : ce qu’ils appellent « l’islam authentique », d’autres l’appellent le chiisme, implanté depuis les origines de l’islam en Afrique, voire l’influence iranienne repérée comme telle dans le Niger anglophone…
Ils sont les plus proches de notre ancêtre pygmée Lucy, disons comme Darwin, pour simplifier, proches des singes, alors qu’il est tellement plus excitant de se prendre pour le Nord, et de s’identifier comme descendance choisie des Vikings géants, par le corps et l’esprit. D’autres, comme Dieudonné, rappellent que parmi les premières femmes callipyges qui hypnotisaient les explorateurs au XIX° siècle, l’une fut proprement embarquée de force puis empaillée, et muséifiée à ce titre, après maintes exhibitions. Kant et Hegel sont les grands penseurs de l’universel, paraît-il. Mais ce sont aussi les grands justificateurs devant la conscience européenne de l’abaissement de l’Afrique ; et cela pour longtemps, bien après que soient passées de mode les justifications de l’esclavage transatlantique par les récits bibliques (à l’unisson avec les réflexions d’Aristote sur l’esclavage de certains comme un fait de nature).
L’Europe a laïcisé le thème de la malédiction des fils de Cham par le patriarche Noé, l’a rationalisée, mais non pas extirpée : on a vu avec quelle condescendance Sarkozy reprenait publiquement, à Dakar même, le thème du « continent qui n’est pas encore entré dans l’histoire », ce qui lui paraissait aller de soi, et ce n’est pas fini, car c’est souvent implicite ou inconscient. Et maintenant, David Hume, Darwin, Sarkozy débouchent sur Macron se faisant chasser d’Afrique… Décidément, du tribal à l’universel, on n’a jamais fini de surmonter le tribalisme blanc. L’universel passe par l’enracinement, mais le dénigrement est toujours un recul.
Penseur de l’enracinement dans le terroir, et dans la respiration chaleureuse des traditions, Simone Weil fut par ailleurs le chantre de l’universalité du christianisme en tant que religion du pardon, contre la loi du Talion et de la vengeance tribale. Elle était quelque part spirituellement « pigmentée », ou métissée, comme on voudra, ce qui s’accorde avec sa recherche d’humilité, au service des humbles. En ce sens, elle était proche des Nèg’ (comme ils s’appellent eux-mêmes, en référence au fleuve Niger) et comme elle on peut espérer atteindre le fond du puits de la sagesse en suivant son raisonnement, selon lequel les fils de Cham sont en fait bénis de Dieu, par l’humiliation qu’on leur fait subir.
Au moment où Israël et les néoconservateurs américains, du haut de leur hubris sans limite, rêvent encore d’attaquer militairement l’Iran, et en attendant, font tout ce qu’ils peuvent pour armer et financer en Afrique des bandes armées « islamistes » fanatiques, il est temps de souligner le courage des chiites africains et la sagesse de leurs dirigeants, profondément pacifistes. L’Irak, qui est réputé abriter le tombeau du patriarche Noé, est un sanctuaire millénaire de la concorde entre élites des deux confessions, chiite et sunnite, et déjà avant l’assassinat du général Qassem Soleimani les waqfs respectifs se battaient contre Daesch et pour la réconciliation à l’échelle internationale entre Arabie saoudite et Iran. Puisse la nouvelle donne géopolitique et la saison intense du Ramadan 2023 consolider les alliances dans l’esprit entre musulmans, en Afrique francophone aussi. Oui, Dieu fait des miracles tous les jours, mais certains sont plus voyants que d’autres, même pour les aveugles.