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18 avril 2024

Le 8 mai 1945 à Guelma et la presse française de l’époque


Le 8 mai 1945 à Guelma et la presse française de l’époque

Durant des décennies, depuis 1985, cette tribune avait, dans une version courte, été proposée à plusieurs journaux français (Le Monde, Libération, L’Humanité, La Croix, etc.). Aucun n’en avait voulu. Pour cause « d’actualité surchargée » ou, m’écrivit deux années de suite la rédaction-en-chef du Monde, parce que « le sujet avait été traité plusieurs fois » (sic). 

Chaque année, je faisais la même proposition, et, bien sûr, en 1995 et 2005. Peine perdue. En 2006, ce fut Politis qui en publia une partie, à l’occasion de la parution de l’enquête de Mahmoud-Marcel Reggui : Les Massacres de Guelma (La Découverte). Plus tard, j’en publiai une version actualisée sur le site Huffington-Post (lequel supprima carrément le passage évoquant Le Monde !), et sur Le Matin.

Si je reviens encore sur le sujet, c’est en réaction au traitement médiatique qui est fait en France des massacres en Ukraine, notamment à Boutcha, par les chaînes d’information en continu, lesquelles n’ont pas cessé (tout comme le président US) d’opposer les « nations civilisées » (l’Occident) au reste du monde, dont la Russie évidemment, oubliant ainsi que, des « Boutcha », leur propre pays en avait commis des dizaines en Asie et en Afrique. Il s’agit aussi de rappeler que, tout comme la presse d’aujourd’hui fait la part belle aux écrits essentialistes de certains de nos auteurs, la presse de l’époque avait fait fi de toute déontologie. Ce que la phrase d’Albert Camus, rapportée plus loin, dit avec force et concision.

Le 19 avril 2015, Jean-Marc Todeschini, secrétaire d’Etat chargé des Anciens combattants et de la Mémoire, s’était rendu à Sétif pour commémorer, avant l’heure, les 70 ans des massacres du 8 mai 1945. « Pour la première fois, devait-il déclarer, à la parole viendra s’ajouter le geste, traduction concrète de l’hommage de la France aux victimes et de la reconnaissance des souffrances infligées ».
Ce geste inédit, de la part d’un membre du gouvernement français, venait avaliser les mots prononcés en 2005 par l’ambassadeur de France, évoquant une « tragédie inexcusable ».

Ainsi, il fallut trois générations avant que la France ne daignât reconnaître les « souffrances infligées » (sic) aux populations du Constantinois !

Pour l’enfant de Guelma que je suis, né un an presque jour pour jour après les massacres, le traitement de ces « souffrances » par la presse de l’époque ne s’explique pas par la seule raison d’Etat. À l’école, je me rendis compte que nombre de mes camarades de classe étaient orphelins de père. Inconsciemment dans une pièce de théâtre (Les Naufragés du temps)* que j’écrirai et monterai plus tard, je « tue » mon père, alors qu’il sera parmi le public de la première représentation !…

Todeschini dépose une gerbe de fleurs devant le Mausolée de la première victime de la répression du 8 mai 1945, Saal Bouzid

Certains passages seront remarqués par Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre – rencontrés en 1970 à Paris, à l’occasion du vernissage de l’exposition « Le joli mois de mai » (1968) d’Hélène de Beauvoir, qui eut lieu au… Moulin Rouge, les galeries parisiennes ayant refusé de prêter leurs murs !
En découvrant mes textes, que lui avait remis un ami commun, commissaire de ladite exposition, la grande dame avait cru que mon père fut l’une des victimes des massacres. C’est alors seulement que je pris conscience de l’effet de transfert qui m’avait fait « tuer » mon père dans la création théâtrale… Ces textes, Simone de Beauvoir les publiera, sur 14 pages, en décembre 1971, dans Les Temps modernes.

Simone de Beauvoir et Jean Paul Sartre

Au cours de la soirée, nous avions évoqué Jacques Charby, le réalisateur du premier long-métrage postindépendance, Une si jeune paix : j’appris que c’est après sa rencontre avec Kateb Yacine qui lui parla des répressions du 8 mai 1945 qu’il décida de rejoindre le réseau des Porteurs de valises. Au passage, rappelons que c’est pour protester contre l’emprisonnement de journalistes que le militant Charby refusa la médaille du Mérite décernée par le gouvernement algérien (Liberté, 7-01-2006).

Le “Malaise” du journal Le Monde
Je me souviens, c’était peu après le cessez-le-feu, le lendemain de la disparition de Jean Amrouche (16 avril) : je fis une découverte qui, longtemps, sera pour quelque chose dans ma suspicion irraisonnée à l’égard de la presse française…

C’était donc à Guelma (dans le « 9.3 » de l’époque que fut le département de Constantine), alors que j’aidais au rangement d’un local jouxtant le domicile familial (« Dar Ouled-Nwayels »), connu pour avoir abrité des réunions clandestines, je tombai sur une pile de journaux (Le Monde, L’Aurore, La Croix, Le Parisien libéré, L’Humanité, Libération, Témoignage chrétien) que je ramenai secrètement chez moi, avec le sentiment d’avoir mis la main sur un trésor de guerre. Sur une page défraîchie, mon regard fut accroché par la une du Monde, daté du 18 mai 1945 : sous le titre « Malaise français », un article traitant de la répression (Guelma, Sétif et Kherrata).

L’humanité du 11 mai 1945

Le texte se terminait par un « À suivre » qui restera mystérieusement sans suite (Le journal, interrogé par courrier en 1990, ne s’expliquait pas cette « suite » introuvable).

En marge de l’article, une main anonyme avait griffonné une phrase attribuée à Albert Camus, une phrase-choc que je ne résistai pas à consigner dans mon cahier de textes de collégien : « Les journalistes français doivent se persuader qu’on ne règlera pas un si grave problème par des appels inconsidérés à une répression aveugle ». Je retrouverai plus tard la phrase dans un numéro de Combat, puis dans Actuelles III.

Pour les médias d’alors, il ne faisait aucun doute qu’à l’origine de ces émeutes il y avait la sécheresse et la famine. Aucun journal n’eut l’idée de mener sa propre enquête.

C’est ainsi que l’opinion publique accueillit sans états d’âme la version gouvernementale du « complot antirépublicain », une thèse qui faisait fi des faits établis par le rapport du général Tubert : la mission, rappelée trop tôt à Paris par le général de Gaulle, n’aura pas l’occasion d’entendre M.-M. Reggui, ni de lire son enquête, menée à chaud, sur la répression aveugle qui emporta, avec deux milliers de Guelmois, sa sœur et deux de ses frères.

Reportage de “Ce soir” du 13 avril 1946

L’enquête de Mahmoud-Marcel Reggui
Né en 1905 à Guelma, converti au catholicisme, l’homme était professeur de lettres à Tunis. Ami de la revue Esprit, il fut un proche de Jean Amrouche, à qui il confiera son manuscrit sur « la furie des milices coloniales ». L’homme était peu suspect de nationalisme, et croyait sincèrement aux vertus de l’assimilation. La vérité qu’il allait découvrir le fera déchanter : « Les événements de Guelma ont signé la mort de l’assimilation, dont nous sommes un dernier témoignage, et ont signifié à la colonisation qu’elle était déchue de toute autorité morale pour se maintenir, autrement que par la force » (p. 133). Son enquête, d’une minutie impressionnante, restera soixante ans au fond d’un tiroir, avant d’être exhumée en 2006 par Pierre Amrouche, le fils de Jean. Pourquoi si tard ?

En préface, l’historien Jean-Pierre Peyroulou écrit : « Le silence général en métropole sur les “événements” (…), le rôle d’intermédiaire que joua son ami J. Amrouche entre De Gaulle et Ferhat Abbas en 1959, l’engagement de Reggui et Amrouche en faveur d’une indépendance négociée, cette conjonction historique finit sans doute par rendre impossible la publication du manuscrit » (p. 30). Mais ni J.-P. Peyroulou ni P. Amrouche, dans son introduction, ne nous éclairent sur les raisons qui décidèrent de la publication de l’enquête dix ans après la disparition de son auteur. Il faut préciser qu’à Guelma, le livre avait de quoi déranger les familles des quelques notables, désignés nommément, qui contribuèrent d’une certaine manière à l’hystérie des milices coloniales…

À l’origine des massacres, confirme l’enquête, fut cette marche pacifique et sans armes (contrairement à ce que soutiendra la presse) qui se déroula le jour même des célébrations de la victoire sur le nazisme : « Il était 18h quand le cortège s’ébranla… Partis de la ville haute, (les manifestants) se dirigeaient vers le monument aux morts pour y déposer plusieurs gerbes de fleurs. Ils arboraient les drapeaux des Alliés, de la France, de l’Algérie autonome et des pancartes : ” Vive la démocratie ! ; Vive l’Algérie ! ; Libérez Messali ! ; Vive la Charte de l’Atlantique ! ; À bas le colonialisme ! ” ».

C’est cette manifestation qui sera réprimée dans le sang par les Milices d’ordre et les hommes du sous-préfet Achiary (un ancien SFIO passé au RPF avant de faire partie des créateurs de l’OAS). Ces slogans n’apparaîtront dans aucun compte-rendu de presse : on insistera plutôt sur la « présence d’agitateurs arabes » (Libération, 12 mai 1945), des « milices vichyssoises » (L’Humanité, 16 mai), alors que le Parisien libéré (17 mai), entre un article de Vercors (« Après la victoire, le combat contre soi-même ») et un entrefilet (« Hitler n’est pas mort, pense Churchill »), stigmatisera « l’appui d’éléments antirépublicains et de certaines influences étrangères ».

La Croix, Le Monde : un même article doublonné !
Le 15 mai, sous le titre “Les troubles d’Algérie”, le journal La Croix évoque des « difficultés de ravitaillement chez les tribus berbères frustes et misérables ». Le même article, non signé et sans référence ni d’agence ni de correspondance particulière, se retrouvera le soir-même dans Le Monde, sous le titre “Les émeutes sanglantes de Sétif”, avec un curieux changement d’adjectif : les « tribus frustes et misérables » de La Croix deviendront, dans le journal de Beuve-Méry, des « tribus incultes et misérables ». S’agissait-il d’une dépêche du service de presse gouvernemental ou tout bonnement d’une pige doublonnée ? La question que je posai aux deux rédactions, en avril 1995, restera sans réponse.

Durant des années, nous fûmes quelques-uns à proposer, en vain, tribunes ou témoignages sur la question. Notre insistance relevait, à nos yeux, d’un droit. D’un droit de réponse que la presse parisienne nous devait… 

Le « Malaise », qui fit la une du Monde, le 18 mai 1945, était annoncé dès le 12 mai par Libération : « Un malaise qui n’a cessé de se développer depuis plusieurs mois ». Il durera en fait plusieurs décennies. Des décennies de chape de plomb. Ce n’est, très curieusement, qu’à partir des années 1990 (autrement dit à partir de cette « guerre civile » que journalistes et intellectuels parisiens s’empressèrent de baptiser, comme à dessein, la « Deuxième guerre d’Algérie ») que les médias français commenceront à s’intéresser à la question. En 1995, le cinquantenaire de cet « événement », avec battage médiatique concurrentiel des deux côtés de la Méditerranée, força des journalistes à sortir de leur discrétion, et c’est ainsi que les médias ouvrirent le dossier, appelant à la rescousse historiens et universitaires en charge des pages obscures de l’histoire de la France coloniale.

Des fours à chaux pour sépultures
Les résistances rencontrées par le documentariste Mehdi Lallaoui (« L’autre 8 mai 45 », 1995), tout au long de son travail d’investigation, en disent long sur l’entreprise d’occultation et le fameux malaise qui a grevé l’inconscient collectif de trois générations de journalistes…

Le souvenir de ces massacres (qui, selon les sources, firent entre 10000 et 30.000 victimes – 45.000, selon Alger) avait de quoi troubler durablement les consciences. Pour la simple raison que notre 8 mai 45 a le « tort » d’avoir eu lieu le 8 mai 45 : le jour même où la France et les Alliés fêtaient leur victoire sur la barbarie nazie ! Or, que nous disent les témoins de Marcel Reggui ? Que du soir au matin, à l’annonce de la visite du ministre de l’Intérieur, Adrien Tixier (qui n’aura lieu que le 26 juin), « on empilait dans les fours à chaux (des minoteries Lavie, à Héliopolis, près de Guelma) les corps des fusillés… Pendant dix jours, on brûla sans discontinuer. L’odeur à la ronde était insupportable. Il suffit d’interroger les habitants de l’endroit. C’est pour cette raison que nous n’avons jamais pu retrouver les corps de ma sœur et de mon frère cadet… »

Les tueries du 8 mai 1945

Marcel Reggui, décédé en 1996, se voyait comme « le dernier témoignage de l’assimilation ». Au moins n’aura-t-il pas eu à souffrir de l’article 4 (supprimé finalement par Jacques Chirac) de la loi du 23 février 2005 et de son « rôle positif », lui pour qui « L’autre 8 mai 45 » avait définitivement « déchu la France de toute autorité morale ». Et, aujourd’hui, ce sont les mêmes médias de l’ancienne puissance coloniale qui font la leçon aux Russes au nom des « nations civilisées » !…


Salah Guermriche est essayiste et romancier. Parmi ses ouvrages : Algérie 2019, La Reconquête – les six premiers mois du Hirak, textes et photos (Orients-Editions, 2019) ; Aujourd’hui, Meursault est mort (eBook, 2013 ; Frantz-Fanon, 2017) ; Alger-la-Blanche. Biographies d’une ville (Perrin, 2012) ; Abd er-Rahman contre Charles Martel (Perrin, 2011) ; Dictionnaire des mots français d’origine arabe (Seuil, 2007) ; Un été sans juillet – Algérie 1962 (Le Cherche-Midi, 2004) ; L’Homme de la première phrase (Rivages / Noir, 2000).

ENCADRÉ :

« Dès l’arrivée (de l’enquêteur) à Guelma, le 12 juin 1945, le sous-préfet intérimaire, M. Tem, l’avais mis en garde contre un excès de curiosité (…) Le jeune lieutenant était plus téméraire. Était-ce son âge, et le sauf-conduit personnel du gouverneur général qu’il portait sur lui ? Il dénombra 18 morts près de la ferme Cheymol, sur la liste que lui avait remise le gérant de la ferme H…, propriété d’un riche musulman.

Les victimes étaient de très jeunes enfants, des jeunes femmes, une grand-mère. Parmi les assassins, tous miliciens européens, il y avait un fermier voisin. Le gérant avait lui-même perdu son épouse Messaouda, 38 ans, son fils Saïd, 13 ans, sa fille Hafsia, 16 ans, son neveu Brahim, 5 ans, sa nièce Aïcha, 5 ans, son frère Mohammed, 33 ans, tous exécutés par les tueurs de la milice civile au fusil-mitrailleur, au revolver et au fusil, ainsi que le confirme l’expertise du lieutenant.

Des charniers. “Il y en aurait de très nombreux le long des routes (…) Le lieutenant signale, lui, un charnier parmi d’autres, à l’angle de la route d’Héliopolis, au lieu-dit Keff-Boumba. “Il comprend 4 tranchées d’une longueur de vingt à vingt-cinq mètres, et contenant chacune une vingtaine de cadavres. “Des charniers, il y en avait dans toute la région, et jusqu’aux entrées de Guelma.

Ceux-là, creusés à la hâte, étaient pleins à ras bord (…) Les listes étaient dressées par l’inspecteur B… des Renseignements généraux qui utilisait les archives du service. Les dix premières arrestations furent celles de militants du Parti du peuple algérien fusillés par la police d’Etat, au petit matin, dans la cour de la prison civile où ils avaient été écroués sans mandat de dépôt. L’exécution dans la cour de la prison avait été bruyante. Les dix Algériens assassinés avaient chanté des chants nationalistes jusqu’au moment où les coups de feu les firent taire. Et la prison était trop exiguë pour recevoir tous les Musulmans raflés chaque nuit. Aussi, très vite, la gendarmerie apporta son concours.

Guelma, éléments de la milice (11 mai 1945)

La plupart des Musulmans arrêtés (2 500 au total, selon l’adjudant-chef de gendarmerie C…) sont dès lors amenés à la gendarmerie (…) Chaque matin, à 6 h, un camion fourni par les Ponts et Chaussées conduit hors de la ville une vingtaine d’hommes. Il est escorté par des miliciens et des gendarmes. “Après quelques minutes, le camion s’arrête, les condamnés sont alignés au bord de la route et exécutés sans autre forme de procès, le camion rentre ensuite en ville. Le soir, une demi-heure avant la tombée de la nuit, nouveau voyage“.

Ce système de “promenade sur la route du Sud”, disaient les gendarmes, “fut pratiqué pendant 6 à 10 jours (…) Avec la venue des grandes chaleurs, vers le 20 juin, il devint urgent d’aviser. (…) Miliciens civils et gendarmes firent donc déterrer les corps et transporter les débris humains par trois camions des Ponts et Chaussées.  Amenés au lieu-dit Fontaine Chaude, ils y étaient mêlés à des branches d’oliviers et brûlés dans un four, à chaud, par des prisonniers de guerre italiens au service de Monsieur Lavie, le plus riche colon du Constantinois. Au dernier voyage, pour éviter que ne parlent les trois chauffeurs musulmans des camions, l’un d’eux, employé à la Société indigène de prévoyance, fut abattu devant ses camarades. Ainsi se fit à Guelma et dans sa région la répression civile de l’insurrection arabe du Nord constantinois, en mai-juin 1945 ».

*Extrait de : Jean-Louis Planche, « La répression civile du soulèvement, mai juin 1945 », in La Guerre d’Algérie au miroir des décolonisations, Actes du colloque en l’honneur Charles-Robert Ageron (Société française d’Histoire d’Outre-mer, 2000,

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