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28 avril 2024

« Il faut que la France reconnaisse le génocide des Tsiganes »


Je vous écris au sujet du mémorial tsigane prévu à Montreuil-Bellay, sur l’emplacement du camp où mon mari et toute sa famille ont été internés. Je suis âgée de 81 ans et vis en caravane. Ce musée coutera l’argent que vous devriez prendre pour éponger la dette que la France a envers nous. Réparer, c’est possible, en créant des terrains familiaux, du logement social, des aires d’accueil bien aménagées, en respectant nos droits. Ce que je voudrais, c’est que le mémorial mette fin aux discriminations, au racisme. Par Anna Lagréné-Ferret, à Elisabeth Borne.

Anna Lagréné-Ferret (avatar)

Anna Lagréné-Ferret

Défenseuse de la culture et la langue manouche et de la liberté de voyager

Madame Borne,

Madame la Première Ministre,

Je me permets de vous écrire au sujet du mémorial tsigane prévu à Montreuil-Bellay, sur l’emplacement du camp où mon mari et toute sa famille ont été internés. Je suis âgée de 81 ans et vis sur un terrain pour Gens du voyage, en caravane. Je me demande pour qui est fait ce musée. Pour mettre quoi ? Il n’y a plus rien, il ne reste rien du camp.  Peut-être des lettres, des photos ? Mais ça va nous avancer à quoi, nous ? Ça va nous donner quoi, à nous, les « nomades », les Voyageurs ? A nos enfants, nos petits-enfants, nos arrières petits-enfants ?  On va aller voir comment nous avons été persécutés pour nous mettre dans les carnets anthropométriques parce qu’il n’y aura que ça dans les archives ?  Tout cela sera dans ce musée. Les jeunes qui vont voir toute cette douleur qu’on a subie, ça va attiser de la haine dans leur cœur. Quand on ne voit pas, la peine est moins dure. Quand on voit, on se dit : mais ce n’est pas possible ! Vous allez mettre des fortunes dans ce musée pour faire voir la souffrance qui nous a été faite ? Et nous ? On va aller voir tout ça ? Et il y a encore des choses qu’on ne sait pas.

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J’ai des choses dans ma famille, du côté de mon mari. Il avait sa carte de déporté. Son père avait plein de papiers, son carnet anthropométrique. Normalement, on va nous dire, on va vous prendre ça pour l’exposer. Alors nos enfants, nos petits-enfants, nos arrières-petits-enfants – parce que nous, on ne sera plus là parce qu’il faudra des années pour mettre tout ça en exposition – nos petits-enfants vont voir ça et se dire : mais, ce n’est pas possible. C’est quoi la France ? Qu’est-ce qu’elle a fait à nos familles la France ? Ils ont été d’accord pour ce génocide. Pourquoi ? Les gens du dehors qui vont venir des autres pays, ils vont dire : la France, elle expose sa misère. Elle expose la haine qu’elle a eue pour les gens du voyage. Il y a d’autres pays qui ont bien accueilli les gens du voyage. Et d’autres pays où c’est atroce. Mais en France, le pays des droits de l’homme ?

Alors ça va faire quoi comme résultat ? Ça va coûter beaucoup d’argent que vous devriez prendre pour éponger la dette que la France a envers nous. Parce qu’elle a une dette envers nous. Une dette qui n’est pas payée. Parce que nous, maintenant, on n’a rien. Donc cette dette là, il faut qu’elle soit épongée avant pour qu’on puisse être libres et en paix pour aller visiter le musée. Moi je dis, c’est ma pensée à moi, c’est ce que je ressens dans mon cœur : il faut éponger la dette avant, la dette depuis la guerre. Tout ce qu’on n’a pas eu et on a toujours rien. Éponger la dette est impossible, mais réparer c’est possible, en améliorant dès maintenant le présent qui prépare le futur. Exposer tout ça mais dire ce que la France aura fait de bien après. Ça, ça serait apaisant.  Après nous, notre descendance, nous pourrons être en paix dans le musée.

Après la guerre, ils auraient dû commencer par le commencement : commencer par aider les gens du voyage à se reconstruire, les Tsiganes, les assimiler, dans le bon sens. Là, maintenant, pour le mémorial, il faudrait consulter tous ceux qui ont vu, qui ont vécu cette histoire. Il faut que la France reconnaisse le génocide des Tsiganes. Il faut éponger la dette en créant des terrains familiaux, du logement social, des aires d’accueil bien aménagées. Il faut nous donner droit aux allocations logement parce que nos caravanes sont nos logements, nos habitations. Il faut que notre histoire soit inscrite dans les livres scolaires et nous donner droit au CNED pour les enfants, les jeunes mais aussi tous les adultes restés illettrés.

On dit 1800 Tsiganes internés à Montreuil-Bellay mais combien dans les autres camps ? Sans oublier tous ceux qui sont morts après la guerre des suites des mauvais traitements, de la maltraitance, de maladie, dans l’oubli. Toujours victimes de racisme et de la pauvreté, discriminés. Nous sommes imprégnés par ce passé douloureux quand nous avons tout perdu. Sans jamais avoir eu de reconnaissance, de compensations, de réparations.

Le mémorial devrait rappeler que nous avons notre culture. Pour que notre culture ne soit pas oubliée par notre descendance, c’est très important de pouvoir se rassembler, l’été, en famille, sous des chapiteaux, pour la musique, les chants, la religion. Notre culture, c’est être ensemble sur des espaces verts, conçus pour nous. Qu’on soit bien accueillis et pas dénoncés comme des occupants illicites. L’été est le seul moment de l’année qui permet ce partage. Il faut que les maires réquisitionnent des terrains pour permettre ces rassemblements nécessaires pour sauvegarder notre culture. Il faut que les maires rappellent à la population que nous avons le droit de vivre selon notre culture et que l’usage des terrains communaux n’est jamais gratuit.

Madame La Ministre, si le mémorial est pensé avec nous, les Voyageurs, les gens pourraient nous connaître et nous comprendre et donc ne pas s’opposer aux maires qui veulent bien nous accueillir. Moi ce que je voudrais, c’est que le mémorial mette fin aux discriminations et au racisme d’aujourd’hui.

Anna Lagréné-Ferret

Illustration 2
Invitation reçue par Anna Lagréné Ferret et son mari, Michel Lagréné, ancien interné du camp, en 2016 pour assister à la cérémonie en hommage au "nomades" internés en présence du Président François Hollande.
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